Il y a trois séries Spirou : l’une, régulière, actuellement dessinée par Jose-Luis Munuera, sur scénario de Jean-David Morvan et qui en sera bientôt au cinquantième volume ; l’autre, Le Petit Spirou par Tome & Janry, des auteurs qui ont longtemps assuré la série régulière et qui tiennent ici le plus gros succès du groom : 400.000 exemplaires à la nouveauté contre environ 100.000 pour la série classique ; la troisième enfin, la plus récente, Une aventure de Spirou & Fantasio par… où des auteurs invités ont « la possibilité de réaliser leur rêve, le temps d’un album, et de faire LEUR "Spirou" ». Là aussi, les ventes sont plutôt bonnes. Cette politique permet à la « marque » Spirou d’être régulièrement présente en librairie, une « marque » qui appartient à Dupuis depuis 70 ans et qui a rejoint le giron de Média-Participations depuis juin 2004.
Le récit des origines
Avec Spirou, le journal d’un ingénu, Émile Bravo marque une étonnante rupture avec les auteurs qui l’ont précédé dans cette collection. Yoann et Vehlmann avaient envoyé Spirou et Fantasio sur les traces d’une civilisation disparue ; Frank Le Gall leur faisait retrouver Zorglub dans le Marais du 19ème Siècle ; Tarrin et Yann creusaient la généalogie des Champignac. Ces trois récits semblaient lorgner vers la série régulière, un peu comme si cette collection « carte blanche » avait valeur de démonstration pour une candidature à la succession. Dans cette perspective, le duo Yoann et Vehlmann semblait l’attelage le plus convaincant, Frank Le Gall se trouvant hors sujet et Yann ayant raté son essai, en dépit d’une bonne performance de Tarrin.
Nous n’en sommes pas là avec Émile Bravo qui réussit ici un coup de maître à la Alan Moore. Son récit est basé sur quelques questions simples : Comment un adolescent peut-il courir le monde sans quitter ce ridicule uniforme de groom si peu approprié à la vie d’aventurier ? Spirou est-il capable de tomber amoureux de quelqu’un d’autre que de Fantasio ? Que ce serait-il passé si, comme c’est arrivé avec Tintin, il se trouvait confronté à l’Histoire avec un grand H ? Comment un groom devenu globe trotter peut-il sans problème s’encombrer d’un animal familier comme l’écureuil Spip ? Quel est le vrai nom du groom sachant que le mot Spirou signifie justement « écureuil » en wallon, le dialecte ch’ti belge ?
Plus simplement, Bravo applique à Spirou l’une des recettes de l’univers des super-héros : le récit des origines.
Un éclairant prequel
Ceux qui ont l’occasion de l’acheter en kiosque avant mercredi ne devraient pas manquer d’acquérir le numéro anniversaire des 70 ans de Spirou (N°3653) car il détient une vraie perle : une espèce de prequel de l’album qui sort en librairie le 23 avril, intitulée La loi du plus fort. En cinq pages, Bravo dramatise un moment de l’adolescence du jeune rouquin. On est en 1938 à l’orphelinat Saint Pancrace. Jean-Baptiste (qui ne s’appelle pas encore Spirou) met ses habits d’enfant de chœur. Un drame le fait exclure de l’orphelinat, tandis que son meilleur ami –qui lui confie Spip, son écureuil, qui s’appelle à ce moment-là Spirou- est jeté en prison. Un bon père le mène à l’Hôtel Moustic où le jeune Jean-Baptiste a été recommandé par l’abbé, frère du propriétaire. On y découvre le chasseur Entresol, une brute qui évince Fulgence, le précédent groom au profit de Jean-Baptiste qui décide illico de changer de prénom quand il apprend que son tourmenteur porte le même prénom que lui. Marqué par un anticléricalisme à peine dissimulé (notamment une allusion à la pédophilie chez les prêtres), ce court épisode constitue une brillante mise en place des personnages. Ses ingrédients principaux : parfaite caractérisation des personnages, sens aigu de la comédie et de la dramaturgie, utilisation subtile du background historique,… feront florès dans l’album qui va suivre.
Bravo s’y prend à merveille pour décrire l’itinéraire d’un enfant qui entre dans l’âge adulte. D’autant que dans cet ouvrage, qui se situe au moment de la signature du pacte germano-soviétique, peu avant le dépeçage de la Pologne par les nazis et les soviétiques, décrit les négociations de la dernière chance entre des représentants du gouvernement polonais et un envoyé de Von Ribbentrop. Ces négociations qui ont lieu au Moustic Hôtel en présence du jeune groom et d’une jolie gamine de son âge membre du Komintern attirent la présence d’un journaliste aussi ambitieux que gaffeur : Fantasio le bien nommé. L’ensemble est un peu empreint de naïveté (toute l’Europe sait en effet à quoi s’en tenir avec le régime nazi depuis les accords de Munich) mais ce manque de réalisme est facilement compensé par un récit sensible et brillamment ficelé.
La revanche d’Yves Chaland
En 1982, Yves Chaland réalisait enfin son rêve : dessiner Spirou dans le journal qui accueillit Jijé et Franquin. Au bout de quelques semaines, il se fit brusquement débarquer par une nouvelle direction éditoriale qui n’attendit pas la fin de l’histoire pour tenter d’effacer les innovations du rédacteur en chef Alain De Kuyssche trop révolutionnaire pour son époque (les « hauts de page » de Conrad & Yann introduits à son initiative en avaient traumatisé plus d’un). Ceci sous le gracieux prétexte que son « dessin rétro » risquait de ringardiser définitivement le symbole des éditions Dupuis. 26 ans plus tard, son disciple Émile Bravo le venge. Non seulement, la « Ligne Claire » triomphe dans Spirou, mais son album constitue un petit chef-d’œuvre qui marquera à jamais l’histoire de la bande dessinée franco-belge. Spirou, le Journal d’un ingénu surclasse sans problème les autres titres de la collection « Une aventure de Spirou & Fantasio par… », parce qu’il n’affiche aucune prétention de reprise, parce que c’est un hommage bien compris au patrimoine de ses prédécesseurs, et surtout parce que, et c’est le plus important, nous nous trouvons en présence de l’œuvre d’un grand auteur.
(par Didier Pasamonik - L’Agence BD)
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