Jean-Yves Mitton présente plus de cinquante années de carrière en se diversifiant dans de nombreux styles.Il parvient à nous raconter des récits palpitants, à nous offrir une panoplie de styles attrayants, créant une ambiance à laquelle peu d’auteurs parviennent. Avec Messalina, il use de son talent pour le récit historique au service d’histoires érotiques qui ravissent ses fans.
Vous travaillez actuellement sur "Messalina" dont l’acte 3 vient de paraître il y a peu, selon nous, une réussite narrative et visuelle aux personnages attachants. Les comparaisons sont fréquemment peu évidentes mais prenez-vous autant de plaisir à réaliser cette série que "Vae Victis"
Mon plaisir, c’est de donner du plaisir au lecteur. L’entière liberté d’expression qui est la mienne en ce moment me donne des ailes. Je profite que la Censure est en sommeil…jusqu’au jour où elle reviendra sur l’édition, avec la régularité d’un pendule... J’ai trop connu cette époque où, , à l’atelier LUG, nous devions retoucher des séries italiennes et US qui ne méritaient pas un tel saccage artistique !
Messalina était le personnage sulfureux idéal pour mener une série porno. De la même manière que pour mes séries « historiques » précédentes, je me suis plongé dans la documentation accumulée pendant des années, dont celle de Vae Victis.
Après tout, Messalina est une figure historique, une impératrice « suicidée » à l’âge de 23 ans qui a bouleversé Rome et son Empire, dont le règne se situe entre ceux de deux autres fous : Caligula et Néron. Nous ne savons que peu de choses d’elle à part sa réputation de "putain de Rome", comme le dit Suétone. La Rome antique a tout fait pour faire oublier à la postérité ce que cette jeune femme fut vraiment. Toutes ses statues ont été brisées, ses décrets brûlés. Ne restent que les relents de son règne marqué par les orgies.
Pour l’instant, je vis entre parenthèses suite à un repos forcé dû à la chimiothérapie. Eh oui… les Super-Héros n’existent que sur le papier ! Je n’envisage pas de nouvelles séries BD tant que ce traitement assez lourd durera. Mon seul projet réside dans ma guérison avant cet hiver. Et ce jour-là, je reprendrai mon pinceau avec passion.
Lorsque vous commencez une série, avez-vous une idée approximative du nombre d’albums que vous allez entamer et connaissez vous d’emblée le fil conducteur qui mène au dénouement ? Quel est votre mode opératoire ?
Le nombre d’albums prévu sur une série dépend de la décision de l’éditeur et de ses intentions sur d’éventuelles compilations futures. Ceci dit, ce nombre est négociable et doit être justifié par l’ampleur même du récit. D’autre part, un éventuel succès auprès du public peut entrainer une suite qui n’était pas envisagée à l’origine. Ce fut le cas pour Chroniques barbares et pour Les Survivants de l’Atlantique qui étaient prévus sur trois épisodes, et surtout pour Vae Victis qui devait se terminer au 9e épisode. La richesse scénaristique de ce dernier titre a fait que Soleil a accepté d’aller jusqu’à 15 épisodes, ce qui a permis à Georges Ramaïoli de plus fouiller et multiplier les péripéties et à moi d’élargir les scènes d’action.
Aujourd’hui, certains éditeurs n’hésitent pas à ne publier que le tome 1 si le public n’est pas au rendez-vous. Les premiers chiffres de vente sont une véritable guillotine. Ce sont eux qui décident de l’avenir ou de l’arrêt d’une série.
Envisagez vous une suite éventuelle à Vae Victis ? Bon nombre de lecteurs ont adoré cette série : les personnages sont charismatiques, les scènes de guerre vraiment réalistes ainsi que les scènes érotiques parfaitement calibrées avec la trame. Il en résulte toute de même moins de scènes crues que sur la réalisation de Messalina, avec le recul auriez-vous accentué davantage l’aspect érotique de Vae Victis ?
Non. Telles n’étaient pas mes intentions, ni celles du scénariste et encore moins celles de l’éditeur. Dès le départ, nous avons voulu un récit grand public en incluant les ados. La violence des combats et les touches érotiques ne devaient qu’accentuer le réalisme d’une série historique et romanesque propre à nous éloigner du livre d’Histoire scolaire. Après tout, il s’agissait d’une guerre qui a réellement ravagé la Gaule pendant six ans, menée par une jeune femme ascendante de la reine Baodicaë, personnage historique. Ce qui ne pouvait manquer d’ajouter la sensualité aux conflits tribaux.
Mais je disais aussi « romanesque », car aux rares réalités historiques du « Bellum Gallicum » écrit par César pour sa propre gloire, œuvre qui fut notre fil conducteur, nous nous devions de remplir les zones d’ombres avec des péripéties purement imaginées et des personnages fictifs, pourvu qu’ils fussent probables. La véritable Histoire, nous ne la connaîtrons jamais et c’est tant mieux. Ce qui nous permet à tous, auteurs et lecteurs, de fantasmer…
D’un côté, les éditions Soleil, de l’autre les éditions Ange, avez-vous davantage de liberté actuellement pour étayer des séquences érotiques qu’à l’époque ?
Concernant Messalina actuellement en cours de réalisation, mon but et celui de l’éditeur est tout autre. Il s’agit d’une série porno, exclusivement destinée aux adultes. Ange (le bien nommé en l’occurrence !) m’a laissé toute liberté, sachant, et je suis d’accord avec lui, que certains thèmes tabous ne doivent pas être évoqués, comme la zoophilie, la pédophilie ou la torture insoutenable. Pour les adultes, certes, mais pas pour les tordus. Je suis père et grand-père de deux petites-filles et mon éthique s’arrête à la porte des enfers…là où Messalina ne s’est pas arrêtée, elle !
Certaines de vos séries sont dessinées en noir et blanc et néanmoins elles prennent une dimension toute colorée, comment décidez vous si telle ou telle série va être ou non colorisée ?
Couleur ou non, c’est le choix de l’éditeur. Peu d’entre eux osent le noir & blanc à une époque où tout est colorisé, y compris les anciens films. Et la couleur informatisée ne fait souvent qu’aplatir le dessin en lui donnant parfois des tonalités « cliniques ». C’est stupide. C’est dénier le goût artistique des lecteurs. Le blanc & noir leur laisse une plage d’imagination et convient au dessin qui se veut sensuel, érotique. Tel est le cas de Messalina, et j’en suis très heureux , car j’estime en tant qu’artiste que le dessin se suffit à lui-même. Les aquarellistes en couleurs directes sont perles rares… mais voilà : ils augmentent le prix de revient de l’album, et ce calcul de rentabilité est à la charge de l’éditeur.
Êtes-vous cinéphile, utilisez vous particulièrement des documents cinématographiques que vous interprétez dans le dessin de vos albums ? Quels sont les films phares qui vous ont marqués ?
Je vais très peu au cinéma, sauf pour accompagner mes petites-filles voir le dernier Pixar ou Disney. La télé me suffit, étant abonné à des chaînes cinéma. Je ne manque jamais les anciens films de Chaplin, Pagnol, Carné, Kurosawa, John Ford, Kubrick, Spielberg… et bien d’autres, dont le néo-réalisme italien et le réalisme social britannique. Certains me viennent à l’esprit, comme La Femme du boulanger, Le Voleur de bicyclette, La Strada, La Prisonnière du désert, Le Jour se lève, Les 7 Samouraï, 2001 : Odyssée de l’espace, Pulo Fiction, Le Parrain, Il faut sauver le soldat Ryan, Ben Hur et Gladiator, bien sûr…Gabin, Ventura, Bogart, De Sica, J. Wayne, Lancaster, De Niro, Marilynn Monroe, Vivian Leigh, Ava Garner et toutes celles qui m’ont fait fantasmer devant l’écran et derrière un chocolat glacé. Au fond je suis un vieux dinosaure du classique, mais j’aime quand la nouvelle génération me surprend hors de tous les effets spéciaux qui cachent trop souvent des scénarios médiocres.
Quels sont vos projets à court et long termes ?
Mes tiroirs débordent de scénarios en tout genre, sur tous les thèmes. La plupart ont été refusés mais je les garde en réserve comme un écureuil qui amasse ses noisettes. Pour d’autres dessinateurs ou pour moi, qu’importe, pourvu que la santé soit là pour rebondir et sortir enfin de ce long tunnel que je viens de franchir. À court terme, je terminerai Messalina prévu en six tomes.
À moyen terme, je songe à relancer mon Mikros dans une série inédite tout en constatant que, grâce à Hollywood, les Super-Héros envahissent à nouveau les écrans et les librairies. Des propositions m’ont été faites pour le réaliser en téléfilm aux USA et en BD par un éditeur lyonnais.
À long terme… qui vivra verra !
Le slip du Silver Surfer
Avez vous eu particulièrement des difficultés concernant la censure ?
J’imagine que celle-ci a évolué au fil du temps ?
Oui, je le jure pour l’avoir vécu, il fut un temps sous les années d’après-guerre où la censure d’État menée par le Comité de censure et son ministre Alain Peyrefitte firent des ravages dans le monde artistique en ordonnant des décrets d’interdiction de parution sous peine de poursuites judiciaires.
La mode était au “bien-pensant”, au politiquement correct et au redressement civique de le France après la défaite de 1940 et à la corruption morale de la “Collaboration” . De plus, notre pays perdait ses colonies à la suite de conflits souvent fratricides mais inexorables.
Certes, l’intention de “redresser” était louable. Mais vous savez que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Celles-ci étaient destinées à protéger la jeunesse avec la Loi de juillet 49. À force de protéger, les moyens d’expression finirent par sombrer dans l’arbitraire, que ce soit dans le cinéma, la littérature, la radio, la TV alors unique chaîne d’État, le journalisme et... la BD.
Ne vous étonnez pas aujourd’hui de la réaction volcanique de la jeunesse que fut mai 68 et de l’abolition du Comité de censure décrétée par Giscard en 1974, pourtant tenant d’une droite conservatrice. La coupe était pleine et selon la philo grecque qui nous a légué le complexe dissipe, Mai 68 signifiait la mort du Père. Mais les dégâts furent considérables. Combien de chef d’oeuvre artistiques ai-je vu défiler sur ma table de “retoucheur” pendant 11 ans à l’atelier LUG ? Des milliers de planches souvent originales qui ne demandaient qu’à être traduites et reformatées pour les besoins du marché français.
Hélas, la Censure était là, avec ses ciseaux et sa gouache blanche pour gommer tout ce qui pouvait traumatiser le bon public populaire. Un X dans la marge signé par les correcteurs et c’était l’effacement d’une action jugée trop violente, d’une arme, d’un rictus sur le visage d’un adversaire, d’un cadavre, d’une onomatopée CRAACK-BOOM-AIIIIE. Parfois c’était le retrait pur et simple d’une planche tout entière, et ce cas m’est arrivé sur mes propres planches de Mikros. Ah ! Combien les artistes survivants devraient réclamer des réparations en justice pour viol de leur œuvre !
Mais le pire fut lorsque la direction nous signifia de mettre un slip au Silver Surfer, jugé trop à poil comme une statue d’apollon. Hors, si ce dieu grec fut toujours représenté avec son sexe depuis plus de deux mille ans, ce ne fut jamais la cas avec le Surfer. Le puritanisme US l’aurait exigé auprès des deux grands créateurs que furent Buscema et Kirby.
Eh bien mes amis, le seul fait de lui enfiler un slip dans les premiers mensuels français de Fantask lui attribua un sexe. Un sexe caché, pour sûr, mais donc un sexe ! Revenue sur son erreur de jugement, la Censure accorda qu’on lui retira son slip. Inutile de vous dire combien les lecteurs en rigolèrent et notre atelier de retouche avec. Et Molière doit en rire encore en se souvenant du fameux vers de son Tartuffe : “Cachez, madame, ce sein que je ne saurais voir...”
Bien sûr, la Censure finit toujours en ridicule. Mais combien encore aujourd’hui fait-elle de victimes en ne laissant pas aux seuls juges le pouvoir de contrôler : Nous mêmes adultes, et surtout Les parents ! Et non pas un État, sa police, ses curés et ses prophètes de toute sorte.
Vive la BD, la Liberté d’expression qu’elle réclame et qu’elle offre aux lecteurs de mesurer.
Nous aimerions connaître ce qui vous a le plus satisfait lors de votre carrière ?
51 ans de carrière ce 1er octobre 2012…et aucun regret, ou si peu. Celui d’avoir travaillé trop longtemps dans le mensuel pendant 25 ans, de l’avoir vu décliner et mourir, sans jamais avoir touché de droits d’auteur. Théâtre, guitare et rock en tournées spectacles, ski, voyages…sans penser que les portes de Dargaud, de Glénat, de Mickey, de Pif-Vaillant et de Spirou m’étaient accessibles. Aujourd’hui, avec le recul, je pense que ceci n’est plus un regret mais un constat.
Ce n’est pas à moi d’estimer mes œuvres, mais aux lecteurs anciens et nouveaux, aux fidèles et aux indifférents. Je me suis toujours abrité derrière mon travail et la passion de créer comme un artisan, et j’ai plus chanté et bu dans les Festivals avec les amis et le public que je n’ai dédicacé d’albums !
J’ai eu aussi de la chance car je n’ai jamais connu le chômage, ce mal qui ronge aujourd’hui notre société. Je souhaite un tel parcours plein et serein, et beaucoup de courage à la nouvelle génération d’auteurs et je remercie la BD d’avoir comblé mes jours (et mes nuits), les poches du percepteur et ma passion : celle de raconter des histoires et de rester ainsi un enfant au fond de l’âme.
Et comme on dit dans la BD, ce mot magique : A SUIVRE !
(par Marc Vandermeer)
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Jean-Yves Mitton sur le site ActuaBD :
Messalina T3 : La Putain de Rome - Par Mitton- Éditions Ange
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