Beaucoup d’entre vous y vont à reculons. Certes, Floc’h est un des fondateurs du mouvement de la Ligne claire. Derrière Tardi et lui, des générations de dessinateurs se sont mis à faire « du Jacobs ». Certains d’entre eux ont été amenés -commerce oblige !- à poursuivre les aventures du duo britannique avec une révérence appliquée au maître. Récemment, avec le même tandem de scénaristes, l’excellent Antoine Aubin avait envoyé nos héros à Berlin, comme Edgar P. Jacobs le fit jadis à Paris ou en Atlantide, pour mieux conjurer la menace qui planait sur le monde. Comment le dandy Floc’h allait-il se mettre dans les pas de ces suiveurs qui relevaient, quand on lit certains de ses propos, de la production vulgaire ? En faisant du Floc’h.
Blake et Mortimer découvrent l’Amérique
Les scénaristes Jean-Luc Fromental & José-Louis Bocquet ont eu l’idée de les emmener dans l’enceinte des toutes jeunes Nations Unies construites sur les ruines d’une Guerre mondiale d’une dimension apocalyptique si l’on en juge les premières planches du Secret de l’Espadon. Aux USA ? C’est paradoxal… Si on lit bien L’Espadon, l’Amérique n’a aucun rôle dans la reconquête du monde sous le joug des « Jaunes »… On retrouvera les USA seulement avec l’OTAN dans SOS Météores. Que s’est-il passé entretemps ? Mystère. L’avantage, c’est que cela permet à Floc’h de dessiner des Studebaker et des buildings de l’Ecole de Chicago plutôt que de répéter les décors de Sevenoaks et de Blitz.
La couverture ne promet pas un album d’aventure : pas de scène théâtrale à la Marque Jaune ou au Mystère de la Grande Pyramide ; de même, est absente la dimension fantastique qui était celle de SOS Météores ou du Piège Diabolique.
Nos héros sont dans les rues de Manhattan et devisent à propos d’un quotidien dont le titre est banal en ces temps de Guerre froide. Une illustration bien calme, tout en élégance, comme une couverture de la revue Monsieur, « le premier des magazines masculins depuis 1920 » dont Floc’h fut un temps le référent artistique.
La densité des pages aussi laisse circonspect. Alors que le canon jacobsien comporte 8 à 9 cases, ici c’est un gaufrier de 5 à 6 cases qui est la norme, parfois trois, quand il y a une grande image. Mais plutôt que 64 pages, c’est 124 pages qui nous sont proposées, si bien que le rythme de la narration n’a pas le temps de rester dans le contemplatif.
Beau comme du Liechtenstein
Les scénaristes connaissaient leur Floc’h par cœur. Pour lui, le dessin de Jacobs est avant tout un geste esthétique. En styliste, Floc’h récupère d’ailleurs bien les poses maniérées et le hiératisme de Jacobs, chose que ses prédécesseurs réussissaient rarement. Il manie avec davantage de dextérité les gros plans que le maître de l’Ecole de Bruxelles. Résultat : chaque image est belle, expressive. La colorimétrie, en particulier, est parfaite. Le scénario, avec son plot bien profilé, est au diapason. Le charme agit : le Blake et Mortimer de Floc’h est à son image : dandy, élégant, cultivé (d’où la référence à Sun Tsu), un peu prétentieux mais charmant. C’est beau comme du Lichtenstein. Hergé aurait adoré.
Mais si la référence à l’après-guerre est savamment et élégamment restituée, il lui manque un paramètre, un élément de son ADN, qui fait que l’œuvre de Jacobs est unique : l’expressionisme. Héritier de F. W. Murnau et de Fritz Lang, Jacobs savait manier comme eux la lumière, jouer du noir et du crépusculaire. Avec son dessin qui jamais ne hausse le ton, le Blake et Mortimer de Floc’h est certes élégant et pertinent, mais jamais il ne fera peur : il est trop bien élevé pour cela.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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« L’Art de la guerre » - Par Jean-Luc Fromental, José-Louis Bocquet et Floc’h - Ed. Blake & Mortimer
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