Un mot, d’abord. On a souvent montré Sfar du doigt : sa production « pléthorique » ne saurait être un gage de qualité ; son dessin serait « bâclé ». Or, comme conseiller scientifique de l’exposition « De Superman au Chat du Rabbin » (jusqu’27 janvier, plus que quelques jours, ne traînez plus), j’ai pu voir de près un grand nombre des dessins originaux de Sfar qui y sont exposés. En examinant les différents états de l’élaboration de son travail : esquisses, crayonnés, carnets,… on se rend compte de l’intense travail qu’il y a derrière chacun de ses albums. On saisit aussi qu’ils comportent différents niveaux de dessin et d’écriture. Telle série est axée sur un scénario extrêmement charpenté ; telle autre, au contraire, et c’est le cas de ses carnets, sont des idées jetées à la diable sur le papier, informes et parfois maladroites, mais toujours savoureuses. Elles traduisent un état d’esprit plutôt qu’une élaboration maîtrisée. Il y a donc chez Sfar plusieurs niveaux de lecture à la tonalité très différente. J’avoue que je ne me lasse jamais de lire ces travaux en dépit de ces changements de tempo. Peut-être parce que son travail est tellement foisonnant, interpelant, intelligent et pluriel, qu’il suscite la relecture, l’étude et le commentaire et parce que c’est précisément ce que j’aime dans une bande dessinée : qu’elle ne se livre pas entièrement au premier assaut. L’exposition montre aussi ses aquarelles à quelques mètres de celles d’Hugo Pratt. On constate un air de famille chromatique, mais aussi d’attitude face au dessin : un « jeté » maîtrisé, un trait qui se surprend à vagabonder au gré d’un geste improvisé. Que Sfar « bâcle » comme Pratt, et tout ira bien pour lui…
Lignes de force
Je ne suis jamais pressé non plus d’inscrire Sfar dans une brûlante actualité car, d’une part, celle-ci est très vite rendue obsolète par la publication d’un nouvel opus, mais aussi parce qu’un artiste, quel qu’il soit, surtout quand sa production est généreuse, doit s’apprécier dans la continuité, une grosse partie de son propos se trouvant éclairé dans le contexte de ses apports successifs. Si l’on considère la production du Niçois dans l’année 2007, outre qu’elle est moins importante que les années précédentes (la préparation de l’adaptation au cinéma du Chat du Rabbin doit y être pour quelque chose), on constate qu’elle est mieux calibrée.
Si l’on tente de catégoriser les grandes séries de Sfar, on peut postuler que le Chat du Rabbin (Dargaud) est une réflexion dans son rapport au religieux, Les Olives noires (Dupuis, avec Guibert au dessin), interroge son rapport à Israël, Klezmer (Gallimard) et Pascin (L’Association) celui de son rapport à la création, Petit Vampire, sa relation à l’enfance et Grand Vampire au discours amoureux. Mais comme Joann Sfar est quelqu’un qui n’aime pas qu’on l’encage dans des catégories, attendez-vous à ce que ces thèmes se rebattent les uns, les autres.
Un Chat stupéfait
Même situés dans le passé, ses récits ont un résonance contemporaine. Dans le dernier Chat du Rabbin (Tome 5 : Jérusalem d’Afrique ), il écrit en préface, en écho de l’Affaire des caricatures de Mahomet : « Je trouve très suspect ce problème qu’ont le judaïsme et l’islam avec la représentation de la figure humaine, cet interdit de peindre un visage. C’est louche, non ? » Le racisme, dit-il « c’est voir dans l’autre autre chose que ce qu’il est » tandis que, dans le dessin, un parfait antidote contre cette « passion », « on est forcé de regarder : un nez, une bouche, des yeux. Un semblable. » Remarquable démonstration.
Toujours dans la même préface, il revient sur la nécessité de dénoncer, encore et encore, le racisme. Là aussi, les caricatures de Mahomet alimentent la réflexion (D’ailleurs, le rédacteur en chef de Charlie Hebdo, Philippe Val préface cet album) : « Pendant longtemps, j’ai pensé qu’il était superflu de faire un album contre le racisme. Il me semblait que c’était une évidence, qu’il ne fallait pas enfoncer des portes ouvertes. Les temps changent, semble-t-il. Tout a sans doute déjà été dit, mais comme personne n’écoute, il faut recommencer. » Une dispute entre un intégriste islamique et un Russe blanc antisémite aboutit à la mort des deux protagonistes. Le rabbin en réchappe de peu, jusqu’à quand ? Le chat, si raisonneur, si connaisseur de la Torah, en perd la voix, stupéfait. Stupeur de la raison face aux emportements de l’extrémisme.
Michka Yapontchik
On n’a pas fini de lire et de relire Klezmer qui évoque le destin des Juifs de Russie. La « Grande Catherine », l’admiratrice de Voltaire et de Montesquieu, avait créé une « zone de résidence » pour les Juifs interdits de séjour dans la « Sainte-Russie ». Rattrapés par l’impérialisme pan-russe, les cinq millions de Juifs qui vivaient dans la zone située entre la Lituanie et l’Ukraine en passant par la Pologne sont intégrés à cette zone dans laquelle ils sont « ghettoïsés ». À partir de 1881, après l’assassinat du Tsar, des lois sont promulguées qui autorisent les pogroms de façon légale. En dépit de périodes d’assouplissements tout au long du 19ème siècle, le règne de la violence et de l’arbitraire est le lot commun pour tous ces Juifs. C’est dans ce contexte que l’on retrouve le jeune Yaacov jeté sur les routes pour avoir tenté de dérober le manteau de son maître à la Yeshiva et qui retrouve dans un orchestre itinérant une sorte de nouvelle famille. Arrivé à Odessa, la grande ville portuaire de l’Ukraine ouverte sur la Mer noire, notre jeune héros rencontre le fantasque Michka Yapontchik, le terrible « roi des voleurs », qui règne sur le quartier de la Moldavanka, une zone de non-droit où nul cosaque normalement constitué ne se risquerait à s’engager. Mais cet ilôt d’indépendance cache mal la terrible situation des Juifs russes, en permanence agressés par les pogroms et qui vont fournir le gros des troupes du mouvement sioniste, comme de la révolution russe naissante.
Dans cet album, Sfar laisse courir le trait de façon plus relâchée. L’aquarelle se fait souvent monochrome pour mieux mettre en valeur les couleurs complémentaires : tache d’or sur bleu de gris, blanc omniprésent et noir inexistant. Chatoiements de lumières. Le volume achevé, Sfar prolonge sa magie par une espèce de journal de bord. : Carnet d’Odessa. Impressions de sa visite de la ville, il est sous le charme, visiblement. Réflexion sur la création de l’État d’Israël par ces Juifs d’Europe centrale qui n’avaient pas le choix de faire autrement : « C’était ça ou mourir », dit-il. Au passage, avec cette explication, il déconstruit l’opinion commune d’une Palestine qui serait illégitime aux Juifs. Chez Sfar, la pensée, comme le trait, est toujours en mouvement.
"Et je m’y connais !"
On retrouve cette pensée ouverte, fascinante quoique parfois bavarde, dans les Carnets dont le dernier volume, Maharajah ajoute une troisième contribution dans une collection précédemment publiée sous le label de l’Association et qui avait fini par rejoindre celui de Shampooing chez Delcourt. Ce sont cette fois des choses vues de l’Inde qui courent sur quelque 400 pages, parfois sur un mode cynique et blasé. Sfar adore jouer au touriste con. Au détour d’une page, des voyageurs anglais s’inquiètent de savoir qui a gagné les élections présidentielles en France. Ils ne semblent connaître que le candidat Sarkozy. Joann note cette remarque, pas très compréhensible : « S’ils pouvaient éviter de trop me l’enjuiver, celui-là, j’aimerais autant… ». Plus loin, sa confrontation entre son éducation juive et la pensée indienne est en revanche éminemment fertile.
Mais Sfar est aussi capable d’être odieux, comme dans cette préface à Critixman de Manu Larcenet. Il y décrit un critique de BD pourfendant de pauvres auteurs sans défense dans « des tribunes non rémunérées sur internet ». Le critique masqué plonge son bras dans le fondement de l’auteur (vous avez bien compris : celui de Joann Sfar) pour constater qu’il y a de la merde, « …et je m’y connais ! » précise-t-il. Là est la mesure de la portée de la pensée du dessinateur, aussi capable de brillantes envolées que de médiocrité et, comme disait l’autre, « je m’y connais ! ». Dans ces cas-là, on se trouve dans la situation embarrassante de ces banquets collets-montés ou des ces repas de famille où un convive fait un pet sonore et malodorant : vous faites semblant qu’il n’a jamais existé et vous regardez ailleurs.
(par Didier Pasamonik - L’Agence BD)
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En médaillon : Sfar par lui-même dans "Maharajah" (Delcourt).
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