« On tuera la presse comme on tue un peuple, en lui donnant la liberté ». L’axiome est d’Honoré de Balzac [1]. Dans ce qu’il convient bien d’appeler « L’Affaire Siné », il était d’abord question de liberté. Celle de pouvoir dire ce qu’on veut, y compris ce qui dérange.
Cette liberté n’avait pas manqué, et c’est ce peut-être qui était à l’origine du problème, donnant raison à Balzac. Dans « Siné sème sa zone », l’enragé limogé avait une liberté totale. Le dessinateur aux états de service que l’on sait était une icône ; il était devenu intouchable. Comme Wolinski, comme Cavanna, comme Cabu, comme Willem. De notoriété publique, Val détestait les éditos de Siné. Il n’ était pas le seul au sein de son journal. Mais bon, on ne touchait pas au Nom. Siné était représentatif d’une certaine gauche et d’un humour qui faisait métier de la démesure, comme il l’écrivit lui-même [2]. Siné défendu par ses dévots, un comble, non ?
Avertissement sans frais
On a beaucoup glosé sur le fait que Val n’avait pas lu le papier de Siné avant qu’il ne soit publié. C’est curieux de la part d’un directeur de publication n’a-t-on pas manqué de souligner. Mais nous, chez ActuaBD.com, cela ne nous a pas surpris. En effet, il y a deux ans, nous interrogions Val sur un événement qui nous avait semblé à l’époque une curiosité : Joann Sfar, éphémère éditorialiste chez Charlie Hebdo (il avait, comme Siné, sa colonne intitulée « Mon cahier d’éveil), avait eu l’outrecuidance de critiquer un dessin de Willem décrivant Sharon ordonnant à Abbas, caricaturé en chien, d’attaquer des terroristes ceinturés de bombes (février 2005) [3]. Cela n’avait pas plu à l’auteur du Chat du rabbin et il l’avait écrit dans sa chronique. Bob Siné, pro-palestinien patenté et ami de Willem, monta au créneau pour souffleter le jeune impertinent. C’était plutôt mesuré, mais inhabituel : il est rare que les collaborateurs d’une feuille satirique se dézinguent à coup d’éditoriaux dans le même journal. Nous n’avions pas manqué de rapporter l’anecdote à nos lecteurs.
Dans son interview publiée sur ActuaBD (9 juillet 2006) , Val s’en expliquait, parlait de la « diversité » des opinions dans son journal : « Je ne suis absolument pas d’accord avec Siné. Sur des tas de points. C’est encore le cas cette semaine. Mais voilà, tant que cela ne pose pas tellement de problèmes, tant que je ne dois pas aller devant les tribunaux pour quelque chose dont j’aurais honte, je laisse filer... Ma limite, elle est là. » Les règles étaient donc clairement fixées par le directeur de publication, rappelons-le, personnellement et pénalement responsable de ce qui se publie dans son journal.
Siné a sciemment provoqué Val à plusieurs reprises. Sans réaction de sa part. Il se fait que cette fois, Val a décidé de ne plus laisser faire. Que Siné se soit exclu (version Val) ou qu’il ait été « viré comme un malpropre (et sans indemnité) » par un chef d’entreprise qui a agi « comme tout bon patron qui se respecte », Val ne fait qu’appliquer l’axiome de Balzac. Cette liberté devenait chaque jour plus ingérable.
On peut discuter de la forme de l’éviction. Cavanna, comme Charb, ont regretté que ce soit passé aussi mal. Ils sont persuadés que si l’on avait fait ce qu’il fallait <i a priori , Siné aurait accepté une modification (là, c’est le secrétaire de rédaction qui a merdé) ; au pire, a posteriori, un texte de « clarification » aurait arrangé tout le monde. Mais le conflit d’ego entre les deux hommes en a décidé autrement. Et à partir de là, tout s’est compliqué.
Siné est-il antisémite ?
Car parlons maintenant du fond. Siné est-il antisémite ? Mais bien sûr que non ! Charb résuma bien d’ailleurs la position de chacun dans Charlie : ils n’auraient pas vécu pendant 16 ans aux côtés d’un antisémite. Et d’ailleurs, ce n’est pas le propos de Val. Que disait-il pour justifier l’éviction de Siné ? Il disait que la saillie sur Jean Sarkozy pouvait être interprétée « comme faisant le lien entre la conversion au judaïsme et la réussite sociale » et à propos de la tenue générale de l’article (qui se termine quand même par un interpellant : « Moi, honnêtement, entre une musulmane en tchador et une juive rasée, mon choix est fait »), il considère que ses propos n’étaient « ni acceptable[s], ni défendable[s] devant un tribunal » [4], ce qui est clairement la position d’un directeur de publication pénalement responsable du contenu de son journal.
Où Val disait-il que Siné est antisémite ? Nulle part. Qui alors a dit que Siné était antisémite ? Claude Askolovitch sur les ondes de RTL ? Pas davantage. Il parlait dans son intervention d’un « article antisémite dans un journal qui ne l’est pas ». Il exprimait son opinion sur un article qu’il jugeait, lui, antisémite. On a souvent avancé, prenant exemple de la réaction d’Askolovitch, que l’indignation face à l’expression de l’antisémitisme était « systématiquement » le fait des juifs, stigmatisant de leur part une hystérie, sinon une paranoïa ; que Siné avait quelques semaines auparavant malmené des Musulmans et que pour eux –deux poids, deux mesures- aucune indignation ne s’était exprimée.
Ces deux arguments avancés, on en tire cette conclusion : dans notre monde d’aujourd’hui, mité par le « politiquement correct », on ne peut plus rien dire. Et voici comment un limogeage voué aux Tribunal des Prud’hommes devient une Cause Nationale !
Pétition de principe
Il est pourtant normal que n’importe quelle personne qui se sent offensée, quelle qu’elle soit et pour quelque cause que ce soit, même une mauvaise, exprime son haut le cœur. C’est cela, la liberté d’expression. Posons cette question : où sont les Musulmans qui ont manifesté contre les écrits de Siné d’il y a quelques semaines, bien avant l’affaire Sarkozy-Darty ? Nulle part. Le silence des uns devrait entraîner celui des autres ? Or, tout le monde gueule : le jeune Sarkozy s’est exprimé, Brice Hortefeux a fusillé les associations de défense des immigrés clandestins, Bernard Tapie et le Modem se sont envoyés des revers liftés, les Chinois organisateurs des JO et les mecs de Reporter sans frontière se sont castagnés pied à pied,… Pourquoi les Musulmans offensés –et qui ont parfaitement le droit de l’être- n’ont-il pas gueulé ? Peut-être parce que, comme Philippe Val, ils ne lisaient plus Siné depuis longtemps et qu’il leur a manqué un Askolovitch pour les réveiller…
La pétition de soutien à Siné évita d’ailleurs bien de désigner ceux qui auraient traité Siné d’antisémite (il y en a eu sans doute, finalement). Elle mentionnait en extrait la phrase moquant l’opportuniste « mécréant » de Jean Sarkozy en omettant la finale de l’article, un peu moins glorieuse il est vrai, sur le même thème anticlérical. La pétition affirmait que la dite phrase, prétendu prétexte à l’éviction de Siné, n’était pas antisémite. Elle sollicita le public à exprimer son soutien à Siné.
En ce qui me concerne, dans cette phrase en particulier, je ne vois pas non plus l’intention antisémite. Nos pétitionnaires au soutien de Siné, qui sont aujourd’hui plus de 12.000, pouvaient signer en toute bonne foi, leur sens de la justice ne risquait pas d’être pris en défaut. Mais la pétition de principe qui consisterait à absoudre l’article dans son entier en oubliant son ambiguïté générale, grief fait par Val à Siné, n’était pas pour autant convaincante.
Force doit rester à la loi
En effet, le contentieux entre Val et Siné ne portait pas sur le seul caractère antisémite de la phrase sarkozienne. Il portait :
1/ sur le fait qu’il y avait un risque de procès, non pas pour antisémitisme, mais pour diffamation, l’annonce de la conversion de Jean Sarkozy au judaïsme s’étant avérée fausse si l’on en croit une déclaration de l’intéressé à L’Optimum et qu’importe si cette rumeur aurait été préalablement colportée par le président de la LICRA lui-même. Il semble bien que l’entourage de Jean Sarkozy se soit montré menaçant et que Val allait se trouver devant le tribunal pour une cause dont « il aurait honte ». Rappelons que dans un précédent procès du ministre Dutreuil contre Charlie à cause d’un dessin de Charb qui le représentait en SS, l’hebdomadaire satirique avait perdu [5]. La loi encadre strictement ce type de délit.
2/ sur le fait que le contexte de l’article (lien des juifs avec l’argent et surtout sa conclusion ambiguë sur la musulmane voilée et la juive rasée) méritait de lever toute ambiguïté par une déclaration, ce que Siné à refusé de faire.
Que Val se sépare de Siné, finalement, c’était logique. L’hostilité entre les deux hommes était patente. Siné n’a pas été censuré puisque –et c’est bien là le problème- son article est paru. Dans n’importe quel journal, l’équipe est tenue d’en accepter la ligne directrice. Il existe même dans la pratique journalistique ce que l’on appelle une « clause de conscience » qui permet à un journaliste de se barrer quand il considère que les opinions de son journal ne sont pas conformes à sa conscience. Si Siné ne l’a pas fait depuis toutes ces années, c’est qu’il avait de bonnes raisons.
Les vraies causes de l’Affaire Siné
Reste cet incroyable feuilleton de l’été qui est en train de retomber comme un soufflé pour cause d’actualité olympique. On peut en retenir quelques faits marquants :
Elle a permis le déchaînement, notamment dans les forums Internet, d’une agressivité d’une démesure sans précédent contre un seul homme qui est resté pour le coup, et pendant plusieurs jours, un homme seul. Plantu a caricaturé Val en gauleiter. Il avait réservé jusqu’ici cette allusion graphique à Le Pen. On a ressorti de part et d’autre les vieilles casseroles trouées : une soirée de beuverie de Siné sur une radio libre en 1982 qui lui avait valu d’être condamné pour « incitation à la haine raciale » et dont il s’était lui-même excusé en achetant des placards dans Le Monde : « J’ai eu l’occasion d’entendre 6 mois environ après l’émission, témoigna Siné dans sa lettre à la LICRA , les cheveux m’en sont dressés sur la tête ! Il m’était difficile d’admettre que c’était bien moi qui avait déraillé à ce point là. ». On voit bien là que Siné n’est pas antisémite. N’empêche, tous les modérateurs de forum ont eu du boulot ces derniers jours. Les posts supprimés se comptaient par centaines. Sur notre propre forum on recevait des messages du genre « Si vous ne me publiez pas, c’est que vous êtes sionistes ! » Ben voyons. On a pu alors mesurer à quel point la « passion antisémite », attisée par le contexte proche-oriental, n’était pas éteinte.
L’utilisation de la dénonciation de l’antisémitisme pour fustiger le « politiquement correct » qui interdirait de tout dire faute d’être marqué d’infâmie. On exagère, nous dit-on, on ne peut plus rien dire (sous entendu contre les juifs). C’est oublier que ces règles ont été mises en place par la société elle-même au gré de sa sensibilité au problème. Des éditeurs de BD publient des blagues sur les Blondes, sur les Juifs, sur les Algériens, sur les Corses, sur les Belges [6], sans que cela n’ait entraîné le moindre procès. Le combat contre la censure est un vrai combat, qui se passe devant les tribunaux, pas dans les salons, ni sur Internet, et qui a ses martyrs : De Honoré Daumier à Maurice Girodias, d’Éric Losfeld à Jean-Jacques Pauvert ou au Professeur Choron…
Elle est là la cause de Siné ? On voit bien que non, sinon le combat –nous sommes dans un État de droit- se passerait devant les tribunaux. Or, jusqu’à présent, mais peut-être aura-t-on des surprises, seul Siné est à ce jour le plaignant, sur la base d’un chef d’accusation un peu glissant contre Askolovitch [7], et contre X, pour menaces de mort proférées à l’encontre du dessinateur .
Cette approche biaisée est étonnante. Pourquoi n’attaque-t-on pas franchement les responsables ? Il est vrai que le « politiquement correct » est particulièrement castrateur pour les gens « qui ont des couilles ». Il ne date pourtant pas d’hier.
Ainsi, René Goscinny dans Pilote percevait déjà en 1972, ce racisme affecté de correction politique et qui, bien avant la loi Gayssot, avait déjà du mal à s’exprimer. Dans un article titré « Je ne suis pas raciste, mais… » [8], il écrivait :
« Il n’y a pratiquement plus, à part quelques dingues, de gens qui avouent ouvertement être racistes et ne pas aimer ceux qui n’ont pas exactement les mêmes origines que celles de leur proche famille.
Cela ne veut pas dire, hélas, qu’il n’y a plus de racistes, bien au contraire, mais ils sont prudents et ne révèlent leurs sentiments que par des formules sournoisement amicales. Par exemple :
— Quelques-uns de mes meilleurs amis sont juifs…
— C’est terrible la façon dont on traite les Nord-africains ; ce sont des êtres humains, après tout.
— Les faire voyager dans ces conditions, c’est monstrueux ; ce sont des nègres, mais tout de même !
— La couleur de la peau m’importe peu : noir, jaune, rouge ou juif, je n’y fais pas attention.
— J’admire les Juifs : ils sont rusés, et surtout, très intelligents. […] »
L’utilisation de cette affaire pour régler des comptes qui ne la concernent que peu : La controverse de Bernard- Henri Lévy contre Alain Badiou avec la courroie de transmission intellectuelle de Pierre Assouline en est un exemple. Combien de personnes ont-elles capté que le titre de l’article de BHL défendant Philippe Val : « De quoi Siné est-il le nom ? » était une allusion directe à un ouvrage d’Alain Badiou intitulé « De quoi Sarkozy est-il le nom ? » [9], un pamphlet où les Socialistes ralliés au gouvernement Sarkozy sont traités de « rats », Sarkozy d’« homme aux rats » et Ségolène Royal de « tocarde ». BHL brisait là une lance dans un débat idéologique entre les gauches, sans doute salutaire et nécessaire à sa recomposition mais qui, amalgamée à l’Affaire Siné, la dénature. Peut-être était-ce de la part de BHL, un tant soit peu calculé : Charlie Hebdo devenant ainsi le Hernani du Café de Flore.
Bref, l’Affaire Siné restera davantage dans les mémoires pour ses effets que pour sa cause. Avec les Jeux Olympiques de Pékin, les Sinéphiles vont faire place aux Sinophiles, les vieux maoïstes aux Chinois communistes bien d’aujourd’hui, dans un pays où les Siné locaux n’existent pas et où les responsables politiques trouvent normal que les journalistes soient un peu bridés. Delfeil de Ton peut se rassurer : en France, on peut encore parler des Chinois avec humour.
Pour faire pendant à notre article, ActuaBD vous livre deux vidéos où Siné donne sa version des faits à Rue89.com :
Siné et l’antisémitisme 1
envoyé par rue89
Interview Sine 2
envoyé par rue89
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
En médaillon : Siné par D. Pasamonik (L’Agence BD)
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Lire aussi : Affaire Siné : SOS Racisme se range aux côtés de Philippe Val et de Charlie Hebdo
Lire aussi : Siné contre Charlie Hebdo : Un résumé de l’affaire
[1] Honoré de Balzac, Monographie de la presse parisienne, Ed. Mille et Une nuits, p. 9.
[2] Lettre à la LICRA, le 22 septembre 1984.
[3] Charlie Hebdo N°661 du 16/02/2005.
[4] Charlie Hebdo, 16 juillet 2008.
[5] Val raconte cela dans la même interview publiée sur notre site.
[6] Bientôt, peut-être, deviendront-elles obsolètes. Remplacera-t-on le mot « belge » par « wallon » ou « bruxellois » ? Pas sûr que ce soit aussi drôle…
[7] Siné l’aurait assigné pour diffamation.
[8] René Goscinny, « Je ne suis pas raciste, mais… », Dargaud, Pilote, n° 674, Paris, 5 octobre 1972.
[9] De quoi Sarkozy est-il le nom ? Circonstances, 4, éditions Lignes, janvier 2008.
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