On l’oublie parfois, la bande dessinée a été et reste encore un des vecteurs de la propagande cléricale. « Les Jésuites qui prêchaient des missions en Bretagne au XVIIe siècle, raconte le Père Roland Francart, auteur d’un ouvrage sur la BD chrétienne, utilisaient des successions d’images appelées ’tableaux de mission’. » [1] À leur suite, les « feu’s d’saints » (feuilles de saints) furent diffusées dans les campagnes les plus reculées par des colporteurs surnommés les Chamagnons, car ils venaient presque tous de Chamagne, près de Charmes. La diffusion de ces images dépassa très vite la portée missionnaire : « À côté des saints universels, note René Cercler, les pieuses effigies qu’imploraient les fidèles pour se préserver des maladies et des maux divers ont formé la collection dite des « images de préservation », saints de toutes sortes dont l’un préservait de la peste, l’autre des voleurs ou de la fièvre aphteuse. » [2] Les images d’Epinal prirent le relais, dès le début du 19ème siècle. Elles diversifièrent leur offre en proposant au public la très populaire geste napoléonienne. Un culte en valait bien un autre...
Brève histoire d’une séparation
L’Église avait beaucoup perdu lors de la révolution française et sous l’Empire : les biens confisqués ne lui furent pas tous rendus et le Concordat de 1801-1802, et ses 77 articles organiques qu’elle n’accepta jamais, la soumettait à un contrôle rigoureux du pouvoir. La Restauration et son « roi-dévôt », Charles X, puis le Second empire, lui ont permis de recouvrer quelque peu ses positions, tandis que l’expression anticléricale se trouvait étouffée par une loi de 1822 réprimant sévèrement les outrages envers les cultes reconnus par l’état [3]. Il n’est pas anodin que le pape Pie IX définisse le dogme de l’infaillibilité papale le 18 juillet 1870, alors que l’empire de Napoléon III s’écroule et que les Républicains reviennent au pouvoir. Une année auparavant, Gambetta, dans le programme de Belleville de 1869, avait annoncé une prochaine séparation entre l’Église et sa « fille aînée ». En réalité, cette séparation mettra trente ans à s’inscrire dans la loi. Pourquoi ? Parce que les vainqueurs des élections d’octobre 1877 ont d’autres priorités, à commencer par l’école : celle-ci est alors pour ainsi dire entre les mains du clergé. La Troisième république s’employa à détruire cette assise de la puissance cléricale.
Dès ses origines, la bande dessinée en France était perçue comme un dérivé de la littérature pour enfant et se devait, à ce titre, de rester éducative et surtout apolitique. Des lois successives inspirées par les cléricaux, mais aussi par les « ligues de moralité » des éducateurs républicains, y veillèrent.
Instrument de propagande, la BD fut le reflet des affres de son temps, jusque dans les heures les plus noires. La politique étant interdite dans la presse pour la jeunesse, elle s’exprima plutôt dans des supports destinés aux adultes. Ainsi, lorsque l’antisémite Édouard Drumont, allié du parti clérical, lança en 1893 un supplément illustré à son journal La Libre parole pour y publier chaque semaine une bande dessinée exclusivement antijuive, souvent signée Henry de Sta, il annonce clairement ses intentions dans l’éditorial du premier numéro : « l’image doit compléter l’œuvre de la plume. Elle s’adresse à ceux que l’écriture n’a pas encore touché... » Lors de l’Affaire Dreyfus, ce quotidien lu dans les cures joua un rôle d’aiguillon. Les autres titres cléricaux ne furent pas en reste puisque La Croix s’enorgueillissait alors d’être « le journal le plus antisémite de France ».
Bayard Presse et Fleurus Presse
L’Église perdant une partie de son emprise sur l’éducation des jeunes Chrétiens se devait de trouver d’autres instruments pour la perpétuer. La Congrégation religieuse des Augustins de l’Assomption, dont l’activité éditoriale date précisément de 1870, lança ses propres journaux dans ce contexte : Le Pèlerin (1873) et La Croix (1883) se destinaient à défendre des valeurs, selon eux, menacées par la République. En 1895, leur émanation, les pères assomptionnistes de la Bonne Presse, publient la revue illustrée pour enfants Le Noël devenu L’Echo de Noël en 1906. Cet illustré pour la jeunesse est le point de départ d’un groupe qui prend le nom, en 1969, de Bayard-Presse [4].
À la suite des Assomptionnistes, une autre officine catholique, L’Union des Œuvres Catholiques de France (l’UOCF) lança en 1929 l’hebdomadaire pour la jeunesse Cœurs Vaillants, fer de lance du groupe Fleurus Presse. Ces deux entités confessionnelles concurrentes (Fleurus est identifié comme proche des « Catholiques de gauche ») jouèrent un rôle majeur dans le développement de la bande dessinée dans l’hexagone jusque dans les années 1970. Elles publièrent par milliers des pages racontant la vie des saints et d’autres histoires édifiantes, mais pas seulement : des séries bien pensantes comme Tintin d’Hergé ou Pat’ Apouf de Gervy y font une carrière durable. Des auteurs comme François Bourgeon et André Juillard y firent leurs débuts [5].
Après les lois de 1901 sur les associations et celle de la Séparation de 1905, la France se trouva apaisée, ces instruments de « croisade » s’assagirent et se contentèrent d’accompagner la promotion d’un enseignement « libre » contre « l’école sans Dieu ».
Un enfant du Vingtième siècle
L’atmosphère bien pensante de la « Bonne Presse » imprima longtemps sa marque sur la création de la bande dessinée. En Belgique, le journal catholique Le Vingtième Siècle créa lui aussi son supplément illustré, Le Petit Vingtième, où Tintin voit le jour en 1929, tandis que Le Croisé, l’organe de « La Croisade eucharistique », puis Petits Belges [6] publient les premiers travaux de Jijé dès la fin des années trente. Une pléiade d’auteurs, parmi lesquels Bob de Moor, Jacques Laudy, Gervy ou François Craenhals publient dans ces supports dont la pérennité est moins soumise aux aléas commerciaux. La bienséance confessionnelle reste d’ailleurs un argument de vente : cette « bonne presse » aux valeurs éducatives incontestables peut être mise sans réserve dans les mains des enfants. C’est pourquoi des hebdomadaires a priori non confessionnels comme Spirou ou Tintin veillèrent également, jusque dans les années 1960, à publier des histoires édifiantes afin de s’attacher la clientèle catholique. Ainsi, le Journal des 7 à 77 ans publie en 1957 Monsieur Vincent, une vie de Saint Vincent de Paul réalisée par Raymond Reding. Dans la sujétion à l’Eglise catholique de Belgique, cependant, les éditions Dupuis remportent la palme. Grâce à Jijé, porté par une foi chrétienne qui n’était pas feinte, l’éditeur de Marcinelle publia force bandes dessinées chrétiennes comme Don Bosco [7], Emmanuel, ou encore Blanc Casque. L’une et l’autre de ces maisons auront pendant quelques temps un « conseiller éditorial » qui vérifiera la bienséance du contenu du journal.
Entre les deux guerres, la presse jeunesse reste sous pression
Du début du siècle à la Seconde guerre mondiale, une presse illustrée pour la jeunesse non confessionnelle se développa également. Avec La Semaine de Suzette et sa charmante mais très conservatrice Bécassine (1905) et presque concomitamment, les publications des frères Offenstadt : L’Illustré, L’Épatant [8], Le Cri-Cri, Fillette, on peut même dire qu’elle emporte un franc succès. Ces pionniers sont rejoints par une pléiade d’autres éditeurs dont la vocation n’est nullement confessionnelle, et notamment par Paul Winkler qui, après la fondation de l’agence Opera Mundi en 1928, créa en 1934 Le Journal de Mickey, puis Robinson, introduisant du même coup les meilleures bandes dessinées américaines. Un choc dont les lecteurs français ne se remettront plus jamais. Les BD américaines influencent profondément les créateurs européens comme Alain Saint-Ogan et son Zig et Puce (1925). « L’âge d’or » de la bande dessinée est là. La presse BD éducative confessionnelle étant par définition conservatrice, elle perd un peu de sa superbe devant des compétiteurs aussi créatifs.
C’est pourquoi elle leur mène une croisade incessante. Dès le début du siècle jusqu’à sa mort en 1940, l’Abbé Bethléem a vilipendé avec véhémence les « mauvais » journaux pour la jeunesse, comme le raconte l’historien Thierry Crépin : « Des voix catholiques se sont très tôt élevées pour dénoncer la naissance d’une presse enfantine de masse, accusée de corrompre les âmes enfantines par leur vulgarité et leur mépris de la religion. Le premier à disposer d’une forte notoriété fut l’abbé Louis Bethléem, un prêtre nordiste devenu, à l’âge de la maturité, un journaliste redouté par la virulence de ses analyses et de ses jugements critiques. » [9] De fait, son influence fut importante et profonde.
La Loi de 1949 sur la protection de la jeunesse
Ces croisades vont aboutir à la Loi sur la protection de la jeunesse de 1949 [10], un texte conçu sous Vichy et voté par les Catholiques et les Communistes [11] pour empêcher la BD américaine et en particulier Paul Winkler [12] de revenir aux affaires après la guerre. Mais malgré les interdictions imposées aux éditeurs belges (Le Lombard et Dupuis ont été plus qu’à leur tour censurés) et autres journaux publiant des dessins d’origine américaine ou italienne (Les éditions Lug à Lyon, Del Duca ou De Vecchi à Paris), « l’air du temps » a permis à ces BD de revenir dans les kiosques.
Ni Dieu, ni maître
Il faut dire que, dès les années soixante, Hara Kiri et Charlie Hebdo reprennent le discours anticlérical féroce des caricaturistes républicains de la fin du 19ème siècle. La libéralisation des mœurs et l’esprit de 1968 ont permis un discours plus libéré et... plus offensif. Franquin, traumatisé par le poids que les convictions religieuses de ses éditeurs avaient fait peser sur ses premières années dans le métier, fut parmi l’un des premiers dessinateurs « classiques » à s’attaquer ouvertement à l’Église. Toute la bande d’Hara Kiri l’avait précédé et, à partir des années 1970, les occurrences anticléricales sont nombreuses dans la BD : de Fluide glacial à L’Écho des savanes, en passant par Le Trombone illustré un supplément dissident créé par Franquin et Delporte à l’intérieur du très catholique Spirou, les dessinateurs se défoulent.
Le discours anticlérical ne se contente plus, selon le mot d’ordre de Léo Taxil, de « tuer par le rire » en ridiculisant l’Église. Il se montre plus subtil, veille à ne pas viser que l’Eglise catholique. Ainsi, en est-il dans le récent numéro de Fluide Glacial [13], où Gotlib, dans un roman-photo de Léandri, l’intégrisme en question, incarne aussi bien le curé, que le rabbin ou l’imam. Il exprime là un idéal laïque (renvoyer les religions dos à dos) qui a bien perdu de sa vigueur depuis la fondation de la République. Cela dit, la religion est devenue en quelques années un "sujet" : une série d’ouvrages ont paru qui portent sur elle un regard critique mais néanmoins nuancé.
Parmi ceux-ci, Le Curé de Laurent Lacoste et Christian De Metter (Éditions Soleil) soumet un jeune prêtre aux affres du secret de la confession, tandis que Lepage, dans Muchacho (Dupuis, collection Aire Libre), met un écclésiastique à peine entré dans les ordres face aux difficultés de son célibat et à la réalité de l’engagement de l’Eglise aux côtés de la dictature dans le Nicaragua des années 1970. Dans MW, un auteur japonais comme Osamu Tezuka montre également un jeune homme entré dans les ordres tourmenté par les exactions criminelles de son amant. Dans le mode humoristique, le fayot du Petit Spirou ressemble trop étrangement au curé pour qu’on n’y voit pas une filiation, même légèrement voilée.
La bande dessinée « chrétienne »
Mais curieusement, depuis quelques années, alors que les discours communautaires s’expriment, de plus en plus incisifs, de plus en plus revendicatifs, il devient périlleux de critiquer la religion. Naturelles dans les années 80, les saillies gentiment anticléricales du Petit Spirou ne passent plus aussi bien aujourd’hui. La radicalisation des discours communautaires, de Georges Bush à Dieudonné, une nouvelle vigueur identitaire religieuse, en sont peut-être la cause.
C’est peut-être une des explications du retour de la bande dessinée « chrétienne », ainsi que la nomme le Père Roland Francart. Alors qu’il y a dix ans, il constatait que les éditeurs traditionnels avaient délaissé ce genre au profit d’une BD plus distractive, ou simplement éducative, en un mot qui fait horreur, plus « laïque », on n’a jamais autant vu d’hagiographies en BD en librairie, de la vie de Jean-Paul II, du Padre Pio, à celle de Jose Maria Escriva, le fondateur de l’Opus Dei. Des labels comme Coccinelle ou les Éditions du Triomphe ont pris le relais de leurs aînés déficients en commençant par rééditer les vieux classiques de la BD confessionnelle signés Loys Pétillot ou Pierdec. Parce qu’un certain public, une frange radicale des Catholiques [14], a envie de renouer avec cette littérature qui leur rappelle leur enfance, mais aussi sans doute à cause d’un sentiment passéiste qui renoue parfois avec des conceptions religieuses préconciliaires [15].
Un retour au "spirituel"
Signe des temps, le matériau religieux fait florès dans la bande dessinée « profane », en particulier la BD ésotérique, qu’elle soit historique ou de science-fiction. On songe aux best-sellers Le Décalogue (Glénat) de Frank Giroud qui tourne autour d’un livre qui contiendrait les dernières volontés de Mahomet, au Troisième Testament (Glénat) de Xavier Dorison et Alex Alice, qui évoque un treizième apôtre qui ne serait autre que le frère du Christ, ou bien encore Le Triangle secret et I.N.R.I.(Glénat) de Didier Convard qui imagine une loge maçonnique fondée par Jésus... Du Bouddha dont le sourire vient illuminer le dernier album de Cosey (Dupuis) au rabbin facétieux de Joann Sfar(Dargaud), il n’est pas une religion qui ne figure dans la BD, montrée de façon respectueuse ou critique.
Mais entre un retour du sentiment religieux dilué dans la fiction, une radicalisation des communautarismes et un anticléricalisme qui se limite à la jouissance de la cruauté, on a peut-être oublié que la libre pensée, ce concept défendu par les philosophes des Lumières, s’applique à toute expression de l’homme, qu’elle soit religieuse ou anticléricale.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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En médaillon : La Mitre railleuse d’André Franquin, née dans "Le Trombone illustré" supplément satirique et (gentiment) anticlérical de Spirou. © Marsu Productions.
[1] Roland Francart avec la collaboration de Paule Faustroy, La BD chrétienne, Les éditions du Cerf, Paris, 1994.
[2] René Cercler, François Georgin et l’imagerie, Les Publications techniques, Paris, 1943.
[3] Michel Dixmier, Jacqueline Lalouette et Didier Pasamonik, La République et l’Église - Images d’une querelle, Les éditions de la Martinière, Paris 2005.
[4] Propriétaires, depuis 2004, de Milan Presse. Les Assomptionnistes sont toujours propriétaires de Bayard Presse, le leader français de la presse et de l’édition jeunesse. « Avec ses deux mille cinq cents salariés et ses trois mille trois cents pigistes, Bayard (338,5 millions d’euros de CA) publie un quotidien et cent cinquante magazines, dont plus de la moitié en dehors de France, de l’Amérique du Nord à la Chine, de l’Afrique à la Norvège, du Mexique aux Pays-Bas » clame fièrement le site officiel du groupe.
[5] Dans les années 1980, des mesures fiscales imposées par la gauche au pouvoir obligent les associations religieuses à rationaliser leur gestion. Cette disposition d’apparence anodine va provoquer le déclin de cette presse fondée sur les abonnements souscrits par les cures. Récemment, les titres de presse du puissant groupe La Vie catholique/Fleurus Presse ont été rachetés par le groupe Le Monde, la partie « livre » du groupe étant tombée dans l’escarcelle de Média-Participations.
[6] Ce dernier titre étant publié par l’Abbaye d’Averbode.
[7] Ce titre s’est vendu à l’époque à plus de 100.000 exemplaires.
[8] Où les Pieds Nickelés voient le jour le 4 juin 1908.
[9] Thierry Crépin, Haro sur le gangster ! La moralisation de la presse enfantine 1934-1954, CNRS Éditions, Paris, 2001.
[10] Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 : « Sont interdites les publications présentant sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous crimes ou délits de nature à démoraliser la jeunesse. » lire à ce sujet : Thierry Groensteen, Thierry Crépin (Dir.), On Tue à chaque page, Editions du CNBDI, Angoulême, 1999.
[11] Le PCF y a intérêt : il détient alors le journal Vaillant devenu ensuite Pif Gadget.
[12] À qui le gouvernement de Vichy avait retiré sa nationalité française.
[13] Ō Dieux, religions et idoles - Or série N°32, décembre 2005. Voir l’article de Laurent Boileau à ce sujet.
[14] Voir à ce sujet notre article sur une mise à l’index de certains titres de la BD contemporaine par un groupe d’ultras.
[15] Le Concile de Vatican II avait notamment assoupli certains aspects du dogme et favorisé le rapprochement œcuménique.
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