Un Chant de Noël de Jungle Pépites est signé Maxe L’Hermenier, scénariste et directeur de la collection, et Thomas Labourot, au dessin et couleurs. L’intrigue y suit la trame tissée par Dickens - elle n’est cependant plus découpée en couplets, mais en chapitres.
Vous connaissez la chanson : le vieil Ebenezer Scrooge est un patron aussi froid que la bise qui fait grelotter Londres, et, pour couronner le tout, il déteste Noël. C’est alors que le visitent tour à tour trois spectres, respectivement en charge de lui faire visiter les Noëls passés, présent et futurs : le premier lui rappelle les Noël de son enfance, et éclaire la triste vie, placée à l’aune de l’appât du gain, de Scrooge.
Le deuxième l’emmène notamment visiter la fête de famille de son employé Bob Cratchit, aussi fidèle qu’exploité, et qui boit à la santé de son véreux patron malgré la maladie de son cadet, Tiny Tim. Enfin, le troisième esprit fait voir à Scrooge sa propre tombe, esseulée, oubliée de tous. Alors, l’homme d’affaires se repent ; c’est le jour de Noël, et Scrooge se rue dans Londres enneigée pour souhaiter de bonnes fêtes à qui aura le plaisir de croiser sa route ! Il augmente les gages d’un Cratchit ébahi, et, nous apprend la conclusion, il s’occupe dorénavant du rachitique Tiny Tim comme le ferait un second père.
Qu’en tirent L’Hermenier et Labourot ? Un bel album, aux couleurs chatoyantes et au dessin dynamique. Habitué de l’heroic-fantasy (il a repris l’épopée de Troll d’Olivier Boiscommun, et a dessiné Washita, série imprégnée des contes et croyances amérindiennes), Labourot prend plaisir à jouer avec la lumière de Noël, ses halos, sa chaleur, se permet même d’impressionnantes explosions de couleurs qui pallient des mises en scènes et des découpages parfois faciles.
Ce premier Chant de Noël, paru chez Jungle, est à destiner aux enfants - ce que confirment les pages ludiques “pour aller plus loin”, en fin d’album, et illustre tout à fait correctement le conte de Dickens.
Le second, Un Chant de Noël, est édité par Dargaud. Il est écrit et dessiné par l’espagnol José-Luis Munuera. Faut-il le rappeler, on doit à Munuera, scénarisé par son compère Jean-David Morvan, l’excellente saga Nävis, dérivée de Sillage, ainsi que plusieurs très bons Spirou et Fantasio. Thomas Labourot a d’ailleurs participé au deuxième tome des Chroniques de Sillage - la boucle est bouclée.
Auteur ces dernières années de plusieurs albums solos (Les Campbell, Zorglub), Munuera se lance dans cette nouvelle interprétation d’Un Chant de Noël sur une idée simple : et si Scrooge ne se prénommait pas Ebenezer, mais Elizabeth ? Tout aussi hautaine, tout aussi pingre, Miss Scrooge, en changeant de genre, gagne en profondeur, en complexité - le conte devient roman introspectif, et parle d’une femme qui, contre son époque, assume son ambition dévorante et son statut de méchante.
Munuera se permet donc de revisiter la “back-story” de Scrooge, la dotant d’un père misogyne et peu ouvert à la libération économique de sa fille. Ce qui ne rend que plus déchirant la scène - présente dans le conte original - dans laquelle Scrooge se sépare de son fiancé, qui l’accuse de préférer à leur amour les affaires… et de devenir chaque jour un peu plus similaire à son paternel.
Sans bousculer la structure du roman de Dickens, Munuera en bouleverse toutefois la conclusion. Elizabeth Scrooge ne se repent pas, elle ne change pas ; bien campée sur ses positions, elle déclare carrément la guerre aux esprits, à Dieu, “un vrai dément” responsable de la maladie de Tiny Tim. Inflexible sur ses principes, Scrooge ne devient pas moins philanthrope anonyme, refusant les preuves d’amour qu’on lui porte désormais.
Le conte de Dickens est respecté, agréablement remis au goût du jour ; et, par ailleurs, superbement illustré, dans une palette bien plus sombre que celle de Thomas Labourot qui sied mieux au propos de Munuera. Son interprétation d’une Londres embrumée, étouffée par le blizzard, vaut le détour. Et, sous le sapin, s’adressera probablement à un lectorat plus âgé que celui du Chant de Noël de Jungle.
(par Pierre GARRIGUES)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.