Je vois d’ici les esprits forts du marketing chercher à mégoter : la comptabilité des albums produits dans l’année n’est en aucun cas un reflet du marché. C’est sûr. Pour cela, il faut attendre les chiffres des sondeurs Ipsos et GFK qui interviendront dans les prochaines semaines. Mais la fin de l’année est là et la productivité en nombre de titres des éditeurs est un indicateur suffisamment objectif de vitalité pour que l’on puisse dégager les premières analyses de tendances.
Le nombre d’albums produits par un éditeur dans l’année traduit son espérance dans les capacités du marché à recevoir ses nouveaux titres. 80% de ces nouveautés étant produites par des maisons d’édition déjà bien établies, on peut supposer que leur risque est calculé. En outre, si un éditeur devait se « planter » sur un exercice, il est probable que l’année suivante une sévère correction viendrait tempérer ses ardeurs éditoriales. Cela semble être le cas des éditions Soleil cette année. C’est aussi le cas des éditeurs de bande dessinée coréenne qui se sont montrés bien moins entreprenants en 2007 que l’année précédente. Si ces chiffres n’étaient pris en compte que sur une année de référence, on aurait tout lieu de les regarder de façon suspecte. Mais avec sept années de profondeur, on peut dégager un certain nombre de lignes de force du marché qui viennent encore se confirmer cette année :
1/ Les bandes dessinées asiatiques gardent leur leadership avec 1428 nouveaux titres parus cette année contre 1418 l’année précédente avec plus d’opérateurs : 40 éditeurs ont publié de la BD asiatique cette année contre 30 l’année dernière .
Un leadership qui cependant marque le pas pour la deuxième année consécutive puisque le marché globalement progresse aujourd’hui plus vite que les mangas. Le « phénomène manga » commence-t-il son déclin ? C’est possible.
Sa progression ces dernières années s’expliquait notamment par une présence dans le catalogue de licences fortement porteuses, toutes soutenues pas des dessins animés, des jeux vidéo et des produits dérivés. Mais cette forte densité de blockbusters était due au retard que nous avions à rattraper : nous avons publié en 6 ans des séries que les Japonais ont mis entre 10 et 20 ans à construire. Aujourd’hui, les « grosses » licences se font plus rares, donc plus chères, et sont réservées, vu leur prix, aux gros opérateurs. Les nouveautés moins fortes médiatiquement devront trouver leur public « naturellement ». En outre, les marchés annexes, comme le Manwha coréen subissent, cette année, une sévère correction : 130 titres publiés cette année contre 259 l’année dernière. Pour le marché du manga en France, la situation devient moins facile. Par ailleurs, la BD franco-belge a fini par entendre la leçon du phénomène manga.
2/ La production franco-belge, cette année stationnaire, se réforme lentement mais sûrement.
D’année en année, les productions audiovisuelles ou les jeux vidéo tirés de bandes dessinées européennes se font de plus en plus nombreux : Lucky Luke, Largo Winch, Persepolis, Franky Snow… et bientôt un nouvel Astérix, avec une distribution ahurissante, et une adaptation vers 2009 de Tintin par le duo Steven Spielberg/Peter Jackson. Ces derniers blockbusters devraient conforter une tendance porteuse pour la BD franco-belge au niveau mondial.
Thématiquement aussi, les gros éditeurs comme Média-participations ont compris qu’ils ne pouvaient ignorer plus longtemps les normes planétaires que sont l’Héroïc Fantasy et la Science-Fiction, même si leur point fort reste le « tout public » enfantin et d’aventure, et surtout l’humour.
Le secrétaire de l’Association des Journalistes et des Critiques de Bande Dessinée (ACBD), Gilles Ratier a raison de souligner le phénomène marquant de cette année : la profusion des bandes dessinées adaptées d’œuvres littéraires. Elle traduit à la fois une demande de scénarios bien charpentés (et pour cela, les Stevenson, Molière et autres Jules Verne sont inusables), une volonté de relier la BD aux meilleures sphères culturelles, mais aussi de rassurer les circuits de vente avec des « marques » (si l’on peut désigner ainsi les auteurs adaptés) clairement identifiables. Ce n’est pas toujours un facteur de réussite. On se souvient que l’adaptation en BD de la « marque » Sulitzer n’avait pas laissé que de bons souvenirs… Mais là, le phénomène prend.
"Global Manga"
Par ailleurs, le genre « manga » fait l’objet d’un intérêt croissant des opérateurs français. Des éditeurs comme Ankama (Dofus) mais surtout les Humanoïdes Associés avec la collection Shogun, Delcourt avec Pink Diary, Pika (Dys, Dreamland), Kami (groupe Tournon) avec la collection Yokaï et enfin récemment la série Lanfeust de Troy chez Soleil multiplient les tentatives de « mangas français » dans leur catalogue. Avec un succès contrasté mais porteur d’avenir : plus de 20.000 ex au titre pour Dofus, le manga d’Ankama. Mais il est vrai qu’il s’appuie sur un univers vidéoludique qui jouit d’un parc de 650.000 joueurs en ligne. Avec plus de 7.000 ex pour certains des « bons » mangas des Humanos dont certains se distinguent par l’excellence de leur scénario, comme Sanctuaire Reminded, cette collection de création arrive néanmoins à l’équilibre grâce à… de bonnes ventes à l’étranger ! Une tendance qui procède de l’émergence du « global manga », une production de mangas non-japonais issus de tous les pays du monde : États-Unis, Europe mais aussi Chine, Corée ( environ 10% de la production française de mangas), Malaisie…
Enfin, en particulier avec les collections Puceron et Punaise chez Dupuis, les séries de la revue Tchô (Titeuf en tête) ou encore Lou de Julien Neel, mais aussi des standards comme Kid Paddle, Lucky Luke ou Cédric, la bande dessinée a retrouvé le chemin de la jeunesse (la présence de séries télé tirées de ces bandes dessinées sur les écrans n’est pas sans expliquer ce phénomène : Titeuf, Franky Snow, Lucky Luke, Cédric, Kid Paddle font à la fois de bons ratings dans les programmes jeunesse et des scores enviables en salle, comme en librairie).
Delcourt en force, Soleil en recul.
Du point de vue de la production en titres, la palme revient cette année aux Éditions Delcourt avec 484 titres publiés cette année-ci contre 412 l’année dernière. Média-Participations arrive juste derrière avec là-aussi une progression notable : 474 nouveautés en 2007 contre 421 en 2006. Progression importante aussi chez Casterman avec 316 titres publiés en 2007 contre 262 en 2006).
Glénat, qui a du remplacer cet été son directeur général et deux de ses directeurs éditoriaux (dont celui des mangas), et qui a racheté dans le même temps le catalogue de la SEFAM/Albin Michel, subit un tassement tandis que, fait remarquable, Soleil opère un fort décrochage cette année avec 428 titres publiés cette année contre 624 l’année dernière. Une correction due à un volontarisme trop expansif l’année dernière ou à un « effet rugby », Mourad Boudjellal ayant pris en 2007 la direction du RCT, le club de rugby de Toulon ? Les deux, peut-être.
Il est remarquable de noter que les deux théories en présence : « Tout est bon dans la surproduction » (doctrine Guy Delcourt) et « On produit trop » (doctrine Claude de Saint-Vincent, PDG de Média-Participations) continuent de s’affronter pour conquérir des parts de marché (car là est l’enjeu) même si certains prêchent une chose et en pratiquent une autre.
3/ Les comics de plus en plus forts.
Grâce à un opérateur pro-actif : Panini Comics, les comics acquièrent de plus en plus d’audience. Mais aussi grâce à d’excellents "petits" éditeurs comme Çà & Là, Rackham, Akileos, Cornélius, Bamboo, Kymera, voire Wetta qui ont été chacun intelligemment actifs sur ce marché. La raison principale de cette pérennisation des comics sur notre marché est la présence des super-héros dans les salles : Spider-Man, Les X-Men, les Fantastic Four..., avec des films de bonne qualité et généralement fidèles aux bandes dessinées adaptées. Une tendance qui ne devrait pas faiblir ces prochaines années.
4/ Le boom des « Romans Graphiques »
Est-ce l’effet « Persépolis » ? Les romans graphiques ont fait cette année la meilleure progression tous genres confondus (319 titres parus en 2007, contre 248 en 2006). Il est vrai que le film de Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud a dépassé le million de spectateurs en salle. Mais ce n’est pas suffisant pour expliquer un phénomène désormais mondial et qui concrétise l’attribution d’une partie des linéaires dévolus au roman littéraire à de plus en plus de bandes dessinées. Les nouvelles générations ne discriminent plus les histoires en images comme auparavant. Au fond, que le livre soit typographié ou dessiné, ce qui compte, c’est le sujet, l’intrigue, les personnages, l’univers. En conséquence, le format roman est de plus en plus utilisé, et même de préférence utilisé, pour des œuvres plus adultes offrant ce que l’on appelle des « sujets de société » ou même des créations plus personnelles. Le bon rapport entre le coût et le prix de vente, sa proximité avec des œuvres littéraires fortes ont contribué à décoincer les plus grands éditeurs de la littérature française : Gallimard, Grasset, Le Seuil… ont tous des romans graphiques à leur catalogue. Parfois même, comme c’est le cas chez Gallimard, cette proximité permet le mariage de deux « marques » fortes comme Joann Sfar et Antoine de Saint-Exupéry, l’un et l’autre publiés par l’éditeur de la rue Sébastien-Bottin et qui signeront bientôt ensemble l’adaptation en BD du Petit Prince.
Vive la surproduction !
Cette vitalité de la BD, on ne peut que s’en féliciter. On le voit bien : le succès des mangas a tiré toute l’industrie de la bande dessinée sans empiéter sur aucune des plates-bandes occupées par les différents genres.
Mieux : en conquérant des nouveaux publics, le manga a ramené les jeunes en libraire, enrichi les éditeurs (Kana, Glénat ou même Cornélius doivent sans doute l’essentiel de leur marge de l’année 2007 aux mangas), amélioré la trésorerie des libraires, leur permettant ainsi d’investir dans d’autres genres moins faciles, comme le roman graphique ou les comics et, plus que tout, il a remis en cause les habitudes d’une corporation trop fermée sur elle-même en lui redonnant une perspective d’avenir.
La surproduction actuelle enfin offre au lecteur un choix inouï, jamais atteint par la BD auparavant, un choix qui permet d’entretenir des publics (féminin, sportif, etc.) et des marchés de niche (cross-branding avec le cinéma et les jeux vidéo) à des niveaux que l’on n’aurait jamais imaginés auparavant.
Mais cette rude concurrence fragilise bien évidemment les éditeurs les moins capitalisés, dont le catalogue est moins assuré, moins clair que celui de ses concurrents. Elle réduit la durée de vie des nouveautés sur le point de vente (mais les développements de l’Internet ont tendance à réduire cet impact) et oblige le libraire à une meilleure gestion de son stock et à une meilleure connaissance de sa clientèle. Par ailleurs, on objecte souvent que cette situation réduit le tirage des ouvrages et donc pénalise leur rentabilité.
Ce sont des faux procès : sur la question de la réduction des tirages, on peut au contraire affirmer que la modernisation des processus d’impression a fait baisser notablement les prix de revient. Un manga est rentable à moins de 2.500 exemplaires ; un album couleur à 7-8.000 contre 12.000 il y a encore quelques années. Ce sont des investissements raisonnables.
Deux arguments plaident en faveur d’une surproduction volontariste. Le premier est statistique : plus on produit de nouveautés, plus on a de chances de découvrir une œuvre exceptionnelle. Le second est logique : si on laisse sans réagir les créateurs étrangers prendre la place des créateurs nationaux sans proposer en face une offre adaptée, renforcée par une forte concurrence sur le marché intérieur, et susceptible de rivaliser avec nos compétiteurs, l’industrie de la BD franco-belge disparaîtra de nos contrées et nos créateurs iront se faire publier aux États-Unis et au Japon.
Si, au contraire, nous profitons de la manne des mangas pour financer une création de qualité et compétitive, ce seront les auteurs étrangers qui viendront publier chez nous, car nous aurons fait la preuve de notre capacité à conserver, malgré une très forte concurrence, notre originalité et notre vitalité dans le concert de la bande dessinée mondiale.
(par Didier Pasamonik - L’Agence BD)
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Le rapport de Gilles Ratier/ACBD (document en PDF)
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