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Jean-Denis Pendanx ("L’Œil du marabout") : « Je cherchais un moyen de raconter l’histoire du camp, et plus largement du conflit vécu au Soudan. » [INTERVIEW]

Par Georges Espina le 15 avril 2024                      Lien  
Pendant dix ans, le Soudan a été en proie à une guerre civile causant l'exode massif des populations. Jean-Denis Pendanx nous raconte fidèlement la vie des camps de ces réfugiés créés sous l’égide des Nations Unies et du Haut ommissariat aux Réfugiés (HCR). Il nous conte ainsi le quotidien d'une petite fille de six ans qui cherche dans sa relation avec un marabout la possibilité de s'évader de cette violence quotidienne. Dans "L’Œil du marabout", Jean-Denis Pendanx témoigne avec humanité et sensibilité de la guerre au Soudan.

Comment vous est venu l’idée de développer cette actualité sous la forme d’une BD fiction de reportage ?

J’ai reçu une invitation du responsable de l’Unicef au Soudan. Ce responsable m’ a proposé de venir égayer la vie des enfants et des réfugiés adultes pendant quinze jours. L’idée était de donner des cours de dessins car l’UNICEF voulait développer ce projet d’ateliers afin de tester de nouvelles activités. En effet, nous voulions voir si le dessin pouvait agir thérapeutiquement auprès des réfugiés.

Le projet final était aussi de fabriquer une fresque de huit mètres de long que nous apposerions sur un bâtiment principal. Sur celle-ci, chaque élève pouvait apporter sa contribution au projet global. Nous avons aussi formé des professeurs de dessin en collaboration avec des directeurs et professeurs d’école afin qu’il y ait ensuite une continuité après cette première phase.

Comment avez-vous vécu cette promiscuité dans les camps en tant qu’européen pendant ces quinze jours ?

Nous vivions de manière spartiate. Pendant la période où j’y séjournais, il faut savoir que le conflit régnait toujours à l’extérieur. Le temps y est littéralement figé : il y a peu de formation et on peut presque parler de générations sacrifiées. Mais l’espoir renaît malgré tout grâce à la solidarité exprimée entre les réfugiés et les organisations humanitaires.

Jean-Denis Pendanx ("L'Œil du marabout") : « Je cherchais un moyen de raconter l'histoire du camp, et plus largement du conflit vécu au Soudan. » [INTERVIEW]

La maturation de cette bande dessinée a pourtant duré plusieurs années ?

Oui en rentrant, je me suis rendu compte que j’avais vécu une expérience très forte au Soudan et c’était encore trop prenant pour moi à mon retour. J’ai ensuite eu un déclic six ans plus tard en reçevant des avis et des conseils d’amis scénaristes afin de produire dans un premier temps un court métrage au sujet du camp de réfugiés de Bentiu.

À la base, je n’étais pas scénariste mais je me suis dis que je pouvais développer une bande dessinée en lieu et place du court métrage. C’est ainsi que je suis lancé dans le développement du scénario de ce qui allait devenir L’Œil du marabout.

À travers ce récit, on ressent votre passion pour la bande dessinée que vous voulez transmettre, surtout à Georges et sa petite sœur Nialony... Jusqu’à se demander s’ils ont existé tant leur histoire semble vraie ?!

J’ai voulu créer une bande dessinée mêlant documentaire et fiction. Georges était un jeune ado qui avait un réel talent. Il dessinait dès le premier atelier et redemandait sans cesse du papier et des ustensiles de dessin. Le lendemain il est revenu pour l’atelier adulte par la porte de derrière et nous l’avons gardé tout au long des deux semaines d’atelier. Je lui ai même donné mon matériel personnel en quittant le Soudan.

Quant à Nialony, cette petite fille de six ans avait été séparée de ses parents pendant le conflit. Elle a été retrouvée errante dans le pays et le Haut Commissariat des Réfugiés l’a ramenée en avion au camp où elle a pu retrouver sa famille. J’ai vécu son arrivée accueillie par ses parents entouré d’une centaine de personnes et je me suis inspiré de ce regroupement familial pour finalement développer le scénario de ma propre histoire. L’arrivée de la petite Nialony marque la scène d’ouverture du livre.

On ressent que les ateliers apportent de la joie et brisent la monotonie ainsi que la dureté de la vie dans les camps. Il y a une certaine fierté de la part de ces enfants de pouvoir montrer leur création ?

Oui, c’est ce qui m’a fortement marqué contrairement à ce qui se passe en France où un atelier dure une demi-heure à une heure pour un temps limité. En Afrique , les enfants voulaient dessiner presque toute la journée du matin au milieu de l’après-midi : ils redemandaient du matériel, des feuilles, des crayons... Pour le projet de la fresque apposée sur le mur de l’école, plus de cent enfants et adultes y ont participé. L’apport de matériel de dessin était pour eux un cadeau car ils n’avaient jamais pu utiliser autant de matériel de couleurs.

À ce propos, vous avez réalisé un magnifique travail sur vos propres couleurs au sein de l’album, notamment la couleur sable qui est omniprésente. Comment avez-vous travaillé ?

J’ai ramené énormément de matériel en Afrique : des aquarelles, des acryliques, des pochoirs que j’avais préparé aussi pour les enfants moins aguerris. Nous avons dessiné et peint sur les murs de terre de cette école. Au final, la terre et le sable propre à cette région m’ont influencé dans le choix des couleurs de l’album.

Pour revenir au scénario que vous avez mis en place, vous insistez sur le lien entre Georges le grand frère et Nialony, une relation renforcée par le caractère démissionnaire de leur père. Georges doit donc la prendre sous sa protection et en même temps, on sent qu’il est dur avec elle car il veut la rendre plus forte dans ce camps où la vie n’est pas si facile...

Je me suis fait conseiller par des amis scénaristes : Dumontheil ainsi que Laurent Galandon qui m’a donné de très bons conseils et à qui je souhaite rendre hommage. Il m’a donc conseillé de créer une tension entre le frère et la petite sœur au début de l’histoire après leurs retrouvailles. J’ai ainsi pu décrire les difficultés dans le camp, le manque de nourriture, la nécessité d’aller chercher de l’eau aux points d’eau, etc.

Comme ce moment où Nialony se fait molester car les gens estiment qu’elle gaspille l’eau ?

Oui, son frère la protège tout en la rejetant également afin de la faire grandir. Georges a été endurci par toutes les choses qu’il a vécues et il veut lui faire comprendre que la vie est dure. Je ne voulais pas trop montrer les horreurs vécues dans les camps, mais plutôt faire passer cette réalité par le regard des enfants.

Lors de la fuite du village, la maman de Nialony cache les yeux de la petite quand un massacre est perpétré. Son oncle va être fusillé et on lui demande de retirer sa casquette...

Merci d’avoir vu ce détail, vous êtes le premier à m’en parler. La Guerre au Soudan dure depuis plus de 10 ans entre deux ethnies dirigées par un président et un vice-président. Les ethnies au Soudan ont des scarifications sur leur front et les tatouages dévoilaient s’ils étaient de l’ethnie dinka ou Nuer.

Revenons sur le lien que la petite Nialony tisse avec le marabout, cet oiseau majestueux qui regarde la folie des hommes se déchaîner avec un air débonnaire. On sent qu’elle cherche des réponses par ce biais ?

Je cherchais un moyen de raconter l’histoire du camp, et plus largement du conflit vécu au Soudan. Et en Afrique, il y a cette dimension de ces marabouts que je visualisais comme des sages conteur d’histoire, porté par l’aspect ancestral. Avec cet animal qui est détaché de tout et qui est emplit de sagesse.

Ce marabout rassure Nialony face au fait que son frère la rejette. Il devient progressivement son confident, son ami imaginaire.

Oui, on ne sait pas si on est dans la réalité ou dans un conte. C’est quelque chose que l’on a déjà vu dans Calvin and Hobbes entre un petit garçon et son tigre en peluche. J’essaie aussi de glissant des moments plus légers, voire drôles comme quand le Marabout lui dit qu’elle le mangerait avec plaisir.

Cette manière de raconter et de vous intéresser aux autres cultures rappelle également votre précédent ouvrage Mentawaï !. Qu’est-ce qui vous anime à raconter des histoires à travers le globe ? À de découvrir des ethnies et des peuplades différentes afin de les faire vivre en bande dessinée ?

J’avais choisi de faire mon service civil au Bénin en 1989, et je suis resté 14 mois dans le centre culturel de Cotonu. En rentrant j’ai commencé à dessiner mes premières bandes dessinées, certainement parce que l’Afrique et les autres pays m’ont toujours fasciné. J’ai d’ailleurs développé mon premier album avec un ami scénariste qui vivait justement ici à Bruxelles.

Quant à Mentawaï !, j’avais travaillé avec une jeune scénariste qui était ethnologue et vivait dans la forêt indonésienne avec cette peuplade. C’est une tribu dont les valeurs se perdent : ils vivent par et pour la forêt, mais la déforestation s’accélère et ils doivent sans cesse reculer afin de garder leur propre culture, comme leur incroyable connaissance des plantes médicinales. Ils ne rejettent pas le monde moderne mais avant tout préserver garder leurs valeurs.

D’où vient cette évolution entre Mentawaï ! et L’Œil du Marabout ?

J’ai eu la chance que mon éditeur Daniel Maghen me laisse plus de temps pour développer L’Œil du marabout. Pour Mentawaï !, j’avais bénéficié de moins de temps et j’avais travaillé l’album alors à la couleur directe.

Pour L’Œil du marabout, le temps alloué m’a permis de m’organiser différemment. J’ai travaillé tout d’abord mes planches en marron noir et blanc comme le présente les pages de garde de l’album. J’ai ensuite réaliser toutes mes couleurs après avoir scanné mes pages. Grâce à mon Ipad Pro, j’ai pu donner des aspects aquarelles à mes couleurs numériques tout en me rapprochant de la création manuelle. On peut même rajouter des effets granuleux très pratiques pour développer des dessins qui décrivent le sable volatile du désert soudanais.

Propos recueillis par Georges Espina.

(par Georges Espina)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782356741530

L’Œil du marabout par Jean-Denis Pendanx - Daniel Maghen Editions
160 pages - 7 février 2024

Photo : © Alain Bujak / Maghen

Daniel Maghen ✏️ Jean-Denis Pendanx à partir de 13 ans
 
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