Le festival suisse Delémont’BD, comme d’autres manifestations du neuvième art, n’échappe pas aux questions de notre époque, notamment la question des législatives et de l’extrême droite qui frappe à la porte du pouvoir. Comme les années passées, ce festival recherche la parité dans les auteurs et autrices invité(e)s (près de 47%), et la direction artistique met autant que possible la production féminine sous les projecteurs. La société suisse, elle-même, est traversée par ces problématiques, et le 14 juin est une journée annuelle de grèves féministes. C’est pourquoi, à 18h, intégrée au programme du festival, a défilé dans la cour du château une manifestation appelant à la destruction de l’ordre patriarcal ainsi qu’à une réelle égalité homme-femme, tant sur le plan économique que social.
Au son des tambours et au rythme des slogans, des femmes, des hommes et des enfants ont participé dans une ambiance bon enfant malgré le sérieux de ces thématiques sociales. Des porte-paroles ont pris le micro, tandis que pour les volontaires, un grand cube était mis à disposition du public afin qu’avec crayons, feutres ou peinture, chacun puisse s’exprimer sur ces thématiques. Une initiative bienvenue rappelant que les manifestations culturelles ne sauraient se mettre à l’abri des réalités de notre époque.
Cérémonie d’ouverture
Cédric Humair, avec modestie, gentillesse et une douceur dans la voix, a inauguré une cérémonie où les responsables politiques locaux se sont succédés avec des discours marqués par l’humour. Sont intervenus le maire de Delémont, Damien Chappuis, le ministre jurassien de la Formation, de la Culture et des Sports, Martial Courtet et la conseillère fédérale Élisabeth Baume-Schneider (ancienne membre de la Fondation Delémont’BD). Afin de s’assurer d’une ambiance légère, tout en apportant son soutien au dessin de presse dont le rôle – pourtant démocratique – est régulièrement contesté à notre époque, Pitch Comment, caricaturiste suisse, a illustré la première partie de la cérémonie.
La deuxième partie de la cérémonie a été marquée par le Grand Trissou, François Schuiten et son chien Ulysse qui l’accompagne partout. L’auteur belge avait une relation fusionnelle avec son précédent chien Jim à qui il a rendu un hommage émouvant à travers une très belle bande dessinée éponyme (Rue de Sèvres). Jim étant malheureusement décédé, Ulysse est désormais le compagnon du créateur graphique des Cités obscures. Il embête gentiment le caméraman, s’intéresse aux premiers rangs aux abords de la scène ou vient lécher son maître qui est en train de dessiner sur une musique de Bruno Letort, provoquant rires et réactions dans l’assemblée.
Les prix Delémont’BD 2024
La cérémonie a évidemment été marquée par la remise des deux prix Delémont’BD. Ces prix sont devenus un véritable tremplin pour les auteurs et autrices récompensé(e)s. En 2020, trois ans avant Angoulême et le fauve d’or, en plein COVID-19, le festival récompensait Martin Panchaud pour son album La Couleur des choses, sa première œuvre. En 2021, Léonie Bischoff, présente cette année, remportait à son tour un prix pour Anaïs Nin sur la mer des mensonges, désigné meilleur album suisse, avant de connaître de nombreuses récompenses dans d’autres pays, dont le fauve d’or Jeunesse d’Angoulême et le Prix Jeunesse de l’ACBD pour La longue marche des dindes.
Ce sont aussi des auteurs et autrices, comme l’autrice germanophone Lika Nüssli qui remporte le prix du meilleur album de l’année en 2022, avant de connaître une traduction en français l’année suivante, puis récompensée par le Prix « Toute première fois » pour Un Homme de paille au festival de Colomiers (France). Stefan , autre auteur germanophone récompensé à Delémont’BD, a vu, cette année, son ouvrage La Mère Ombre publié en langue française, aux édition Çà et là, sur les étals de la librairie du festival. Quant à l’auteur germanophone Tobias Aeschbacher, en liste pour un prix en cette 10e édition, a vu son ouvrage On va tous crever / Der Letzte löscht das Licht être aussitôt publié dans les deux langues par les éditions Helvetiq. Delémont’BD met ainsi en exergue le dynamisme indéniable de la bande dessinée suisse de langue française et allemande.
Lors de cette 10e édition, la dessinatrice Peggy Adam a remporté le Prix de Delémont’BD du meilleur album suisse avec Emkla (éditions Atrabile). Une œuvre présente dans la sélection officielle du FIBD d’Angoulême 2024. L’éditeur présente ainsi l’histoire développée par l’autrice : « Emkla est le nom d’une divinité tutélaire qui régente une petite communauté engoncée dans un village alpestre. Là-haut, tout répond à des lois simples et patriarcales. Ce que ne supporte plus une jeune femme qui décide de partir, bravant les interdits et découvrant nature et surnaturel. »
Tobias Aeschbacher a d’ailleuis remporté le Prix Delémont’BD de la meilleure première œuvre suisse avec ce titre : On va tous crever / Der Letzte löscht das Licht (éditions Helvetiq). Un véritable succès pour l’auteur puisqu’il venait de remporter le prix Max und Moritz 2024 pour le meilleur premier album de bande dessinée en langue allemande, peu de temps auparavant. L’éditeur résume ainsi le récit : « Des escrocs qui se partagent des billets de banque. Un solitaire qui espionne sa voisine. Un vieux monsieur qui offre un gâteau. Un chat roux… Quand un trio de malfrats à la recherche d’une urne funéraire volée pénètre dans l’immeuble où résident tous ces personnages, celui-ci se fait le théâtre d’un ballet macabre où s’échangent coups de poings, tirs de balles et déclarations d’amour. »
Animations, rencontres et performances
Comme annoncé, dans la cour du Château de Delémont, dans l’espace jeunesse ou au Théâtre du Jura, des auteurs et des autrices (Aude Samama, Léonie Bischoff, Terkel Risbjerg et Anne-Caroline Pandolfo...), ont réalisé des performances en direct, notamment dessinées. La programmation a été notamment marquée par la conférence de Benoît Peeters, intitulée De Jules Verne aux Cités obscures. Le scénariste des Cités obscures, écrivain et tintinophile de renom, historien de la bande dessinée, est un conférencier qui a fait entrer la bande dessinée au Collège de France en occupant entre 2022 et 2023 la chaire annuelle de Création artistique. Il a présenté aux festivaliers les liens entre l’univers des Cités obscures et l’œuvre de Jules Verne. Une telle démarche est à mettre en relation avec la dernière publication de François Schuiten et Benoît Peeters intitulée Le Retour du Capitaine Nemo.
Nous avons pu assister, la veille de la représentation, aux nombreuses répétitions du spectacle musical Le Retour du Capitaine Nemo. Benoît Peeters, François Schuiten, Bruno Letort (auteur de l’opéra et compositeur musical), Xavier de Lignerolles (chanteur ténor), Félix de Lemos (Graphic Designer, Visual Effects Artist et éditeur vidéo), ainsi que les musiciens (Pierre Quiriny et Jean-Marc Fessard) et techniciens du Théâtre du Jura, tous étaient investis avec passion et concentration. Des modifications sont faites à la dernière minute et des propositions fusent régulièrement entre les artistes. À 19h, dernières grandes répétitions. La fébrilité est de mise, non pas par manque de préparation, mais par souci du public. Le spectacle, qui a demandé tant de travail, va-t-il plaire à l’assemblée ?
Entre deux répétitions, François Schuiten, 68 ans, nous confie détester le mot retraite. Son élan vital consiste à changer constamment d’univers et de projet. Rien ne l’ennuierait davantage que la répétition. Un autre tome des Cités obscures ? Il l’ignore. Avec Benoît Peeters, ils n’ont jamais rien planifié à ce sujet depuis le début de la série, en 1983. Pour l’heure, l’auteur belge a renoncé à faire de la bande dessinée, préférant d’autres projets, tout en ne s’interdisant pas d’y revenir. Il me précise, par ailleurs, la publication à venir, en fin d’année, de Compulsion, aux éditions Dargaud. Une chose est certaine, il mourra - le plus tard possible - le crayon à la main avec un souci existentiel, celui de parvenir à se renouveler. Sa crainte, dit-il, est de finir comme certains grands auteurs qui n’ont pas su s’arrêter à temps, alors qu’ils étaient en manque d’inspiration.
Le lendemain matin, à 11h, le spectacle commence. Il est projeté sur une immense surface plane, derrière laquelle se dissimulent les artistes. Dans un déluge d’images, se succèdent des créations 3D, des dessins réalisés en direct par François Schuiten, des illustrations des Cités obscures, des illustrations des œuvres de Jules Verne datant du XIXe siècle, voire de la motion capture. Benoît Peeters assure admirablement la narration d’une voix captivante, tandis que Xavier de Lignerolles interprète le Capitaine Nemo avec sa belle voix de ténor. Un voyage extraordinaire où se mêlent les imaginaires des Cités Obscures et ceux des romans de Jules Verne. Alors que François Schuiten écrit à l’écran le mot « Fin », la salle, ravie du spectacle, applaudit longuement les artistes, venus par la suite saluer le public sur la scène.
Une très grande réussite pour cette seconde représentation, après celle de Strasbourg. D’autres représentations de ce spectacle unique auront lieu en France et en Belgique d’ici la fin de l’année et en 2025.
L’exposition Horloger des rêves de François Schuiten
L’exposition Horlogers des rêves, réalisée par François Schuiten, Bruno Letort et Denis Flageollet, est particulièrement immersive et soignée. Dans un espace compartimenté et recouvert de noir, on déambule entre des mécaniques de précision et des planches incroyables – et c’est un euphémisme – de François Schuiten, dans une ambiance musicale toujours signée par le compositeur français. Organisée autour de mots-clés (cadence, asservissement, ralentir, observation, futur, découverte, écoulement, éternité, oubli), l’exposition prend des airs d’univers steampunk, alors que, comme Benoît Peeters le précisait lors de sa conférence, l’univers des Cités obscures est inventé bien avant la popularité du genre.
Les jardins du dessin
Les Jardins du dessin sont une jolie particularité de Delémont’BD. La ville accueille en ses murs vingt petites expositions de bande dessinée, de dessin de presse et d’illustration. Disséminées dans les rues de la ville, elles sont gratuites et accessibles à toutes et tous. L’importance du nombre d’expositions permet la diversité de ce qui est proposé au public. Pour les amoureux des animaux, on pouvait découvrir des planches touchantes de Jim de François Schuiten, des planches d’Emkla de Peggy Adam - qui a donc remporté un prix à Delémont, des planches de Petit Pays sur lesquelles Sylvain Savoia s’est exprimé lors d’une rencontre avec le public, mais aussi Yakari et ses ami(e)s de Job & Derib ou dix ans d’affiches de Delémont’BD devant le théâtre du Jura, pour ne citer que celles-ci. Les jardins du dessin sont accessibles au public jusqu’au 11 août.
Le festival Delémont’BD fait partie de ces festivals francophones ambitieux et à taille humaine qu’il est bon de suivre. La direction artistique de Cédric Humair – qui a passé son baptême de prise en main du festival avec succès - et le professionnalisme des bénévoles, ont participé à ce succès. Les prix, de qualité, renforcent la place que souhaite prendre le festival suisse dans cette économie des festivals à la fois suisses et francophones. Nous attendons d’ores et déjà, avec impatience, le nom du prochain Grand Trissou. Pour le savoir, nous vous donnons rendez-vous pour la onzième édition du festival, du 13 au 15 juin 2024.
(par Romain GARNIER)
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