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Alexis Dormal (Pico Bogue) : "Le jeu, c’est de trouver un alphabet graphique et de jongler avec ça pour servir la musique du texte". [INTERVIEW]

Par Kelian NGUYEN le 25 juin 2024                      Lien  
Alors qu'une grande exposition rétrospective vient d'ouvrir ses portes à la Maison de la bande dessinée de Blois et durera pendant tout l'été, nous avons rencontré Alexis Dormal, dessinateur et co-créateur de Pico Bogue quelques jours avant de prendre le train et de découvrir l'accrochage. Avec nous, il revient sur la genèse de la série et de l'exposition, sur son parcours et ce qui l'a poussé à travailler avec sa mère.

- D’où vient Pico ?

 Ça fait quinze ans, voire seize peut-être, que je travaille avec une scénariste que je connais très bien et qui s’appelle Dominique Roques. C’est également... ma maman.

Je me souviens parfaitement du jour où elle s’est mise à écrire afin que je puisse présenter un book aux éditeurs. Elle se faisait du souci de voir son fils s’éterniser dans les études de cinéma. Dans tous les cas, ce n’était pas ma tasse de thé de réaliser des productions en équipe et je rêvais plutôt d’avoir une chambre à moi comme Virginia Woolf. Ce que je préférais faire, c’était le storyboard. Quand elle a vu que je m’attardais dans les études, elle s’est mise à écrire quelques petites histoires dans la veine de celles avec lesquelles on a grandi : Calvin et Hobbes, Mafalda, les Peanuts… Et moi, tout de suite, je me suis dit qu’il allait falloir être un peu sadique et exploiter sa mamounette.

À partir de là, les choses se sont enchaînées, mais pas si vite que ça, parce qu’au début, on apprenait. Il m’a fallu trouver ma grammaire graphique. Je l’ai créée au fur et à mesure que ma mère progressait dans les choix des mots à employer… Jamais on n’aurait pu imaginer que, seize ans plus tard, j’aurais comme ça une expo à Blois, après celle de Bruxelles ou Perros-Guirrec. Et encore moins pour elle, parce qu’elle ne pensait pas aller au delà de un ou deux albums. Au début, elle n’avait prévu de ne faire que deux ou trois pages pour que je puisse trouver un éditeur.

C’est génial pour moi, parce que c’est une belle histoire de passion artistique et de famille. Ce n’est pas autobiographique dans les faits ; ça l’est plutôt dans le sens des mots, des idées, des échanges et des conversations qu’on a pu avoir, elle et moi. Encore que, vraiment, l’esprit de Pico, c’est elle. Je ne suis que le « Side-Kick ». En revanche, côté dessin, j’ai adoré essayer d’être tout sauf redondant, d’apporter une part de moi en la lisant.

J’ai pioché dans les BD d’humour que j’ai déjà citées. Et dans bien d’autres puisqu’il y a aussi Claire Bretécher, Sempé, Uderzo, ou les textes de Goscinny et de Franquin. J’ai la forte impression que l’on cite moins souvent Les Idées Noires alors que c’est l’œuvre qui m’a le plus marqué chez lui.

Sinon, c’est beaucoup d’illustration jeunesse, plutôt anglo-saxonne, que ce soit Quentin Blake ou les aquarelles de Beatrix Potter. De là, je me suis intéressé aux aquarelles de Delacroix ainsi qu’à d’autres artistes situés de l’autre côté de l’Atlantique. Mais c’était très délayé alors que les Anglos-Saxons osaient davantage travailler les contrastes, le pigment fort… Quand on regarde les peintures de Hopper, il n’y a pas tellement de différence entre ce qui est proposé à l’aquarelle et à la peinture à l’huile.

Très vite, j’ai donc eu un coup de foudre pour l’aquarelle. Cela permet d’être à la fois très rapide, très efficace et très en raccord avec son temps. C’est pourtant une technique qui a déjà quelques siècles. Et je trouve ça génial !

- Comment s’est faite cette expo ?

J’ai rencontré Bruno Genini (directeur du festival BDBoom de Blois) il y a quelques années lors du festival. Il y avait une super ambiance et j’aime beaucoup le fait que tous les acteurs de la BD se retrouvent avec une vraie ouverture d’esprit et un vrai amour du médium. On sent que ce sont tous des passionnés.

Puis, j’ai rencontré Olivier Souillé, directeur de la galerie Daniel Maghen, et Daniel. J’ai eu la chance qu’ils aiment mon travail et j’appréciais leur manière de gérer la galerie. Ils adoraient travailler avec Bruno et ils m’ont fait la surprise de lui parler de moi. C’est pour ça que Bruno est venu vers moi pour me proposer cette expo et j’ai adoré.

Ils ont beaucoup mis l’accent sur les illustrations, sur les couvertures. Mais il y a aussi des planches de gags courtes qui reprennent justement le format court cher à Franquin. D’autres planches s’écoulent sur plusieurs pages pour s’adapter aux histoires de Dominique.

Je suis assez fier de présenter des dessins et des couleurs faits main. Tout est fait main, c’est-à-dire avec l’incrustation d’un pigment sur du papier. Ça me fait plaisir de défendre ça. J’avoue, il y a beaucoup de très, très belles choses qui se font sur tablette graphique. Mais c’est important de préserver une certaine diversité.

Photo : Maison de la BD

- Qu’est ce que vous attendez de cette expo ?

J’ai beaucoup d’attentes. Je vais leur mettre la pression. Il faut que mes dessins soient plus beaux chez eux que lorsqu’ils étaient chez moi. Ils se débrouillent, ils font ce qu’ils veulent. Je voudrais des cadres avec des dédicaces de Peter de Sève, Nicolas de Crécy, Riad Sattouf, un tapis rouge brodé…. J’arrête de dire des bêtises. Une chose est sûre : ça va faire bizarre, parce qu’ils ont fait l’accrochage sans que je sois là ; et je pense qu’il vaut mieux parce que sinon, ils auraient peut-être dû prendre deux semaines pour le faire alors que là ils vont pouvoir le faire à leur vitesse.

Je pense que ce sera émouvant. Et puis en même temps, me connaissant, je me dis : pourvu qu’ils ne soient pas déçus, pourvu qu’ils ne regrettent pas leurs choix, pourvu qu’ils m’accueillent avec un petit sourire et qu’ils ne soient pas d’emblée pressés de passer à la prochaine expo. Mais surtout, je trouve vraiment agréable l’idée que les gens puissent venir en famille. Car il faut dire qu’il y en a un peu pour tous les âges : il y aura du Pico, du Ana Ana, Les Étymologies... Et en plus, l’expo dure tout l’été, c’est-à-dire pendant les vacances scolaires.

- En quinze ans de carrière, vous être à plus de quinze albums, comment expliquez-vous ce rendement ?

D’une part, on n’a pas l’impression de produire mais vraiment de créer quelque chose et surtout de le créer en famille. Dans une famille où on s’adore, on s’engueule aussi. Au début, c’était difficile de trouver un compromis parce que dans l’humour, ça n’existe pas. Il faut qu’on soit pleinement convaincu de ce qu’on raconte ou de ce qu’on dessine. Mais pouvoir travailler ensemble, c’est juste génial. Il y a des gens qui disent : « je ne pourrais pas travailler avec ma mère ou je pourrais pas travailler avec mon fils ». La question qui revient souvent est : « c’est pas trop dur de travailler avec son fils ? » Parce que clairement je suis le pire des deux (rire). Sans rire, grâce à Pico, on a des échanges qu’on ne pourrait pas avoir autrement et franchement, c’est génial d’échanger avec elle en demandant : « Tiens, qu’est ce que tu penses de ça ? »

Mais pour revenir à la question, si je ne dessine pas, je ne me sens pas bien. Au delà du fait de gagner sa vie avec ça, c’est juste que j’adore dessiner. Il y a bien eu des journées où c’était dur, notamment à mes débuts. On travaillait de 7 h à minuit sept jours sur sept pendant trois ans juste pour présenter le premier album.

Parce qu’il faut dire qu’on évolue. Il faut trouver ses marques au dessin et à l’écrit. On innove constamment, notamment dans le dessin. Regardez, par exemple, le dessin d’Uderzo. Comparez le premier et le dernier Astérix : il y a un moment où il se sent prêt. Un moment où ça doit sembler naturel sinon pourquoi est-ce que ça le serait pour un lecteur ?

Depuis, Pico, c’est bien simple, si je ne le dessine pas pendant une année, c’est problématique. J’ai l’impression qu’il dort, qu’il m’attend en me jetant un regard un peu dramatique : « Quand est ce que tu me re-dessines ? ».

C’était notre volonté de développer une série jeunesse avec Ana Ana ou Les Étymologies qui soient très chronophages mais qui nous amuse. Il y a tellement de sujets qu’on a envie d’aborder. Notre récréation c’est de pouvoir les traiter de différentes manières. Et donc, tout ces albums nous occupent. Ça me rendrait malade de laisser une pause trop longue. C’est déjà le cas sur le tome quatre des Étymologies. Ça fait déjà quatre ans que j’essaye de trouver le bon moment pour le faire.

En plus de ça, récemment, j’ai fait une grande illustration pour un puzzle Pico, et je me disais : comment procéder pour faire un immense puzzle ? Est ce qu’il faut que je zoome sur Pico ? Mais moi, j’aime bien le dessiner petit. Je suis en adoration devant les dessins de Sempé qui nous ramener toujours à notre petite condition humaine en dessinant ces minuscules personnages perdus dans l’immensité d’un paysage.

J’ai toujours inconsciemment essayé d’appliquer ça à mes dessins. Mais j’ai adoré faire ce grand format qui sera dans l’expo. Ça a été déclic pour travailler sur d’autres grands formats, et c’est maintenant un vrai plaisir de faire ça. Que ce soit pour les pages de garde du prochain album ou pour une prochaine exposition-vente à la galerie Daniel Maghen sur laquelle on travaille depuis quelques temps avec Olivier Souillé.

Je n’aurais jamais imaginé, en fait, pour être tout à fait honnête, que j’arriverais à avoir autant de plaisir à peindre Pico et son univers sur des grands formats. Auparavant, je partais d’histoires vivantes qui incluaient des bulles de paroles tandis qu’ici je dois essayer de construire une histoire muette. C’est un défi parce que l’idée n’est pas juste de faire un décor, mais d’évoquer des petites choses imperceptibles dans le dessin.

Tout se complète, parce que ce que j’avais adoré durant mes études, c’était les études de sculpture. Et quand on se retrouve à travailler sur un projet, quel qu’il soit, c’est comme la sculpture, on met un peu de terre glaise, on en retire, on essaye telle profondeur. On expérimente le tâtonnement à l’état pur. Et quand Dominique m’a proposé son texte, je me suis dit : là, il faut trouver un style graphique, il faut remettre tout à plat pour s’arrêter sur quelque chose qui semble le plus juste possible avec le sens de l’histoire. Je pense qu’un dessinateur doit être très humble par rapport à l’histoire. Donc le jeu, c’est de trouver un alphabet graphique. On fabrique son propre vocabulaire, ses petites lettres et après on jongle avec ça pour servir la musique du texte.

- Vous disiez que Pico était Dominique, mais vous, qui êtes-vous ?

Ce n’est pas qu’elle, c’est aussi un peu moi. Déjà parce que j’écris un tout petit peu - de l’ordre de 5 %, enfin je ne sais pas, j’ai pas mesuré. Mais de toute façon c’est du bovarysme. Elle est dans tous les personnages. Et moi-même, qui leur donne chair, je me retrouve aussi un peu dans tous ces personnages. Peut-être que j’ai dû mal à dire qui est qui parce que c’est aussi quelque chose qui est de l’ordre du fantasme.

En réalité, « la potion magique d’Astérix » de Pico, c’est le verbe et c’est le sens de l’a-propos. C’est tout ce que maman n’a pas su dire au bon moment. C’est cela, sa vraie revanche. C’est de pouvoir mûrir le verbe, le dialogue avec Pico avec la phrase qu’il faut au bon moment. Il se passionne pour l’exercice des joutes verbales dans une forme de bienveillance.

Ce que j’aime, c’est le contraste entre le fait qu’il aime beaucoup à sa famille, mais que cela n’empêche pas qu’il puisse y avoir un petit côté où ça s’engueule.

Ce que j’aime, c’est jouer sur ce contraste entre la douceur et les gueulantes. L’idée est qu’à travers tout ça il y ait un amour constant. Pico, c’est avant tout un fantasme. Je sais que Sempé a fantasmé son enfance avec ces cours de récréation où les enfants font semblant de se battre.

De la même façon, dans mes couleurs et dans mes choix, je me fais plaisir. On a toujours voulu se faire plaisir l’un et l’autre et y insérer des choses de la vie. D’ailleurs, Dominique écrit en fonction de tout ce qui l’énerve dans la vie. Mais on dépasse tout ça pour que Pico soit un petit soleil. Je le fais également pour moi parce que je dois me sentir bien, mais je n’oublie évidemment pas le lecteur, car c’est à lui que nos bandes dessinées sont destinées en priorité.

(par Kelian NGUYEN)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782205208023

Exposition à la maison de la BD de Blois
Jusqu’au 31 aout 2024
3 rue des Jacobins
41000 Blois

Pico Bogue Dargaud ✏️ Alexis Dormal tout public Jeunesse France
 
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