Cher Joann Sfar,
j’ai pour vous et votre oeuvre, comme pour Luc Brunschwig et bien d’autres auteurs, le plus profond respect. J’ai cependant quelques mots à vous dire à tous.
Ma position actuelle m’oblige malheureusement à l’anonymat. Sachez que je le regrette car j’aimerais pouvoir exprimer, à mon tour, une opinion en mon nom. Je fais partie de ces anonymes qui n’ont pas encore signé leur premier contrat, ces anonymes qui ne peuvent prendre la parole sans s’en méfier, de peur d’être "tricards" à un endroit ou à un autre.
Je vous avoue que j’aimerais que tous les auteurs, connus ou non, puissent adopter la retenue que je m’impose depuis quelques années sur les fora, faute d’avoir été très souvent extrêmement maladroit.
Je vous avoue également que j’ai la prétention de voir dans mon intervention anonyme l’expression symbolique de ceux dont je fais partie.
S’il est bien beau de dire "On sait depuis longtemps que les forums de bandes dessinées peuvent tolérer certains dérapages", il serait de bon ton d’en prendre réellement conscience :
votre lettre ouverte me choque à plus d’un titre.
Vous intervenez au sujet de propos tenus par Luc Brunschwig. Si je ne conteste en aucun cas ce droit, je ne comprends pas que vous fassiez référence à des emails dont les lecteurs d’ActuaBD n’ont aucune connaissance. J’ai cherché sur ce site lesdites déclarations sans en trouver aucune nommant Guy Vidal. J’en ai conclu qu’elles ont été écrites ailleurs qu’ici. Je vous aurais volontiers suggéré d’intervenir en lieu et place car, que vous le vouliez ou non, vous participez bel et bien à la cacophonie que vous prétendez dénoncer.
Vous, et d’autres, prenez à témoins nombre de personnes qui ont énormément de mal à suivre "l’Affaire" Média Participation-Dupuis. Tous, vous utilisez des termes extrêmement durs que vous destinez à une ou plusieurs personnes. A aucun moment, vous ne permettez (je ne m’adresse pas là exclusivement à Joann Sfar) au débat de prendre le recul dont il a pourtant un besoin urgent.
J’encourage, d’ailleurs, le site ActuaBD à (un petit peu) mieux classer les différents sujets inhérents à cet événement.
"Il faut que tu nous dises une fois pour toutes si tu te considères comme un professionnel" n’est pas, à mon sens, une phrase teintée de respect. Déclaré publiquement, cela me choque.
"Utiliser la récente affaire Dupuis pour accabler l’éditorial Dargaud comme tu le fais est proprement inexcusable". Si cela est réellement le cas, il est tout autant inexcusable que de nous faire la liste de vos albums refusés par Dupuis puisque vous incriminez directement les acteurs du débat qui nous occupe. Cela me choque.
"Je suis plus pudique que toi ce qui m interdit de les évoquer dans une lettre ouverte". Votre lettre ouverte, comme d’autres de vos interventions, comme d’autres interventions d’autres auteurs, va à l’encontre même de la pudeur. Ce n’est pas la première fois que nous sommes pris à témoin des querelles entre auteurs, auteurs et éditeurs, auteurs et lecteurs et j’en passe. Une nouvelle fois, cela me choque.
"Je ne m’autoriserai jamais à écrire publiquement les insultes et les sentences méprisantes que tu vomis à longueur de mails". Pour ma part, j’ai déjà lu certaines de vos déclarations qui, elles aussi, tenaient plus de l’expectoration que vous décrivez que de l’expression. Cela me choque
A quoi assistons-nous, une fois de plus ?
A une triste bataille de donneurs de leçons, à la perpétuelle sonate des clochers. Votre lettre ouverte participe malheureusement à l’établissement d’un manichéisme qui ne peut que desservir la bande dessinée. Je m’arrête là dans la citation de vos propos car je ne voudrais pas, cher Joann Sfar, donner l’impression de vouloir vous accabler plus qu’il ne me paraît nécessaire.
J’aurais préféré que vous interveniez de plus belle manière.
En ce qui nous concerne, puisque je m’adresse à vous, soyez persuadé que j’attends avec impatience l’opportunité d’une première rencontre, amicale cela s’entend, pour vous faire part de mon identité. Vous ayant, disons pris à partie publiquement, je me dois de le faire.
En attendant, je vous prie de croire en la sincérité de ma démarche qui ne vise qu’à attirer votre attention sur certaines incohérences de vos propos et nullement à vous nuire, vous humilier ou vous manquer de respect.
En ce qui concerne l’affaire Media Participation-Dupuis, je m’étonne.
Je m’étonne car depuis le rachat des éditions Dupuis, la position de Media Participation a été très claire : créer un pôle éditorial et économique de poids dans le cadre de la mondialisation que tous les secteurs d’activités connaissent.
Dès le départ, tous étaient prévenus que le but était l’introduction en bourse de ce pôle. L’introduction en bourse, chers tous, de 40% du marché de la bande dessinée. Je ne sais pas si cela sera un bien ou un mal mais je doute.
A quoi sert l’introduction en bourse ?
C’est une manière rapide, même si quelque peu risquée, d’augmenter le capital d’une entreprise afin de lui permettre de nouveaux investissements draînant eux-mêmes des bénéfices permettant ensuite d’investir à nouveau, etc.
Cependant, la présence sur les marchés boursiers peut avoir des conséquences dont il faut avoir conscience sans forcément les craindre.
Regardons l’évolution de la BD actuelle et regardons, notamment, où se trouve l’argent, ce sujet tabou de la société française et du monde de la bande dessinée. Le groupe Media Participation génère beaucoup d’argent par ses seules activités éditoriales mais, cela n’est pas en soi suffisamment substantiels pour attirer des investisseurs avides de dividendes. Ce qui est beaucoup plus intéressant est justement le coeur du débat qui oppose Dupuis à Media Participation : les droits dérivés.
Imaginez l’attraction qu’exerceront les potentiels 40% de droits dérivés de la bande dessinée francophone (pour être plus honnête, je devrais enlever la part que représente Kana au sein du groupe mais, je simplifie au mieux).
Au Japon, Bandaï est un acteur économique très fort pour qui la gestion de licences n’a plus de secret (observez ce qu’est devenu Dragon Ball dans le monde).
Aux Etats-Unis, Marvel délaisse ses activités éditoriales au profit de l’exploitation mercantile de ses titres : adaptation en jeux vidéo, films, séries TV, jouets (figurines, cartes, costumes...).
Mais, qu’en est-il en Europe ?
Les Humanoïdes Associés, même si certains sourient à l’évocation de ce nom, appartient à une structure tournée vers l’exploitation des droits dérivés. Pourtant, la situation financière de ce prestigieux éditeur n’a pas été la plus encourageante, de prime abord, pour un investisseur.
Imaginez ce que sera Media Participation dont le capital sera ouvert, même partiellement : un groupe solide sur le plan financier, un groupe dont les activités vont de sa chaîne de fabrication à sa chaîne de distribution.
Bref, une entité détenant les droits d’un catalogue prestigieux et éclectique. Voilà ce qu’est déjà Media Participation et voilà ce qui risque fort d’attiser la convoitise d’investisseurs pour qui la BD est déjà une manne financière extrêmement rentable.
A votre avis, combien d’années faudra-t-il attendre pour que cette entité ne soit plus francophone, voire européenne ? Quelles entreprises capables d’investir à coup de millions d’euros obtiendront le monopole d’exploitation de nos droits dérivés ?
Y a-t-il quelqu’un à bord du radeau de la Méduse pour envisager un tel scénario ?
J’ai lu, sur ce site, un titre qui m’a choqué : "les auteurs s’imposent dans le débat". A vrai dire, ce n’est pas le titre choisi par le journaliste qui m’a choqué mais c’est bel et bien le temps qu’ont mis les auteurs pour décider de devenir, enfin, des acteurs de poids dans un secteur économique qu’ils laissent aller à la dérive.
Le "milieu" de la BD est bien étrange parfois. Il réunit un nombre incroyable de rebelles qui s’expriment sur notre monde au travers de leur oeuvre. Cependant, ces mêmes rebelles n’en sont plus lorsqu’il s’agit de défendre "l’exception culturelle française" qu’est la BD, le phénomène étant moindre en Belgique.
Le fait est que la BD est tout un pan culturel francophone que notre société médiatique occulte du mois de février au mois de décembre.
Le fait est que des auteurs, devenus notoires, accèdent à la tribune publique. Atteindre ce stade n’est pas chose anodine car, bien souvent, il se traduit par une situation financière confortable. Je me pose alors la question suivante : quand on est financièrement à l’aise, a-t-on encore réellement besoin de promouvoir son travail personnel ? Certains vivent convenablement, certains sont aisés et d’autres payent l’ISF. Cela n’a rien de choquant quand on sait qu’avant d’atteindre un tel niveau social, ils ont bien souvent "bouffé de la vache enragée". On ne peut que se féliciter de leur succès à tous.
Le problème vient peut-être du fait qu’ils oublient d’où ils viennent, qu’ils oublient les difficultés que connaissent actuellement les auteurs peu connus.
Quand ils ont accès à la tribune, les auteurs notoires ne s’occupent malheureusement que de polémiques intestines quand ils ne font pas la promotion de leur travail, persuadés du bon droit auquel ils ont accédé enfin après tant de "galères". L’exemple le plus flagrant est, à mon sens, celui de Philippe Geluck. J’ai pour la pertinence, la justesse de son travail et pour l’homme, le plus profond respect. Il est parvenu à une position qui lui permet de promouvoir chaque dimanche, son personnage le Chat. Il aurait pu créer un personnage original, propre à l’émission de Michel Drucker mais il n’a pas fait ce choix. Il a même eu le génie de présenter comme cadeau personnel à Philippe de Gaulle, un spot publicitaire pour une exposition consacrée à son personnage. Je m’étonne d’ailleurs des largesses du CSA à ce sujet.
Je me demande quand, celui qui essaye tout chez Laurent Ruquier, aura l’envie de faire essayer la bande dessinée à ses contemporains.
Il n’est pas le seul. D’autres auteurs prestigieux, dont j’aime le travail depuis que je suis enfant, ont adopté une attitude similaire.
Giraud, Uderzo, Van Hamme, Tabary, Arleston, Sfar, Trondheim, Loisel, Bilal sont les premiers noms qui me viennent en tête mais il y en a d’autres. Ce n’est pas une attaque à leur encontre que d’écrire ces lignes. C’est l’expression d’un regret et d’une incompréhension. L’incompréhension de ne pas trouver en eux, l’héritage d’un homme que j’admire pour ses histoires mais surtout pour la révolution que nous lui devons tous : René Goscinny. Un homme dont les convictions dépassaient de loin le confort d’une réussite personnelle.
Bien sûr, les auteurs que je cite agissent dans l’ombre en soutenant des projets d’amis ou de connaissances faites au hasard de rencontres. A n’en pas douter, ils n’hésitent pas à mettre leur notoriété comme poids dans la balance mais ils le font de manière si ponctuelle que cela en devient anecdotique.
Malheureusement, ce type d’engagement a atteint ses limites. J’en veux pour preuve que certains d’entre eux ont récemment changé d’éditeur.
On parle de l’esprit Dupuis mais où est passé l’esprit Pilote, l’esprit de l’Echo des Savanes, l’esprit de Metal Hurlant, l’esprit de Fluide Glacial et de ceux de feu Vécu et A suivre ?
Où est passé l’esprit de la bande dessinée ?
Aujourd’hui, le "milieu" est à l’image de ce qu’est notre société. Petit à petit, ce qu’on a appelé la classe moyenne tend à disparaître et un réel fossé existe entre les auteurs connus et les inconnus. Qu’ils le déplorent ou non, qu’ils le veuillent ou non, le fait est que les plus aisés s’enrichissent et que les moins aisés s’appauvrissent. Le prix de planche (payé en avances sur droits) est discuté comme le prix d’un tapis. Il est très difficile de le faire grimper au même rythme que l’inflation.
De même, la multiplicité des titres n’est pas étrangère à la situation précaire des auteurs de BD. Un éditeur qui occupe du linéaire en librairie n’est pas garant du minimum de confort social de chacun de ses auteurs. Nombre d’entre eux gagnent entre 60 et 70% du SMIC pour 60 à 100 heures de travail hebdomadaire. Contrairement aux intermittents du spectacle, ces auteurs n’ont pas le droit de cotiser à l’assurance chômage et, donc, de pouvoir reprendre leur souffle durant les périodes creuses. Beaucoup ne tiennent pas.
Il paraît que c’est normal, il paraît qu’il faut absolument passer par là, il paraît que c’est le prix à payer pour avoir la prétention de transformer une passion en métier. J’éprouve, là aussi, de l’incompréhension car cela ressemble tellement aux pratiques que j’ai rencontrées lors de mon service militaire que j’ai dû mal à croire qu’autant d’auteurs ne l’ont pas fait, par objection de conscience pour la plupart.
Mesdames et Messieurs les auteurs connus, qu’attendez-vous pour occuper une autre place que celle de locomotive économique ?
Ne croyez-vous pas qu’il vous serait possible d’être les acteurs d’une élévation culturelle et sociale ?
Culturelle car vous pourriez étendre votre aura à toute la bande dessinée, cet art que vous aimez tant et qui vous nourrit autant que vous le nourrissez.
Sociale car vous pourriez être les instigateurs d’un syndicat d’auteurs dont nombre de personnes en difficultés auraient besoin.
C’était inéluctable, me voilà avec mes grands pieds. Toute cette tourmente prouve, à mon sens, que l’absence de syndicat est le talon d’Achile de notre profession. De mon point de vue, l’opposition entre Dupuis et Media Participation nous montre plusieurs choses.
Tout d’abord, il est difficile pour les auteurs d’être des acteurs efficaces d’un secteur économique dont ils sont pourtant le moteur. Il leur est impossible de se présenter en tant que médiateurs entre les deux parties alors que, pourtant, c’est bien le sort de leur oeuvre qui est en jeu, qu’elle soit éditée chez Dargaud, au Lombard ou chez Dupuis. C’est en cela que le titre "les auteurs s’imposent dans le débat" me choque : ils sont au coeur du débat, ils ne devraient pas devoir s’y imposer autrement que naturellement.
Quel est le résultat de cette absence de syndicat ? Les auteurs sont divisés car il est trop facile de les mettre dans cette position. Si mon esprit était mal tourné, je dirais qu’on divise pour mieux régner. Je préfèrerais cependant opter pour la présomption d’innoncence mais je doute.
Mesdames et Messieurs les auteurs connus, ne voyez-vous pas que nous sommes face à un séisme ? 40% de notre marché tremblent !
Imaginez-vous qu’il n’y aura pas de répercussions sur l’ensemble de la profession ?
Mesdames et Messieurs les éditeurs indépendants, quelque soit la taille de votre structure, qu’attendez-vous pour créer et imposer un véritable modèle éditorial ? L’éclectisme n’est pas une barrière, c’est une manne.
A vous tous, quand allez-vous enfin sortir de l’inertie dans laquelle vous plongent, nous plongent, vos querelles intestines et l’individualisme ambiant ? Vous qui êtes capables, notamment sur internet, de monter au créneau pour des causes qui vous semblent justes, ne croyez-vous pas qu’il serait tant que la bande dessinée devienne enfin votre cause ?
Vous le devez à la mémoire de vos difficultés qui sont encore celles de vos successeurs. Mais, surtout, vous le devez à vos lecteurs.
D’autres débats sont en cours : le prix unique du livre, le statut social des auteurs, la place de la bande dessinée dans notre société et j’en passe.
Ces débats, comme celui qui nous échaude actuellement, ont besoin de votre implication à vous, les auteurs connus et à vous, éditeurs.
Pour conclure (enfin, vous dîtes-vous) et pour en revenir à Media Participation, la question n’est pas de savoir si ce groupe est le méchant loup ou non. Si un tel pôle peut avoir des revers, il peut aussi être une chance à saisir mais à l’unique condition que tous les auteurs s’y impliquent de manière franche et positive.
La question n’est plus de savoir si le capitalisme est un bien ou un mal.
La question est de savoir comment nous nous adaptons à la mutation de notre société et comment jouer avec ses nouvelles règles.
La question est de savoir ce que nous voulons comme futur à notre passion, de savoir si nous sommes simplement bons à raconter des histoires à nos lecteurs ou si nous sommes capables de faire plus que cela.
Quitte à mettre, un temps, sa gloire personnelle en suspens.