Si l’on en croit certains auteurs de bande dessinée, leur misère serait grandissante en France.
Une illustration récente a été leur réaction aux propos du ministre de la culture Aurélie Filippetti. Que disait la ministre ? Que la BD favorisait l’accès à la lecture pour les enfants les plus jeunes, chiffres à l’appui : "Les enfants qui lisent la bande dessinée ont une pratique culturelle importante. 90% des 11-14 ans déclarent aujourd’hui qu’ils ont lu une BD. C’est très bien, il faut les encourager et aussi les orienter vers la diversité de la bande dessinée, les différentes écoles, les différents genres et les amener à former leur goût."
D’aucuns en ont conclu que la ministre considérait la BD comme une littérature pour les enfants. Il me semble qu’au contraire, elle se félicitait des vertus de la BD et, dans le reste de l’interview, d’une diversité dans la lecture.
"Un secteur qui se porte bien" (Aurélie Filippetti)
On lui est surtout tombé dessus parce qu’elle avait osé dire que la BD tenait plutôt le coup, comparée aux autres secteurs du livre : "...il y a encore eu une légère progression l’année dernière. C’est vrai qu’il y a beaucoup d’œuvres, près de 5500 œuvres nouvelles, mais je trouve cela extrêmement positif, moi. L’essentiel est que la diversité du marché éditorial soit conservée, que les jeunes et les nouveaux talents puissent émerger et que chacun y trouve sa place. Apparemment, c’est le cas."
Était-ce maladroit ? Nous ne le pensons pas. Outre qu’elle y mettait les précautions d’usage ("apparemment"), elle s’appuyait sur les études de marché que l’on peut lire dans Livres-Hebdo ou ailleurs. Même si cette réalité du marché est un cliché incomplet, comme nous l’avons expliqué, elle est néanmoins incontestable : la BD ne s’est pas écroulée en 2012, alors que le livre dans son ensemble a plutôt reculé.
Même si elle donne raison au ministre, notre enquête ne nous a pas fait rencontrer que des gens sereins, même chez les éditeurs. Les plus gros se "recentrent" : abandon des filiales et des activités non-stratégiques, repositionnement sur les "valeurs sûres", protection du résultat au besoin par un système de spin-offs de séries au succès éprouvé ou une publication plus rapide que naguère grâce à des "saisons" confiées à des équipes. Il s’agit de répondre à un consommateur moins patient.
Nervosité palpable
Chez Média-Participations, on envisagerait une réduction des nouveautés dans une proportion de 8 à 10% dans les saisons prochaines. D’autres labels leur emboitent le pas. Est-ce annonciateur d’une réduction de la production des nouveautés ?
Pas forcément, car les 80 titres de Média-participations rapportés à 5500 albums, ce n’est pas grand chose. La manœuvre est tout autre : elle consiste à concentrer la puissance de feu sur moins de titres : à investissement constant, cela veut dire plus de marketing, plus de promotion et plus d’implication dans la qualité éditoriale.
Cette tendance ne fait pas l’affaire des auteurs chez qui, depuis quelques années déjà, la réduction des à-valoir a créé un malaise constant. Comme nous l’avons expliqué, le fait que plus de 50% de l’offre nationale soit d’origine étrangère pèse logiquement sur les prix d’achat de la création.
La nécessité d’un rythme de publication accéléré a favorisé le dessin "rapide" au détriment d’un dessin plus "élaboré". Par définition, Trondheim ou Jul produisent plus rapidement que Schuiten ou Andréas par exemple.
Le travail en équipes sur certaines séries publiées en "saisons" ou encore sur la reprise de personnages emblématiques (Spirou, Blake & Mortimer,...) a nivelé la qualité, creusant plus encore le fossé en une bande dessinée dite "d’auteurs" et une bande dessinée dite "commerciale".
Sous les bulles
Le documentaire de Maiana Bidegain & Joël Callède présenté au Festival d’Angoulême, "Sous les bulles, l’autre visage du monde de la bande dessinée" (MediaKrea) a cette ambition : "Une enquête dans l’univers de la Bande Dessinée franco-belge pour en découvrir la réalité économique contrastée, à travers ses différents acteurs."
"Entre « success stories » et angoisses face à un secteur en pleine mutation, un monde se révèle, beaucoup plus féroce et fragile que l’on aurait pu l’imaginer" disent ses auteurs. C’est un documentaire d’une implacable honnêteté et qui fait un travail de pédagogie sur les dessous de l’édition qui mérite d’être diffusé.
Plusieurs témoins de renom y participent, comme le scénariste Fabien Vehlmann qui donne des chiffres : l’à-valoir sur une BD de vente moyenne est de 20 000 euros à se partager entre le dessinateur et le scénariste (souvent 3/4 et 1/4). Le scénario met trois mois à s’écrire, déclare-t-il, et le dessin un an. Sauf que Goscinny se donnait un mois et que les Rivaux de Painful Gulch de Lucky Luke a été dessiné en un mois (mais c’est une exception, un défi de la part de Morris).
Formé dans une école de commerce, Vehlmann, ce membre très actif du syndicat des auteurs, le SNAC-BD, dit une chose juste : "Il y a un sentiment d’insécurité assez fort chez les auteurs, d’autant qu’il y a une forme de précarité dans ce métier."
Marko Armspach, sympathique dessinateur interrogé par le film donne une autre partie de l’équation : jusque là, il faisait de la pub et de l’illustration et il n’envisage pas de lâcher ces activités tant que son statut d’auteur ne sera pas installé.
Au fond, le profil d’un auteur d’aujourd’hui ressemble à celui d’un Bastien Vivès, formé à l’animation, ayant commencé comme illustrateur pour enfants avant de devenir la coqueluche de la nouvelle génération ; ou à un Clément Oubrerie faisant des aller-retour entre l’animation et la BD ; ou encore à une Catherine qui, à l’instar d’un Willem ou d’un Pétillon avant elle, alterne le travail de dessinatrice de presse, où elle est salariée, et celui d’auteure de BD.
Le cas d’Isabelle Bauthian, qui écrivait il y a quelques jours une lettre ouverte à la ministre de la Culture où elle exprimait sa désespérance, montre bien la difficulté de ce métier : elle a produit, comme scénariste, dix ouvrages en sept ans. Elle se considère comme une "privilégiée" en gagnant 750 euros par mois (un scénario se paie entre 70 et 100 euros la page). Elle est donc obligée d’avoir une activité complémentaire en dépit d’une activité qui l’occupe, dit-elle au ministre, "à temps plein". On comprend, en regardant ces chiffres, que le rapport entre le temps passé et la valeur commerciale de son travail est très déséquilibré.
Quelles solutions ?
Alors, la "surproduction" est-elle responsable de la paupérisation des auteurs. Nous ne le pensons pas : il y a vingt ans, 800 livres avaient la chance d’être publiés ; aujourd’hui, il y en a 5000. Le CA de la BD est de 400 millions d’euros. Il y a, en France, selon Gilles Ratier, environ 1 510 auteurs francophones qui "vivent de leur travail" [1]. Une manne qui doit être partagée de façon équitable mais qui ne suffit pas à nourrir toutes les bouches. Heureusement, l’activité d’auteur bande dessinée n’est pas forcément exclusive.
"Je ne sais pas de quoi tous ces auteurs vivent !" s’exclame, dans le même documentaire, Jean Van Hamme qui fait partie, selon Ratier, des 89 auteurs privilégiés de séries ou d’œuvres indépendantes bien installées qui ont été tirées à plus de 50 000 ex. en 2011 et qui réalisent l’essentiel du chiffre sur ce secteur. "En 2012, dit Ratier, 78 d’entre elles appartiennent au domaine franco-belge et leur fonds représente environ 60% du chiffre d’affaires des principaux éditeurs".
Van Hamme s’étonne qu’il y ait autant d’auteurs derrière cette "surproduction" avant de donner lui-même une partie de la réponse à la question qu’il se pose : à ses débuts, pendant plusieurs années, il a vécu aux crochets de son épouse, le temps que les ventes de ses séries décollent. Cela avait été son choix. S’il n’avait pas eu cette opportunité, il serait sans doute revenu à la fonction d’ingénieur commercial pour laquelle il avait été formé. Et c’est bien là l’un des problèmes de la BD : c’est la gestation plus ou moins longue (entre six et quinze ans) d’un auteur best-seller.
Une situation qui doit être améliorée, mais comment ?
L’auteur étant un indépendant (pas de chômage, aucune sécurité d’emploi, concurrence accrue en raison de la "surproduction"...), il est particulièrement fragilisé ces derniers temps.
Il serait peut-être temps de mettre sur la table la question de son statut et d’examiner les différents modèles qui coexistent. En Belgique par exemple, certains auteurs qui cotisent à la Smart (ou à d’autres organismes, comme Merveille) ont droit au chômage, ce qui leur donne un statut comparable aux intermittents du spectacle et qui permet de "lisser" les périodes d’inaction entre deux projets.
La ministre devrait peut-être réfléchir à un moyen d’accompagner l’éclosion de ces talents sur une période plus ou moins longue, peut-être par un système comme celui de Smart ou un autre.
Peut-être aussi devrait-on se pencher sur le déséquilibre de la balance commerciale entre la France et certains pays producteurs de BD. Rappelons que les patrons japonais de Shueisha ou de Kodansha font partie des délégations ministérielles dans les négociations économiques intergouvernementales en Asie. On est encore loin de cette situation ici.
Il faut enfin que les éditeurs et les auteurs travaillent davantage leur partenariat. Un exemple en est donné récemment aux éditions Paquet qui ont mis au point un logiciel qui permet à leurs auteurs de consulter en temps réel leur tirage, leurs chiffres de vente, leurs droits d’auteur et le montant qu’il reste à recouvrir de l’avance, histoire de lever toute suspicion et de se concentrer sur l’objectif principal d’un livre : trouver son public.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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[1] Ratier prend seulement en compte les auteurs européens de bandes dessinées francophones qui ont, au moins, trois albums disponibles au catalogue d’éditeurs bien diffusés et un contrat en cours ou un emploi régulier dans la presse ou l’illustration.
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