Vous avez publié coup sur coup deux ouvrages imposants sur deux grands auteurs de bande dessinée, Cauvin et Rosinski. Pouvez-vous nous faire une synthèse de leurs apports respectifs à la bande dessinée ?
Ce sont deux auteurs atypiques qui ont réussi, chacun dans un registre différent, à apporter du sang neuf à leurs supports respectifs, Tintin et Spirou, en l’occurrence. Prenez Rosinski, tout d’abord. Il n’a pas vraiment de modèle. Aucun, en tout cas, côté bande dessinée belge. Tout juste se souvenait-il d’avoir lu — ou plutôt vu, d’ailleurs, puisqu’il ne parlait pas encore un traître mot de français — Vaillant, un journal français d’obédience communiste.
Le fait qu’il ait, des années durant, pratiqué l’illustration, qu’il soit depuis toujours passionné de peinture historique — avec des artistes comme Jan Matejko, Wojciech Kossak ou Jozef Brandt — fait toute la différence. Grzegorz est un auteur « physique », au même titre que Vance ou Hermann, capable de donner vie à un morceau de pierre. Sa rencontre avec Van Hamme, un scénariste qui joue sur l’émotion de ses personnages, lui a également permis de construire avec « Thorgal » une véritable « saga »… Saga, un terme viking, rappelons-le !
Pour Cauvin, c’est encore autre chose. Raoul a eu la chance de commencer sa carrière dans le dessin animé. Chez TVA Dupuis. Cela lui a permis d’acquérir une rapidité d’exécution et un humour « visuel » qui vont lui servir par la suite. Le fait qu’il ne soit pas de la « bande à Delporte », l’a obligé à trouver ses propres marques. Il a dû travailler avec des auteurs en devenir comme Claire Bretécher, Philippe Bercovici ou Marc Hardy. Comme Raoul ne voulait pas non plus copier ses aînés, il n’a pas cherché à faire du Goscinny ou du Charlier.
En résumé, sans Cauvin, sans Rosinski, des maisons comme Dupuis ou le Lombard ne seraient pas où elles en sont aujourd’hui. Les collections « Aire Libre » ou « Signé » auraient-elles pu exister sans la manne financière de leurs séries ? Pas sûr.
Ces deux ouvrages sortent concomitamment, mais ils ont eu une gestation plutôt longue...
Plutôt longue, en effet ! J’ai commencé à travailler sur la monographie Rosinski en 2006. Nous en avions discuté avec Grzegorz et sa femme, la regrettée Kasia. Avec son fils Piotr, aussi, qui a assuré un formidable travail de mise en pages. Pour la monographie Cauvin, cela s’est fait un peu plus dans l’urgence. En un an, quasiment jour pour jour. L’idée, dans un cas comme dans l’autre, étant de faire des livres qui correspondent aux auteurs, dont ils puissent être fiers. C’est un travail collectif, sur et avec des auteurs avec qui je me sens bien ; avec des éditeurs qui me font confiance… Nathalie Van Campenhoudt, au Lombard ; Laurence Van Tricht et Stéphane Moulin chez Dupuis. Sans cette harmonie, cette complicité, pas de bon bouquin possible. Je n’ai pas envie de perdre mon temps avec un auteur avec lequel je ne serais pas en empathie, avec un éditeur qui ne croirait pas à ce qu’il fait… Cela arrive hélas ! parfois.
Quels sont les tirages de ce genre d’ouvrage ?
5000 exemplaires pour le Cauvin ; idem pour la version française du Rosinski, à laquelle il faut ajouter 2500 exemplaires en néerlandais.
Comment expliquez-vous le mépris d’une certaine catégorie de la critique vis-à-vis d’un auteur comme Cauvin ? Mépris pour la production jeunesse, voire pour l’humour-même, s’il ne ressort pas d’un domaine intellectuel ?
Vous faites bien de le préciser, une « certaine catégorie »…Toujours un peu les mêmes, quand même, qui se croient les gardiens d’un certain « bon goût » voire d’un certain « mauvais goût » à la française. Tout ça n’est pas, parfois, dénué d’arrière-pensées. Un peu snob, un peu « parisien »… Rien de bien grave. Je n’ai, en revanche, jamais ce sentiment d’exclusion lorsque je lis la presse belge. Cauvin y est un auteur respecté, apprécié.
Il y a chez Cauvin, une forme de sociologie, un portrait de l’époque en quelque sorte.
Tout à fait. Gonflé en tout cas d’aborder des thèmes comme la mort, la maladie ou la psychiatrie dans un support juvénile. À l’heure où d’aucuns ne jurent que par l’autofiction, faut-il rappeler que Cauvin et Lambil furent également des précurseurs du genre avec leur « Pauvre Lampil » ? Raoul a aussi abordé la trans-sexualité dans « Coup de foudre », avec David De Thuin. Dommage que cette série n’ait pas rencontré le succès escompté. Moi, elle m’amusait bien.
Bamboo a quelque peu repris le concept de ce type d’humour. Cela ressemble bien à une potion magique...
Olivier Sulpice, de Bamboo, l’a volontiers avoué à Raoul. Une chose est sûre, les responsables éditoriaux qui ont à l’époque refusé « Les Profs » ont dû s’en mordre un peu les doigts !
Avec votre ouvrage, on découvre un Rosinski inconnu. Les Polonais n’ont pas que d’excellents plombiers apparemment...
Apparemment… ils ont aussi de très bons électriciens... Plus sérieusement, c’était une des parties les plus passionnantes à écrire. Il faut tout de même rappeler que lorsque Rosinski se lance dans « Thorgal », il a 35 ans et déjà une longue carrière derrière lui. Des milliers d’illustrations, des dizaines de bandes dessinées. Grzegorz est capable de tout faire !
Il apporte une forme d’académisme à la bande dessinée, sans autre influence que la peinture, quelque chose que l’on ne connaissait qu’au travers d’un Paul Cuvelier, contrairement à un courant réaliste, comme chez Jacobs ou Gillon, très influencé par Alex Raymond. C’est en cela qu’il a dû plaire à Van Hamme, scénariste de Cuvelier.
Exactement. Van Hamme s’est retrouvé face à quelqu’un qui n’était influencé, ni par Hergé, ni par Franquin. Il le dit, c’est ce qui l’a, d’emblée, séduit.
Avec ce type de monographie très luxueuse, ce sont de vrais livres d’art, on a l’impression que l’on franchit une étape supplémentaire dans le domaine de la reconnaissance de la bande dessinée. Le modèle Moliterni est bien derrière nous.
Ne soyons pas si sévères avec ce cher Claude. Au-delà de son côté parfois brouillon, c’était un homme vraiment passionné, bourré d’énergie. Et, mine de rien, sa revue Phénix reste un modèle du genre. N’oublions pas non plus le binôme qu’il formait avec Pierre Couperie. C’est vrai que nous sommes entrés dans une nouvelle ère, mais cela tient aussi à la volonté des éditeurs « historiques » de valoriser leur patrimoine. Les techniques d’impression ont également évolué. Bref, comme aurait dit Reiser, on vit une époque formidable !
Le Dictionnaire Larousse de la BD aura-t-il une nouvelle édition ?
Je l’espère bien ! J’aimerais bien poursuivre mon exploration de la « planète BD ». Dans l’édition de 2010, j’abordais la Chine, commençais aussi, avec Christophe Cassiau-Haurie, à étudier la bande dessinée africaine. Je compte bien, dans les prochaines années, élargir encore l’horizon, Aller voir du côté de l’Inde, de Cuba, des Balkans ou d’Israël… Il y a encore tellement de choses à découvrir !
Quel est le tirage d’une édition ?
Environ 10 000 exemplaires… pour chacune des quatre éditions, S’y ajoutent quelques réimpressions, une version dans la collection « In Extenso », des traductions en espagnol et en grec, etc.
À côté de cela, vous poursuivez vos introductions des intégrales Dupuis. Là encore, il y a un travail historique passionnant...
Bien aimable ! C’est justement ça qui est passionnant : trouver les sources documentaires, replacer dans son contexte un sujet, une série. Et, là encore, ne pas hésiter à arpenter des chemins de traverse. J’en prendrais pour exemple le dossier de « Buck Danny » sur lequel je suis en train de travailler et dans lequel on découvrira toute la veine « surréaliste » de Victor Hubinon… Franchement, j’adore mon boulot !
Avant Cauvin et Rosinski, il y avait Tibet, Duchateau, L’Histoire du Lombard, de Dargaud... Vous êtes un "historien officiel", comme il y avait naguère des peintres officiels ?
Glups ! Je suis pas sûr que le terme « officiel » convienne ! En fait, je fonctionne à l’envie. Je pars du principe que ce qui s’écrit ou se prépare avec plaisir — je pense par exemple aux expos que je fais avec mes copains de bdBOUM, du festival de Blois — est plus à même de séduire que ce qui se fait sous la contrainte. Enfin, c’est ce que je pense. Tout est question, par la suite, de sensibilité, de volonté.
Quelle est votre prochaine "grosse machine" ?
Peut-être une nouvelle édition de mon dictionnaire ? Ou bien encore une autre monographie ? Je n’ai pas encore tranché. Une fois la « grosse machine », comme vous dites, lancée, il ne faut plus compter ses heures, et bosser. Beaucoup. Ne pas hésiter non plus à partager ses connaissances. C’est la seule manière de faire un travail sérieux… un travail de transmission.
Propos recueillis par Didier Pasamonik.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Photos : D. Pasamonik (L’Agence BD)
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