« La crise du marché de la bande dessinée que nous annoncions dans notre numéro précédent semble bel et bien déclarée, affirme Thierry Groensteen dans la dernière livraison de Neuvième Art [1], même si les grands éditeurs font encore comme si de rien n’était ». Il parle d’un « contexte de production inflationniste où les repères bougent très vite », pointant la part importante prise par les mangas japonais, en attendant « que nous arrivent les premières œuvres traduites du chinois ».
Un tassement du chiffre d’affaires
Voilà un ton quelque peu alarmiste qu’une étude GFK, un organisme qui se classe au 5ème rang mondial des instituts d’études marketing [2], semble conforter : « Malgré des nouveautés retentissantes en fin d’année, nous dit l’étude, le marché de la BD n’a pas réussi à se différencier de la tendance générale du marché du livre. Avec un peu plus de 40 millions d’unités vendues, la BD enregistre une baisse de 1,3% par rapport à l’an dernier (contre 1,4% sur l’ensemble du marché du livre). Si l’on s’intéresse aux différents genres de BD, c’est le manga qui tire son épingle du jeu, avec une augmentation de ses ventes de 17,5% en unités. Les autres genres sont eux en décroissance (BD de genre à -9,6%, BD jeunesse à -6,3%). Cette situation est d’autant plus surprenante compte tenu du phénomène Astérix, dont le dernier tome, sorti en octobre 2004, a presque atteint les 1,7 millions de ventes en 12 semaines ! Il s’en est vendu près de 35 exemplaires par minute ! Tous comptes faits, le manga représente désormais 30% des quantités vendues de BD en France en 2005, et 22% du chiffre d’affaires. Cela attire la convoitise des grands de l’édition française, qui, à l’instar d’Éditis/Univers Poche, lancent leur propre maison d’édition Manga (Kurokawa).
Cette confirmation du poids étonnant des mangas modifie le paysage éditorial à plus d’un titre. Sur un marché qui réalise 12,9% des volumes du livre avec moins de 5% de l’offre, l’offre Mangas a gagné 70% en deux ans, pour atteindre 3.700 références actives en décembre 2005. »
Recul en chiffre d’affaires ?
Avant de diagnostiquer, comme le fait notre ami Thierry Groensteen sans étayer son affirmation sur des faits concrets, l’arrivée de la crise, il convient de regarder ces chiffres de près. D’abord, en interrogeant la directrice de l’enquête, Céline Fedou, nous apprenons que l’une des raisons de ce recul du chiffre d’affaires est le fait que le mois de décembre 2005 avait quatre semaines, au lieu de cinq en 2004. Et une semaine de décembre en plus, cela a un impact énorme sur les ventes, surtout quand il y a un Astérix dans le panel de l’offre. Ensuite, toujours selon cette responsable de GFK, le « mix-prix » est également responsable de la baisse du chiffre d’affaires : Astérix et les mangas, part importante de ce chiffre, sont moins chers que la BD traditionnelle, d’où une baisse du chiffre. Conclusion, si nous pondérons le chiffre avec ces données, le recul en CA tendrait plutôt vers zéro. Il faut ajouter que ces chiffres n’incluent ni la Belgique, ni la Suisse, ni le Québec qui pèsent quand même de 10 à 15% du marché. On oublie aussi les ventes en club et par correspondance. Il faut donc être prudent quand les chiffres ne sont que de quelques pour cent (alors que l’année précédente avait affiché une progression de 13,8% en CA par rapport à 2003, toujours selon GFK). Il vaut mieux attendre un an ou deux avant de pouvoir tirer des conclusions définitives sur la tendance.
Recul en volume
Ces chiffres sont crédibles, car ces statistiques reposent sur un panel constitué de plusieurs milliers de points de vente répartis dans un échantillon représentatif des secteurs de la librairie, sur la base des « sorties de caisse ». Ce n’est donc pas, comme c’est le cas dans les statistiques de Gilles Ratier diffusées par l’ACBD, un décompte des tirages des éditeurs (d’ailleurs établis sur les seules déclarations de ceux-ci, sans recoupement possible). Cela dit, première incohérence, GFK fait le décompte des titres référencés dans les points de vente (grandes surfaces, FNAC, etc.) et pointe une progression de l’offre (c’est-à-dire des nouveautés) de 11,6%, alors que Ratier dont la comptabilité est, pour le coup, plus fiable que celle de GFK, affiche une progression de 27,4%...
Autre incohérence, GFK segmente les parts de marché en « BD de genre », « BD jeunesse » et « Mangas », notant une décrue des deux premiers secteurs (respectivement de 9,6% et 6,3%). Or, que je sache, les mangas sont une BD jeunesse à part entière et, à l’intérieur même de cette catégorisation, on ne peut pas affirmer que tous les acheteurs de Dragon Ball, Akira ou Tezuka soient des enfants.
Cela posé, le recul des ventes est incontestable en volume : 43,3 millions de titres vendus en 2004, contre un peu plus de 40 millions d’unités en 2005. Cela traduit une perte réelle de lecteurs, et à ce niveau, c’est préoccupant. Il y a donc réellement un tassement de la croissance, en dépit de la parution d’un nouvel Astérix, comme GFK a raison de le faire remarquer. La ferveur est-elle retombée ? C’est possible. De toute façon, la progression à deux chiffres ne pouvait pas s’éterniser, la correction était nécessaire. De là à parler de crise...
Face aux mangas, les valeurs traditionnelles
Les mangas constituent désormais, selon GFK, 30% des ventes en volume et 22% du marché en chiffre d’affaires. Au niveau de la vitalité de l’offre manga, GFK signale une progression de 70% en deux ans, alors que Ratier trouve lui, 119% d’augmentation avec 1.142 nouveautés pour cette seule année. Tout cela traduit que les éditeurs se sont rués vers les mangas, identifiés comme le meilleur vecteur de croissance sur le marché actuel de la BD, afin de rester la tête hors de l’eau. Nos lecteurs ont pu lire dans un de nos précédents articles que pour une série de raisons, cette embellie n’a aucune raison de s’arrêter. Or, si l’on examine la tendance de ces cinq dernières années, les mangas ne semblent pas avoir progressé au détriment des autres segments du marché. Phagocytent-ils aujourd’hui la production franco-belge ? Il semble que non, si l’on considère, toujours dans l’étude GFK, la liste des meilleures ventes : sur les 20 premiers best-sellers, 15 sont des BD franco-belges et 5 seulement des mangas. En revanche, peu de BD récentes dans cette liste réservée semble-t-il aux valeurs traditionnelles : Astérix, Titeuf, XIII, Largo Winch, Le Chat, Le Petit Spirou, Tintin, Kid Paddle, les Tuniques bleues.... Exceptions à la règle : Titeuf, Lanfeust, Blacksad, les Guides en BD, les Profs, tandis que Bigard (Jungle) et Les Blondes (Soleil) font une percée remarquée plus bas dans le tableau.
On le voit bien : le marché accompagne des « grosses machines » facilement « marketables » et mieux adaptées à la nouvelle donne : ainsi, le succès des mangas, comme le fait remarquer à propos GFK, profite en plein de l’effet « série », qui consiste à offrir des nouveautés d’un même personnage à quelques semaines de distance à peine. Des éditeurs comme Dupuis ou Dargaud l’ont compris, qui multiplient les nouveautés de Spirou ou de Blake et Mortimer en mettant en parallèle plusieurs équipes de créateurs. On remarquera que cette politique n’est possible, pour des créations franco-belges, que quand les personnages appartiennent à leur éditeur... On retombe sur l’ « exception franco-belge » qui l’handicape durablement face à ses compétiteurs américains ou nippons. Il est nécessaire que les éditeurs européens profitent de cette progression des mangas sur leurs marchés et des profits qui en découlent pour investir dans des formes de créations mieux adaptées aux enjeux d’aujourd’hui (marchandisation à outrance des produits culturels, liens entre les univers de la BD avec la télé, les jeux vidéo et les dérivés multimédias) et surtout, pour conquérir à l’étranger - au Japon même, pourquoi pas - des niches inoccupées par les mangas. Des marchés comme la Corée ou la Chine -leur présence à Angoulême en témoigne- souhaitent clairement une offre alternative aux mangas japonais.
Crise ou pas crise ?
Quant à la « crise » du secteur, nous n’y croyons pas. Car même si l’offre est abondante, elle est saine. La progression des mangas en France a une motivation profonde : avec leur petit format que l’on peut imprimer et réimprimer sur une Cameron sans que cela coûte grand-chose, les mangas rapportent plus d’argent que les BD franco-belges, cela ne fait aucun doute. Même les coûts de distribution (poids, emballage, expédition...) sont des sources d’économie et donc, de marge. Ces profits permettent souvent aux groupes qui ont diversifié dans le manga d’investir dans des œuvres de création susceptibles de devenir des valeurs durables. Cela est vrai aussi bien pour un éditeur comme Kana/Dargaud que pour un petit éditeur comme Vertige Graphic qui, grâce à Gen d’Hiroshima, a pu publier Rampokan, le chef-d’œuvre de Peter Van Dongen. On voit même des éditeurs qualifiés d’ « indépendants » comme Ego comme X ou Cornélius publier des mangas à leur tour. Souvenons-nous qu’une certaine arrogance de Dupuis vis-à-vis des mangas avait précipité sa perte. Les mangas font désormais partie de notre paysage éditorial. Les éditeurs, comme les auteurs européens, doivent s’adapter pour que les lecteurs de mangas ne soient pas perdus pour eux, qu’ils s’intéressent à leur production. Cela passe forcément par une analyse des forces et des faiblesses de l’industrie japonaise.
Le métier de la BD en Europe est certainement en profonde mutation. Qu’il soit en crise, cela reste à prouver.
(par Didier Pasamonik - L’Agence BD)
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En médaillon : Une "idée noire" de Gaston. Visionnaire, Franquin avait-il prévu que la BD franco-belge serait un jour dévorée par un démon japonais ? (c) Audie/Fluide Glacial.
Festival International de la BD à Angoulême
Du 26 au 29 janvier 2006.
Plus d’infos : Le Site du Festival
[1] Neuvième Art, l’An 2/Centre National de la Bande Dessinée, Angoulême, janvier 2006.
[2] Selon leur communiqué de presse : « GFK a réalisé un chiffre d’affaires de 672 millions d’€uros en 2004. Ses activités couvrent cinq domaines : Custom Research, Retail and Technology, Consumer Tracking, Media and HealthCare. Le 1er juin 2005, GfK a acquis NOP World qui se classe au 10ème rang des instituts d’études marketing. Le Groupe GFK compte plus de 130 filiales réparties sur 63 pays. L’effectif total est de 7.600 employés. »
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