Quelle est la thématique de cette exposition ?
Baru : Le CBBD souhaitait faire une exposition un peu différente de celles que le musée à l’habitude de proposer. Généralement, le CBBD propose des expositions consacrées à la carrière des auteurs. Ici, la démarche était d’inverser le sens de la lecture en prenant un bouquin dans lequel on va fouiller. On voulait faire une exposition qui serait à la fois pédagogique et esthétique pour rendre compte de ce que doit ou peut être le travail à préliminaires d’une BD, d’où le nom "Autopsie".
En gros, l’expo propose tous les éléments pour produire un livre. La thématique est :"Comment j’ai fait Canicule" ? Mais ce n’est pas vraiment une exposition personnelle. Ça aurait pu être un autre auteur. C’est qui est au centre de cette expo c’est le travail de fabrication d’une BD.
Vous avez enseigné dans une école d’art...
(Il coupe) C’est exact ! J’ai enseigné pendant une petite dizaine d’années la narration, en images fixes, pour ceux qui souhaitaient raconter une histoire à partir de dessins, c’est-à-dire très peu de monde. Pour les autres, c’était soit du roman-photo, soit la narration par la vidéo.
En tant qu’ancien enseignant, quels sont les points forts de cette exposition ? Pensez-vous qu’elle soit suffisamment didactique pour intéresser aussi bien les spécialistes que les amateurs lambda ?
J’ai accepté de faire cette exposition parce qu’elle est pédagogique. J’appartiens à une petite poignée d’auteurs qui considèrent qu’une expo de BD ne doit pas singer l’art. C’est-à-dire que l’on s’efforce de désacraliser une planche de BD, de ne pas la considérer au même titre qu’une toile peinte.
Ce qui m’intéressait dans ce projet c’était de rendre compte de cette désacralisation. Je voulais dire aux gens qu’une BD a une histoire. Une BD c’est une somme de travail qui remonte à, selon la rapidité avec laquelle un auteur travaille, sept mois, huit mois, un an voire deux ans ou plus encore. C’est là le point de fort de cette expo : elle rend compte de ce qu’est le travail d’auteur de BD.
Mais attention, elle n’est pas emblématique d’une méthode de travail particulière. Elle n’est pas généraliste. Je ne cherche pas à dire que tous les auteurs travaillent de cette manière-là. C’est juste moi qui travaille ainsi. Si le CBBD est venu me demander à moi de fournir les traces tangibles de mon travail pour faire cette exposition-là, c’est que nous devons être quelques-uns à bosser de cette façon.
C’est le CBBD qui a demandé des planches de Canicule ou ça vient de vous ?
En fait, c’est tombé sur Canicule tout simplement parce que la demande m’a été faite alors que je travaillais sur cette adaptation. Du coup, j’ai gardé pas mal de roughs, de recherches et d’études de personnages qui m’ont servi pour la réalisation de cet album, alors que d’habitude je jette au moins la moitié à la poubelle.
Pour moi, une BD c’est avant tout un livre. Mais, avant le livre qu’est ce qu’il y a ? C’est à cette question que nous avons tenté de répondre à travers cette exposition. Mais encore une fois, c’est ma méthode personnelle de travail que j’expose. Tous les autres auteurs ne travaillent pas forcément de la même manière que moi.
Quels sont vos autres projets ?
Récemment, j’ai écrit un scénario intitulé Le Silence de Lounès pour le dessinateur Pierre Place. Ce roman graphique a été publié fin 2013 chez Casterman.
Que raconte cette histoire ?
Ce que j’aime raconter ce sont les histoires des gens de peu. C’est ma culture. C’est pour cela que je me suis mis à faire de la BD. J’aime aussi raconter des histoires qui se déroulent dans un milieu urbain. À ce propos, Canicule représente une exception dans mon parcours car l’histoire se passe à la campagne.
Dans ma démarche, je m’intéresse particulièrement à l’immigration. Pour moi, il y a une filiation directe entre l’immigration européenne d’avant la Seconde Guerre Mondiale et celle d’après-guerre qui est essentiellement africaine, maghrébine et africaine subsaharienne. Le Silence de Lounès était l’occasion pour moi de parler à la fois de la culture ouvrière et des nord-africains.
L’histoire de Lounès se déroule au début des années 1960. C’est un Kabyle algérien qui vient travailler en France après s’être battu durant la Guerre d’indépendance. Son immigration est due à sa révolte contre le pouvoir en place dans son pays d’origine. Lounès vit avec son fils Nourredine mais il ne dit mot par rapport à son vécu.
Ce silence est un élément de discorde entre eux. Nourredine ne comprend pas ce mutisme et pense que son père est un faible qui passe son temps à "se coucher" devant les Français. C’est d’autant plus insupportable pour Nourredine puisqu’il subit le racisme et en rejette la faute sur son père qui lui a imposé une vie qu’il ne désirait pas. Plus que l’histoire de Lounès, c’est le parcours de Nourredine que nous suivons.
Que pensez-vous du modèle de l’assimilation à la française ? Est-ce un bon modèle selon vous ?
Je suis tenant de la transparence. Par transparence, je sous-entends ne plus être perçu comme un étranger dans son propre pays. Comment une personne d’origine étrangère cesse-t-elle d’être perçue comme telle dans le pays où elle a choisi de vivre ? Le paradoxe est que ce n’est pas nous qui adoptons les étrangers, ce sont eux qui nous adoptent car c’est leur démarche de venir vivre ici.
Mon père était d’origine italienne et j’ai passé beaucoup de temps à étudier cette immigration-là. Les Italiens ont payé un lourd tribut pour avoir le droit d’être considérés comme français. Je pense qu’aujourd’hui, au niveau social, cette question est une problématique majeure pour la société française contemporaine. Quel est le prix à payer pour devenir transparent ? Ce sera d’ailleurs la question centrale de mon prochain bouquin.
Comment analysez-vous l’assimilation ?
Dans le processus de l’assimilation j’ai constaté qu’il y avait un double meurtre. D’abord le meurtre du paysan : celui qui était paysan dans son pays d’origine et qui a dû devenir autre chose à son arrivée en France. Ensuite, il y a le meurtre de l’étranger qui sommeille en lui.
Si je prends le cas de mon père, celui-ci a décidé de tuer l’italien qui était en lui, en abandonnant sa langue maternelle au profit du français et en nous parlant exclusivement en français, à nous ses enfants. Je pense que ce n’est pas quelque chose de dramatique, c’est tout simplement l’issue de toute société humaine : elle se mélange à une autre.
C’est une assimilation par la bite car mon père a épousé une française de souche. On peut aussi prendre l’inverse, une italienne qui épouse un français. Tout cela fait qu’au bout du compte, on se mélange les uns aux autres. Par ailleurs, vous devez savoir que je suis lorrain et aujourd’hui, les statistiques montrent que plus de la moitié de la population lorraine est d’origine italienne. Prenons un truc aussi bête que le rapport à la nourriture. Nous avons profondément modifié la culture culinaire de cette région.
Ce n’est jamais négatif une assimilation. Aujourd’hui, tu peux aller chez quelqu’un, bouffer des pâtes et trouver cela d’une banalité sans nom alors que c’est à l’origine une nourriture d’étranger. En résumé, l’assimilation est selon moi dans l’ordre naturelle des choses et c’est la meilleure chose qui puisse arriver à tout le monde.
Je suis contre la culture de la différence. Je pense qu’une personne d’origine étrangère n’a pas à revendiquer sa culture d’origine. Il est d’abord français, ou belge, selon le pays où il vit et après il se démerde avec la culture de ses ancêtres. C’est pareil pour les Congolais de Belgique. Je suis convaincu qu’un jour, la part du Congo aura totalement été assimilée dans la culture belge et plus personne ne prêtera à attention au fait de manger de la nourriture congolaise ou d’écouter de la musique ou encore de lire un livre d’un auteur congolais. Ce n’est qu’une question de temps.
Vous savez, je suis pour la confrontation. J’aime quand ça se frotte. Certains finiront par prendre conscience qu’il n’y a pas de Français ou d’Italiens, de Belges ou de Congolais, il n’y a que des hommes et des femmes. C’est eux qui construiront la Belgique et la France de demain.
Que pensez-vous de l’attitude de certains politiques qui stigmatisent les étrangers ?
Ce ne sont pas les élites et par voie de conséquence la société qui refusent les étrangers. C’est vrai qu’il y a des racistes dans tous les pays mais la grande majorité des gens ne sont pas racistes. Le problème c’est que les derniers arrivés sont toujours les plus fragilisés. C’est eux qui prennent de plein fouet toutes les crises successives.
Aujourd’hui, il y en a une qui est grave, il n’y a plus de travail et c’est ça qui exacerbe la violence qu’il y a dans cette confrontation-là. Ce ne sont pas les gens qui sont responsables du racisme, c’est la violence que le système capitaliste leur fait en les cantonnant dans des espaces de relégation. Je suis convaincu que la seule alternative à cela c’est le travail.
Le fait que de plus en plus de personnes d’origine étrangère rejoignent des partis politiques tels que le Front National est-ce aussi une sorte d’assimilation ?
C’est une assimilation un peu bizarre en effet et je me pose des questions sur l’intelligence de ces gens-là. Mais il y a surement tout un tas de raisons qui les ont poussé à rejoindre le parti de Marine Le Pen.
Peut-être que leurs préoccupations rejoignent celles de la plupart des autres Français, c’est à dire le boulot, la sécurité et le pouvoir d’achat.
C’est exactement ce qu’ils se disent : j’ai pas de boulot, il y a des salauds qui prennent tout le pouvoir, de l’insécurité dans les quartiers, etc. Et donc, il faut moins d’étrangers parce qu’ils nous piquent le peu de boulot qui reste et plus de flics pour nous protéger. C’est une logique de société en crise et cela provoquera à mon sens de plus en plus de dégâts.
(par Christian MISSIA DIO)
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Crédits photos : Yves Declercq
L’exposition "Canicule autopsie d’une œuvre, Vautrin par Baru" est encore visible jusqu’au 24 aout.
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