Dans ce livre étonnant, Will Eisner nous raconte comment ce document continue à distiller son poison aujourd’hui encore. Un film sortant en décembre, quelques livres savants et un dossier qui paraît cette semaine dans Le Nouvel Observateur viennent soutenir la publication d’une bande dessinée qui est en quelque sorte le testament du grand dessinateur américain.
La chose est entendue depuis longtemps de la part des historiens : dès 1939, Henri Rollin, un journaliste ancien membre des services secrets de la marine française, démonte la mécanique du mensonge [1]. En effet, ce faux, fabriqué en 1903 par la police secrète pour justifier la politique pogromiste du tsar, est un artefact : il reprend dans de nombreux passages, quasiment mot pour mot, un libelle contre Napoléon III, publié en 1864, signé Maurice Joly, intitulé « Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu ».
Eisner fait comme Rollin : il confronte largement les deux textes, profite de la BD pour mettre face à face une quinzaine de citations relativement longues, sur lesquelles ont peut revenir en seconde lecture. Mais Eisner continue l’enquête (sur la base des nombreux travaux spécialisés qui ont été publiés depuis), l’historiographie récente ayant mis à jour l’identité du faussaire, un barbousard tsariste du nom de Matthieu Golovinski.
Il montre comment l’usage que l’on a fait de cet artefact grossier est habile. Pierre-André Taguieff, qui a conduit en 2004 l’une des enquêtes les plus pointues sur le sujet [2] s’en explique au Nouvel Observateur : « La thèse du complot, comme toute construction paranoïaque, est irréfutable : les preuves avancées qu’un complot n’existe pas se transforment en autant de preuves qu’il existe. Et comme le suggère Hitler dans les quinze lignes consacrées aux « Protocoles » dans « Mein Kampf » : la preuve qu’ils sont authentiques, c’est que les juifs ne cessent de dire que c’est un faux... »
Qu’est-ce qui fascine Eisner dans cette histoire ? Deux découvertes : la première est que la vérité en soi ne suffit pas. La démonstration de la fabrication de ce faux a beau être irréfutablement établie, le scénario ainsi généré se réplique à l’infini, traduit dans toutes les langues, notamment dans les pays arabo-musulmans mais aussi au Japon ou en Chine. Il y a quelques années, un feuilleton de télévision égyptien a adapté pour le petit écran le livre imaginé par Golovinski..
Eisner fait une autre découverte : c’est à quel point un scénario peut-être meurtrier. De fait, il est la trame simplissime qui justifie les pogromes en Ukraine ou en Russie entre 1903 et 1906, le gouvernement ayant mis sur pied un groupe d’action, les Cent-Noirs, dont cet ouvrage est le bréviaire. Hitler, on l’a vu, le cite en référence pour nourrir sa passion antisémite. Le complot juif mondial profite encore aujourd’hui aux discours d’Al-Qaida ou encore à ceux de la bonne vieille extrême-droite antisémite européenne...
Or, Eisner n’est pas seulement un grande dessinateur de BD, c’est aussi un bon pédagogue (voir l’article que nous lui avons consacré lors de son décès en janvier dernier). Attaché à la transmission, il s’était récemment employé avec Fagin le Juif, après de nombreux graphic novels consacrés à consigner la mémoire des juifs new-yorkais, à démonter, en créateur et spécialiste de l’image, les fondements de l’iconologie antisémite.
Ici, Will Eisner, à 87 ans, avec l’aide d’experts et de documentalistes dont le Français Benjamin Herzberg qui travailla également avec lui sur le scénario de Fagin, met à jour un complot brillamment conçu comme un véritable scénario articulé dont il démontre la gravissime efficacité. Livre-charge, livre-document, œuvre de mémoire et d’éducation, ce testament de Will Eisner est aussi une œuvre moderne, outil prodigieux de compréhension de l’histoire culturelle.
Comme pour renforcer la démonstration d’Eisner, un film, Les Protocoles de la Rumeur, sort également le 23 novembre 2005. Cette fois, la rumeur tourne autour de l’attentat contre les Twin Towers. Quelques heures après l’écroulement des "tours mortes", un journaliste enquête dans la capitale américaine. Il découvre avec stupéfaction que, selon la rumeur, ce serait en fait les juifs qui ont fait le coup...
Le piquant de l’affaire, c’est que cet album est aujourd’hui publié par Grasset, une maison qui n’édite pas d’ordinaire de la bande dessinée. Les enchères avaient été âprement disputées. Grasset avait fini par emporter l’affaire. Qu’est-ce qui motive ainsi l’éditeur germano-pratin à publier ce livre ? C’est que, en 1921, ce même label était l’éditeur français des Protocoles. Grâce à cette publication, Grasset accomplit un travail de rédemption.
(par Didier Pasamonik - L’Agence BD)
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L’album paraît chez Grasset le 2 novembre 2005. Préface d’Umberto Eco.
LIRE AUSSI :
– Will Eisner s’attaque aux « Protocoles des Sages de Sion. »
[1] Son enquête, malheureusement publiée en octobre 1939 chez Gallimard, disparut très vite des étals des librairies : elle fut pilonnée dès septembre 1940 sur ordre des autorités allemandes. Ce livre, L’Apocalypse de notre temps, vient d’être réédité aux éditions Allia.
[2] « Les Protocoles des Sages de Sion. Faux et usages d’un faux », nouvelle édition, Fayard-Berg International. Pierre-André Taguieff a relu l’édition française du complot afin de vérifier que le moindre détail corresponde à la vérité historique.
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