La qualité des reproductions fait vraiment la différence ; les planches sont extrêmement bien choisies et témoignent à la fois de l’humour de Cauvin et du style de Lambil. Un auteur finalement assez méconnu sinon méprisé par une frange de la critique de bande dessinée. À son propos, Didier Pasamonik relate l’anecdote suivante : « le truculent Jijé avait fait dessiner ses lunettes au jeune Lambil, pour lui faire remarquer, alors qu’il entamait les deux cercles de la monture, que ce qu’il dessinait représentait des lunettes, certes, mais pas ses lunettes ».
C’est là que se constitue le style de Lambil ; il comprend qu’il ne s’agit pas seulement d’être précis ou rigoureux historiquement : il faut être juste. Cela se sent dans la manière qu’il a de parler des chevaux, qui, comme les lecteurs des Tuniques bleues le savent, jouent un rôle crucial dans la série : « J’ai plein de photos de chevaux, mais cela fait longtemps que je ne les regarde plus. Même si je n’ai jamais fait d’équitation, je les sens. Si un cheval passe près de moi alors que je me promène, je ne vais même pas le regarder, mais j’aime les dessiner ». Il précise ailleurs qu’il les dessine toujours avec un cou trop long ; il ne s’agit jamais d’être exact, mais de retranscrire et de transmettre une émotion.
Lambil et Cauvin sont à l’image de leurs deux personnages, Blutch, le caporal antimilitariste, et Chesterfield, le sergent zélé : ils forment un vieux couple qu’il est extrêmement touchant d’entendre parler à travers les différents extraits d’interviews habilement choisis par les auteurs. À plusieurs reprises, Lambil commente précisément certaines planches ; on y apprend à la fois comment il procédait avec Cauvin, mais surtout : on comprend qu’on a affaire là à un grand artiste.
Tous deux forment un peu l’envers et l’endroit d’une même pièce : Cauvin a un souci de la rigueur historique que Lambil a parfois tendance à laisser de côté au profit de la lisibilité des planches. On apprend tout de même les nombreuses recherches que ce dernier a dû faire en amont pour dessiner une période aussi riche en détails que la Guerre de Sécession : les uniformes, les décors, les armes, les personnalités historiques, etc.
L’introduction prend soin de distinguer le traitement de l’Histoire des Tuniques bleues de celui que l’on peut trouver dans Astérix ou Lucky Luke : « S’il y a une chose qui, fondamentalement, distingue « Lucky Luke » des « Tuniques Bleues », explique Didier Pasamonik, c’est bien le rapport à l’Histoire. Avant que ses successeurs ne systématisent l’incursion des personnages historiques, « Lucky Luke » était avant tout une parodie de western qui brocardait les « héros » magnifiés par Hollywood : les Dalton, Billy the Kid, Calamity Jane, Jesse James… De la même façon, « Astérix » est une parodie de la leçon d’histoire (« nos ancêtres les Gaulois ») de la IIIe République. Rien de tel dans Les Tuniques Bleues. Le ressort est avant tout la comédie […]. Pas forcément dans un antimilitarisme borné... ». Même si Blutch apparaît comme l’archétype du couard ou de l’antimilitariste, Les Tuniques Bleues abordent la guerre sous toutes ses coutures : enseignement théorique contre réalité pratique de celle-ci, éloge de valeurs louables sur un champ de bataille sans pour autant verser dans un pacifisme naïf.
Lambil et Cauvin partent de la Guerre de sécession pour aborder des questions plus générales ; ils ne se contentent pas de détourner les codes d’une certaine manière de raconter cette partie de l’Histoire, mais abordent des questions comme les rapports entre Guerre et industrie, la lâcheté et le courage, l’héroïsme, le racisme etc. Un épisode fait même écho à l’actualité de la société française : le tome 35, où l’irascible Captain Nepel est une caricature de Jean-Marie Le Pen !
Seul bémol : la structure de l’ouvrage. On aurait préféré que l’introduction fût répartie tout au long de la monographie pour mieux mettre en rapport son analyse en regard des citations et des planches.
Voici en tout cas un excellent volume qui, en reproduisant finement quelque 200 planches de l’œuvre, rend justice et honneur à deux grands artistes et satisfera de nombreux fans ; on y apprend plein de choses et redécouvre en riant à plusieurs reprises des extraits d’albums qui tapissent nos souvenirs de lecture.
(par Hippolyte ARZILLIER)
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