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Zelba (Le Grand Incident) : « Je dessine avec ma main et mon cerveau, pas avec mon utérus » [INTERVIEW]

Par Romain GARNIER le 6 mai 2024                      Lien  
Présente au Pop Women Festival de Reims (7, 8 et 9 mars 2024), Zelba venait y défendre sa dernière bande dessinée, Le Grand Incident. Celle-ci a connu, plusieurs mois durant, un engouement en librairie. Il faut dire que cet album, publié par Futuropolis dans la collection en partenariat avec le Louvre, brille à la fois par ses choix graphiques et son propos finement développé à travers une fable burlesque. Pour ActuaBD, l'autrice a accepté de revenir sur le processus de création de cet album, son regard sur le Louvre, la façon de concilier récit et pédagogie, ainsi que ses réflexions féministes. On commence la visite ?

Pourriez-vous nous expliquer comment est né ce projet qui s’inscrit dans une collection qui est partenaire du Louvre ? Vous y succédez d’ailleurs à des auteurs comme Naoki Urasawa, Jiro Taniguchi ou Enki Bilal.

Zelba : J’ai eu cette gentille invitation de la part de Sébastien Gnaedig, mon éditeur chez Futuropolis, juste après avoir bouclé Mes Mauvaises Filles que j’ai littéralement fini sur les genoux. Jamais un projet n’aura été plus difficile à mener à bien. Je me suis alors dit ce serait probablement mon dernier. Peut-être un cycle qui se terminait puisque c’était le livre pour lequel j’avais commencé à faire de la BD, afin de parvenir à raconter cette histoire.

Et Sébastien m’a dit « C’est dommage parce que je voulais te faire une proposition ! », celle de rentrer dans la collection Louvre, dont je connaissais certains ouvrages. Je me suis dit waouh ! Cela ne se refuse pas.

J’ai quand même dû avouer que je n’avais jamais mis les pieds au Louvre, donc je suis vraiment venue en impostrice. (rires) Mais je pense que ce n’était pas plus mal. Bien sûr, je connaissais beaucoup d’œuvres qui sont au Louvre. Dans le cadre de mes études, j’ai aussi fait de l’histoire de l’art, je n’étais donc pas complètement novice. Mais c’était vraiment la première fois que je venais, et l’histoire que j’ai écrite pour cette collection s’est construite à partir de plein d’éléments qui m’avaient frappé.

Petit à petit, plus je creusais, plus cela me sautait aux yeux. À commencer par la collection Futuropolis - Musée du Louvre où je n’ai pas trouvé d’autrice seule aux commandes au moment où j’ai reçu la proposition. La toute première est Judith Vanistendael dont le livre est sorti six mois avant le mien dans la collection [intitulé Atan des Cyclades - Itinéraire d’un jeune sculpteur]. Et quand je me suis penché sur l’histoire du Louvre, je me suis rendu compte qu’il n’y avait jamais eu de femme à la tête du Louvre, qu’il n’y avait jamais eu de présidente-directrice. Et puis quand on traverse le Louvre et que l’on regarde les œuvres, qu’on cherche les femmes artistes, on peut chercher longtemps.

Zelba (Le Grand Incident) : « Je dessine avec ma main et mon cerveau, pas avec mon utérus » [INTERVIEW]

J’ai intégré cette collection en tant qu’autrice et en tant que femme avec un vécu. J’avais donc envie de parler d’un certain nombre de choses qui bouillonnent depuis un certain temps. Tout faisait écho pour moi. C’était très clair, tout de suite, de quoi il fallait parler. Quand on regarde comment sont représentées les femmes dans un grand nombre d’œuvres, comment est représentée la nudité féminine, on se rend compte que très souvent, les femmes sont abonnées à des poses de soumission, d’humiliation, qu’il existe beaucoup d’attouchements non consentis.

Le consentement... un sujet dont on parle de plus en plus. Au Louvre, il y a des femmes nues partout dans les œuvres. Peut-être qu’un homme regarde cela d’un autre œil qu’une femme. J’ai l’impression qu’on s’identifie toujours un peu plus aux personnages qui nous ressemblent. Si une femme est peinte dans un rôle de soumission, je vais plus facilement me mettre à sa place qu’à celle du personnage masculin fort et dominant. Il y avait là un pont assez cohérent à faire entre cet art ancien et les problèmes qui persistent dans de notre société aujourd’hui, comme le harcèlement de rue et l’invisibilisation des femmes dans bien des milieux.

Le point de départ de votre fable est que les statues du Louvre, désespérées par ce qu’elles subissent de la part du regard masculin, se plaignent mais ne sont pas écoutées, puis en vienne à se rendre invisible. Pour le Louvre, c’est la panique, les statues féminines ne sont plus visibles, de même que les femmes dans les tableaux, etc. Le Louvre est contraint à la fermeture. La décision folle qui est prise pour le rouvrir au plus vite, c’est que désormais, les hommes qui souhaitent visiter le Louvre ne peuvent le faire que nus. Pouvez-vous expliciter ce choix scénaristique ?

Z : Quand on prête attention aux réflexions que font certains hommes face à la nudité féminine, c’était pour moi la suite logique de les mettre à pied d’égalité avec ces statues, ces femmes nues dans les œuvres. Si on se met dans le même état de vulnérabilité, on réagit différemment, je pense.

En faisant un certain nombre d’affirmations féministes, nous avons eu l’impression que vous avez toujours veillé à anticiper et répondre aux questions que celles-ci pouvaient susciter. Par exemple, vous traitez des statues de femmes nues qui se plaignent du regard sexualisé porté par les hommes sur elles, et aussitôt, des statues masculines, nues elles aussi, rétorquent qu’elles ne se plaignent pas. Là, vous expliquez très bien, à partir de vos personnages, que la représentation du nu masculin n’a pas la même finalité que le nu féminin. On a également apprécié les discussions pleines de réflexions et remarques pertinentes entre un étudiant en sociologie et une historienne de l’art.

Z : On ne fait jamais les choses au hasard. Tout est réfléchi. Je fais des livres pour qu’ils soient lus par des personnes qui n’ont probablement pas eu l’occasion, le temps ou la possibilité de faire les mêmes recherches que moi. Là je m’inscris dans une collection, c’est une invitation, et même si c’est une carte blanche et que j’étais libre de faire ce que je voulais, c’était quand même le Louvre qui m’a ouvert ses portes. Je n’avais pas envie qu’on puisse lire entre les lignes une critique envers le musée. Ce n’est pas la faute du Louvre si ces inégalités persistent.

Bien sûr, j’aurais pu être beaucoup plus virulente, plus agressive, mais ça ne correspond pas à ma nature. Je vais donc faire passer les messages à ma manière et toujours, je l’espère, avec un peu de tendresse. Et cela en incluant les hommes, en les prenant avec moi au lieu de leur balancer à la tête « vous êtes tous des cons ! ». Ce que je ne pense pas. Je ne pouvais pas écrire une histoire qui condamne tous les hommes. Ce n’est pas le but.

J’ai essayé de répartir les rôles positifs et les rôles peu sympathiques à parts égales entre les personnages masculins et féminins. Toutes les femmes ne sont pas des petits êtres doux et sympathiques. Selon moi, le féminisme c’est aussi de mettre en scène des femmes très ambitieuses, avec les dents qui rayent le parquet, comme la jumelle de mon binôme à la tête du Louvre. Donc oui, tout cela était réfléchi.

Est-ce que certaines œuvres du Louvre mériteraient davantage de contextualisation afin de désamorcer les représentations de la culture du viol comme l’histoire de Suzanne dans la Bible ?

Z : Je pense que ce serait bien de contextualiser en général, non seulement au Louvre. Je ne suis pas du tout pour qu’on cache les œuvres, au contraire. Mais pourquoi ne pas appeler un chat un chat ? Il serait bien de ne pas juste dire « ah ! Mais c’est magnifique ! ». Oui, c’est un chef d’œuvre, mais ce qu’on voit, c’est un viol. Pourquoi ne pas le dire ? Ce qu’on voit, ce n’est pas normal. Même si c’est extrêmement bien peint. (rires)

On voit bien que jadis, l’art était fait par des hommes pour des hommes, commanditaires ou spectateurs, ce qui explique pourquoi, très souvent, les femmes étaient représentées comme évoqué plus haut. Mais il y avait aussi des hommes qui préféraient les hommes et qui commandaient des tableaux avec des hommes dans des positions de soumission.

On a Saint Sébastien transpercé par des flèches. On a Endymion que je représente dans mon livre, qui se plaint parce qu’à ses yeux il est représenté comme une « gonzesse ». J’ai essayé de me mettre à sa place. Lui c’est un homme nu mais il n’a pas du tout le même rôle qu’Hercule qui est tellement fort qu’il peut être nu pour ses combats, qu’il n’a pas besoin d’armure. Il a ses gros muscles et cela fait l’affaire (rires).

Comment en êtes-vous venue à choisir la forme de la fable ? Est-ce que pour aborder cette question du regard porté sur le nu féminin, la farce et la fable étaient idéales ?

Z : Je pense que c’était la seule manière de raconter cette histoire. Quand je me suis dit que j’allais aborder tous ces sujets pas très drôles, comme la sexualisation de la nudité féminine à travers l’histoire de l’art et dans notre société d’aujourd’hui, mais aussi le plafond de verre que rencontrent beaucoup de femmes dès qu’elles arrivent dans les hautes sphères où cela se masculinise beaucoup, je ne pouvais pas faire autrement. Je me suis dit que je n’allais pas pouvoir faire cela de manière sérieuse, que cela deviendrait trop lourd.

Il valait alors mieux faire ce que j’aime faire depuis toujours, c’est-à-dire raconter des choses pas drôles du tout sur un ton humoristique. C’est peut être aussi parce que je n’avais pas envie que le livre s’adresse uniquement à un public déjà conscient des problèmes abordés. L’humour permet de créer un certain décalage. La plupart de mes personnages sont très caricaturaux, avec de longs nez. Plus ils mentent, plus leur nez s’allonge.

On est ailleurs, dans un Louvre fabulé, mais on traite bien de vrais problèmes. Je pense que la fable est un moyen idéal pour raconter cela. Traditionnellement, les contes et les fables abordent des sujets plutôt graves. Au lieu de faire parler des animaux, je fais parler des sculptures.

Dans Le Grand Incident, nous avons bien ri. Nous pensons aux jeux de mots, aux dialogues de statues antiques avec un langage d’aujourd’hui, les échanges entre Racine et La Fontaine, des slogans de manifestants contre la nudité imposée, le cabinet de redescente émotionnelle. Pour vous, il était essentiel de recourir à l’humour, de vous créer ce terrain de jeu ?

Z : Si j’ai imaginé la situation, j’avais tout de suite les images de ce qui pourrait arriver [concernant le cabinet de redescente émotionnelle] (rires). Les dialogues entre les sculptures, écrits en vers, c’est une contrainte que je me suis fixée. Faire des rimes permet de rendre, parfois, les choses encore plus absurdes. Je ne suis pas poète, ce sont donc des rimes un peu tirées par les cheveux... ou tirées par les poils (rires).

Nous avons adoré votre trait noir et votre jeu de couleurs. Comment en êtes-vous venue à ce choix ? Et quel matériel avez-vous utilisé pour cela  ?

Z : J’avais fait les trois derniers livres sur tablette graphique et mon éditeur du Louvre, Fabrice Douar, m’a dit « Là, pour la collection Louvre, tu vas nous faire des dessins en tradi, hein ! » Allez ! Chiche ! Au départ, cela m’a beaucoup impressionné de revenir vers le papier. C’est tellement confortable, sur l’ordi, de pouvoir annuler un trait quand on a fait une bêtise.

J’ai mis assez longtemps à trouver cet angle graphique. Pour donner la part belle aux œuvres, j’ai décidé d’utiliser de la couleur uniquement pour la représentation de toiles. Un dessin plus épuré et plus caricatural pour l’historie courante a permis aux personnages des œuvres de paraître plus réalistes que les personnages de la fable.

Dans mes albums la couleur est souvent utilisée comme un personnage. Je ne la mets jamais par hasard, il faut qu’elle ait un rôle à jouer. Si je dessine en noir et le reste de l’histoire en une couleur, on va davantage voir surgir les œuvres que si tout était aquarellé de la même façon. Les œuvres ne deviendraient alors qu’une petite partie d’une grande planche. Avec une bichromie tout autour, on les voit vachement mieux.

Je n’avais pas envie de travailler uniquement en noir et blanc. J’ai donc choisi une bichromie de noir et de rouge pour les scènes de jour et une autre de noir et de bleu pour les scènes du soir et de la nuit. J’aime bien me fixer ce genre de cadre. Quand je me trouve au début d’un projet, je peux partir dans toutes les directions et c’est parfois un petit peu intimidant, angoissant même (rires). J’aime bien me fixer un cadre à moi-même dans lequel j’évolue. C’est plus simple.

Pour répondre à l’autre partie de ta question, j’ai travaillé avec de l’encre de Chine, noire, et des encres allemandes rouge et bleue. Sinon, c’est avec des aquarelles sur un beau papier épais. Il fallait que je réapprivoise la plume que je n’avais plus utilisée depuis plusieurs années. Tous les petits personnages et les décors sont dessinés à la plume et les gros plans au pinceau. Comme le papier aquarelle est assez structuré, ma plume faisait parfois ce qu’elle voulait ou comme elle pouvait sur ce papier (rires). La plupart du temps, cela a créé des accidents assez heureux. Ce n’est pas inintéressant quand les choses nous échappent un petit peu.

Nous avons bien aimé le côté absurde et la dimension fable de votre récit, sa dimension surréaliste. Notamment la relation frère-sœur qui dirige le Louvre. Déjà, sur l’aspect physique que personne ne remarque dès lors qu’une moustache et une perruque sont échangées. Tout marche avec une moustache et une perruque. L’un est tout petit, l’autre est super grande…

Z :...Au début, sur mes premiers croquis, je les ai dessinés identiques, le même personnage, une fois en homme, une fois en femme. Mais comme c’est une fable burlesque, je me suis dit que j’allais pousser un peu plus loin et que ce serait vachement plus drôle s’ils ne se ressemblent pas du tout. Ils ont juste le même visage, mais les deux corps ne sont pas pareils, elle est beaucoup plus grande que lui et personne ne le remarque. Là, ça me fait rire.

Est-ce que vous souhaitiez aborder la question de l’invisibilisation du corps féminin dans les sphères de pouvoir, y compris culturel ? Un peu comme Omar Sy de la série Lupin sur Netflix. Certains lui demandent comment il fait pour passer inaperçu. Il répond qu’on ne le voit pas forcément mener ses forfaits parce qu’il est noir, une couleur de peau qui le conduit à devenir socialement invisible aux yeux d’un certain nombre de personnes.

Z : Je n’ai pas vu cette série et je n’ai pas Netflix. Je ne peux donc parler que pour mon personnage de Charline qui, elle, se grime en homme pour être prise au sérieux au poste du président-directeur. C’est terrible. Même elle ne s’en rend pas compte au début. Elle joue avec les règles du jeu qu’on lui a toujours apprises. Elle a dû faire l’expérience que c’était plus simple pour les hommes de se sentir légitime à certains postes et que, en toute logique, il fallait devenir son frère pour occuper ce poste-là. Bien sûr que ce n’est pas la solution aux problèmes du sexisme et de la discrimination de genre. C’est aussi l’histoire d’une prise de conscience.

Mes propres prises de conscience rentrent aussi en jeu. On peut dire qu’elles sont assez récentes. En gros, elles remontes à #Metoo. J’ai 50 ans, j’ai été élevée dans une société patriarcale, dans une famille, elle aussi patriarcale, bien que très ouverte, mais avec un père qui allait travailler et qui ramenait les sous à la maison, tandis que la maman élevait les enfants. Et comme c’était les sous du père, c’est lui qui avait toujours le dernier mot, qui décidait de tout.

Ma mère ne s’est pas beaucoup rebellée. Elle nous a simplement appris à prendre les libertés par-dessous, par derrière, en contournant, comme on chipe une pomme dans l’arbre du voisin. C’est difficile de dépasser ça, de dire haut et fort NON, de réclamer les mêmes droits, les mêmes libertés. Nous sommes tout aussi légitimes, tout aussi compétentes. Il faut juste nous laisser la place de nous exprimer. Enfin, la question de la légitimité demeure un problème...

Vous avez eu le plaisir et l’honneur d’ouvrir le festival d’Angoulême 2024 en dessin. Vous avez dessiné un petit Louvre personnel avec plusieurs personnages féminins de bande dessinée inventés par des autrices. C’était pour vous une manière symbolique d’intégrer du féminin dans un Louvre traditionnellement archidominé par la création masculine ?

Z : Oui, bien sûr, il y avait de ça. Et j’avais aussi envie de faire écho avec une autre prise de conscience, celle du Festival d’Angoulême et du milieu de la bande dessinée en général où les femmes sont encore largement minoritaires et peinent encore à être mises en lumière de la même façon que leurs collègues hommes. C’était ma façon de dire, coucou, on est là ! On fait aussi des choses, qui ne sont pas forcément moins intéressantes que les choses que font les hommes. Je dessine avec ma main et mon cerveau, pas avec mon utérus (rires). C’est un fait.

Dans ce dessin, il y a aussi un clin d’œil à mon petit Charles, président-directeur du Louvre, grimé en femme. La question du genre a pris une autre dimension ces dernières années...et c’est très bien. Les personnes qui refusent une vision seulement binaire du genre font beaucoup avancer la société, la langue aussi. Pour moi, le masculin ne l’emporte plus sur le féminin, et ce n’est pas plus mal (rires).

P14-15, vous avez un groupe de trois adolescents qui se prête à une sexualisation du corps d’une statue avec des propos particulièrement obscènes, misogynes. Ils traduisent des fantasmes relevant d’une masculinité toxique et d’une culture du viol. Pouvez-vous revenir sur ce passage de la BD qui évoque la nécessaire rééducation du regard ?

Z : J’ai fait exprès de mettre en scène de très jeunes hommes parce que souvent, cela commence là. Je trouve que nos jeunes, aujourd’hui, n’ont plus accès à la nudité comme état naturel du corps. S’ils veulent voir des corps nus, ils regardent du porno. Et ça, ça casse beaucoup de choses. La nudité est alors forcément associée à la sexualité. Une sexualité de la performance de surcroît.

J’ai pris aussi des très jeunes hommes parce que cela enlève le côté dramatique. C’est la puberté, c’est normal, ils disent des bêtises, ils font les malins devant leurs copains. Or, si on réfléchit bien, cela ne devrait pas être considéré comme normal. Cela relève déjà d’une éducation qui leur a appris que les femmes peuvent être vues comme des objets sexuels. Ce qu’ils disent n’est pas très grave en soi, en plus ils s’adressent à une sculpture, mais le problème réside dans le fait qu’il s’agit du chemin qui conduit à faire la même chose avec une vraie femme. Je trouvais donc cela moins violent qu’un homme adulte face à une femme en chaire qui tient ce genre de propos.

Dans la deuxième partie du récit, le dirigeant du Louvre vient à sortir dans les rues de Paris sous son identité de secrétaire et subi de nombreuses remarques désobligeantes qui sexualisent son corps, qui en font une femme objet. Il se rend ainsi compte de certaines choses et va évoluer dans son regard, sur certains aspects de sa vision du monde. Est-ce à dire que l’empirisme seul donne vraiment matière pour les hommes à une prise de conscience masculine ? Qu’il n’est pas possible de prendre conscience par le récit de l’autre que l’on écoute mais par l’expérience ? L’empathie ne saurait être suffisante ? Cela nous fait d’ailleurs penser à certaines expériences aux douleurs de règles testées sur les hommes avec une machine qui retranscrit ces douleurs, ou les hommes qui courent avec des faux saints dans le clip « Balance ton quoi » d’Angèle ?

Z : Je pense qu’il est difficile pour un homme de faire la vraie expérience du harcèlement de rue. J’ai lu pas mal d’études sociologiques avant de faire ce livre, pour comprendre aussi ce que signifie la nudité dans la société, comment elle est perçue ici et ailleurs. Moi, en plus, je suis Allemande. Je pense que j’ai grandi avec une autre vision de la nudité et du corps qu’en France.

En faisant mes recherches, je suis tombée sur cette expérience de l’association « Ni pute, ni soumise » qui a fait se travestir un jeune comédien en femme et qui l’a suivi avec une caméra cachée, la nuit, dans les rues de Paris. Le jeune homme grimée en femme a été frappé par les réactions qu’il a suscitées. Il s’est fait aborder lourdement, insulter, menacer. Par des hommes, bien entendu. Je trouvais cela intéressant. J’avais envie de faire expérimenter cela à mon petit Charles du Grand Incident.

Cependant, je pense que même un homme déguisé en femme ne peut pas tout à fait comprendre ce que cela veut dire de vivre avec une peur innée lorsqu’on se balade seule la nuit. C’est comme si on m’attachait un bras dans le dos pour que j’expérimente ce que cela fait que de vivre avec un bras ampute. Je saurais à tout moment qu’il suffit de le détacher et je n’aurais ni le trauma, ni les douleurs de l’avoir perdu.

Je ne pense donc pas que les hommes puissent réellement expérimenter le harcèlement de rue, surtout que pour certaines femmes c’est un problème quotidien et non unique. Ils peuvent certainement l’imaginer et compatir. Mais je pense qu’ils ne sauront jamais ce que cela veut dire que d’avoir tout le temps des antennes, de surveiller ses arrières sans cesse. Et à quel point c’est fatiguant.

Est-ce que, à certains égards, la réflexion que pose « Le Grand Incident », c’est d’aller plus loin que la question du regard masculin sur le corps féminin, mais tout simplement la rééducation du regard de chacun, féminin comme masculin, sur la question de la nudité ?

Z : S’il y a un message dans ce livre, c’est que je suis pour une réelle égalité. Je n’ai pas envie d’une vengeance, que les hommes souffrent parce que les femmes ont souffert pendant des siècles. Ce n’est pas ça le but. Il faut apprendre des erreurs et essayer de bâtir un nouveau modèle ensemble, où les hommes et les femmes sont égaux. Cela commence d’ailleurs par la langue...

Quels sont vos prochains projets ? Pouvez-vous nous en parler ?

Z : Oui, bien sûr ! Je n’aime pas les étiquettes. J’essaye de faire des projets très différents. J’ai fait de l’autobiographie et j’ai écrit des fictions. Il y a un genre qui me fait hyper envie depuis longtemps, mais cela ne s’est jamais présenté avant, et c’est la BD reportage.

Le projet en cours est donc une BD reportage avec Isabelle Autissier, et cela va être une coédition Futuropolis avec Stock. On va parler des mers et océans. Et je me régale car j’apprends plein de choses.

Quand on regarde le monde, le réchauffement climatique, toutes les aberrations commises par les humains, on peut aisément perdre le sommeil et devenir éco-anxieux. Cela fait du bien de rencontrer des personnes engagées, qui font des choses, et qui nous montrent qu’on peut agir, nous aussi. Faire une BD sur ces sujets est peut-être ma façon d’agir.

Et j’adore la documentation. Pour Le Grand Incident, c’était pareil, mais là c’est quand même plus costaud car il y a beaucoup à dire et à comprendre. J’aime bien avoir l’impression de sortir d’un travail sur un livre un peu moins bête que quand je l’ai démarré. Si tout se passe comme prévu, ce reportage devrait sortir à la rentrée 2025.

(par Romain GARNIER)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782754834438

Sincères remerciements à Zelba de ce temps accordé afin de mener cette interview lors du Pop Women Festival à Reims (2024).

Photo en médaillon de l’article @ Chloé Vollmer-Lo, Futuropolis 2024

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