Souvenons-nous du Far West de Tintin en Amérique, de Lucky Luke, de Spirou & les chapeaux noirs, de Blueberry, du Bessy de Vandersteen, des petits formats : Rodeo la revue de Tex Willer chez Lug, Captain Swing chez Aventures & Voyages, Kid Carson chez Imperia, Kansas Kid chez Sagedition… et nous voyons à quel point le mythe du Western était central dans la bande dessinée populaire européenne.
À un moment, on n’envisageait pas la publication d’un titre pour la jeunesse sans une histoire de cow-boy : Chick Bill, Doc Silver ou Ringo dans Tintin, Lucky Luke, Jerry Spring dans Spirou, Blueberry dans Pilote…
Hollywood était le premier pourvoyeur de cette mythologie. Il était normal que le « cinéma de papier » suive un chemin parallèle, même si, comme Jacques Brel le rappelle dans Mon Enfance, les mômes n’étaient pas dupes :
L’été à moitié nu
Mais tout à fait modeste
Je devenais indien
Pourtant déjà certain
Que mes oncles repus
M’avaient volé le Far West…
Ce Far West-là ne venait pas de si loin : c’était une fabrication lancée cinquante ans plus tôt par une génération d’immigrants –celle de William Frederick Cody alias Buffalo Bill- qui avaient à effacer le grand crime de sa conquête : l’ethnocide des Indiens d’Amérique du Nord et la destruction d’un écosystème harmonieux resté intact des centaines d’années durant.
Moteur de la « révolution industrielle » à la fin du 19e siècle et au début du 20e, l’Amérique avait gagné l’affranchissement de sa tutelle coloniale grâce à la prospérité apportée par son forfait. Il mythifia sa victime dans un spectacle, en particulier lors des premiers shows qui fondent la légende du western, lorsque le vainqueur déchu de Little Big Horn, Sitting Bull, ou encore Geronimo, avaient été enrôlés dans les parades du massacreur de bisons, et qui s’appelait Buffalo Bill en raison de cet « exploit », pour chanter sa gloire, comme dans un triomphe romain.
Le western d’Hollywood n’est que le prolongement de cette farce grotesque mais il est arrivé à transformer en mythe grâce à des scénarios parfaitement ritualisés, comme dans une liturgie, que les réalisations de Sam Peckinpah ou d’Arthur Penn, le spaghetti-western ou des bandes dessinées comme Lucky Luke, Blueberry ou Jonathan Cartland, avaient fini par déconstruire quelque peu.
Switch sur les super-héros
Un costume immédiatement identifiable comme celui de Tom Mix, un héros présenté comme l’incarnation de la justice, un duel et finalement le triomphe du bien… Le scénario des films de super-héros sort rarement du schéma westernien.
Sam Raimi ou Jon Favreau sont-ils les nouveaux John Ford ? Nous sommes dans la construction d’une imagerie qui, au besoin, s’inspire des grands mythes précédents lesquels, René Girard l’a bien démontré, camouflent eux-mêmes souvent de grands crimes [1] : la Bible, les légendes scandinaves, etc.
Quel grand crime dissimule le mythe du super-héros ? Celui de la bombe atomique assurément.
On objectera que les super-justiciers son nés bien avant Hiroshima (Superman en 1938, Captain America en 1941…). Oui, mais la question de l’arme nucléaire –l’arme absolue permettant le meurtre absolu- est très tôt présente dans la mythologie super-héroïque : la kryptonite évoque immanquablement la radio-activité [2] et Captain America doit sa puissance au bon docteur Reinstein, dont le nom à peine transparent évoque celui que l’on considère (à tort, en fait) comme « le père de la bombe. »
La plupart des premiers grands récits de super-héros découlent de la frayeur créée par l’atome [3], laquelle est également centrale dans l’univers des mangas : Spider-Man est piqué par une araignée radioactive, Captain America, Hulk, Les 4 Fantastiques, Iron-Man, Wolverine sont également le fruit de productions scientifiques souvent à destination militaire… Quelques rares séries, comme les X-Men, échappent un peu à ce schéma fondateur (nous en reparlerons.)
Sans la Bombe d’ailleurs, les super-justiciers seraient restés dans leur déchéance de l’après-guerre, marquant la fin du Golden Age. Umberto Eco en avait donné la raison : le super-héros, il évoquait en particulier Superman, se trouve dans « une situation narrative préoccupante qui fait de lui un héros sans adversaire et donc sans possibilité de développement d’intrigue. » [4] Comme l’Amérique de 1945.
Toute la mythologie de la Guerre Froide se construit autour de la notion d’une superpuissance mise en danger, soit par l’arme elle-même (la kryptonite), soit par des rivaux qui veulent la détruire ou la ravir. De ce fait, le vocable de « super-puissance » finit par entrer dans le discours politique, permettant l’identification avec la nation américaine jusqu’à ces remises en question qui transparaissent clairement dans Batman : The Dark Knight Returns de Frank Miller ou dans le Watchmen d’Alan Moore & Dave Gibbons datant l’un et l’autre de 1986.
Le monde change, le western a été quelques peu démonétisé, le super-héros a permis d’en réactiver ses principaux ressorts, donnant des nouveaux atours à des récits parfois très anciens. Il a surtout permis de les investir dans un autre genre à succès : la science-fiction qui est par excellence la littérature de l’angoisse du futur et qui permet d’élaborer de façon cathartique les scénarios les plus extrêmes, celui de la fin de l’homme, de la fin du monde. Voilà pourquoi le mythe du super-héros a supplanté celui du western, tout en récupérant ses codes.
La BD suit. C’est ce qui explique la forte progression de la vente des BD d’origine américaine en France ces dernières années (la production en nombre de titres a progressé en librairie, selon le Rapport Ratier, de 429% entre 2000 et 2010).
La sortie en salle le 24 août prochain de Cow-Boys & Aliens (Cow-Boys et envahisseurs, en français), le film de Jon Favreau avec Daniel Craig, grand lecteur de Lucky Luke dans son enfance [5], Harrison Ford et Olivia Wilde rappelle ce cousinage entre les genres western, science-fiction et super-héros.
Il faut dire que ce film a été développé par un ancien vice-président de la Marvel, Mitchell Scott Rosenberg qui s’était illustré dans les années 1980 avec la création de Malibu Comics et qui avait développé dans le cadre de sa société Platinum Studios des films aussi marquants que Men In Black (encore un comic-book [6] !) ou la série télé Jeremiah tirée de l’œuvre d’Hermann, un western d’après la Bombe, justement.
Rosenberg s’apprête par ailleurs à porter à l’écran le comic-book Witchblade de Marc Silvestri, David Wohl, Brian Haberlin & Michael Turner. Sortie prévue en 2012.
(par Didier Pasamonik - L’Agence BD)
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En médaillon : Cow Boys & Aliens, un film de Jon Favreau © Getty Images for Paramount Pictures. En salle en France le 24 aout 2011.
[1] René Girard, La Violence et le sacré, Hachette littérature, Paris, 1998.
[2] Elle apparaît dans les scénarios du feuilleton radiodiffusé de Superman dès 1943.
[3] Voir notre série d’articles, "La Bombe en héritage", août 2005.
[4] Umberto Eco, De Superman au Surhomme, Grasset, Paris, 1993.
[5] Interview pour le Journal du Dimanche, 21 août 2011.
[6] Créé par Lowell Cunningham & Sandy Carruthers, chez Aircel Comics, en janvier 1990.
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