Quel a été votre parcours avant la création de Kana ?
Auparavant, j’étais éditeur chez Dargaud. J’ai commencé chez Dargaud, engagé par Claude de Saint-Vincent, en travaillant un jour ou deux par semaine. Le reste du temps, j’étais dans ma librairie. Avant cela, j’ai travaillé pour Les Cahiers de la BD, j’ai travaillé au service promotion (à l’époque, cela ne s’appellait pas encore « marketing ») de chez Dupuis quand Jean Van Hamme y était. A un autre moment, j’ai bossé comme espion personnel de Jacques Glénat…
Espion pour Glénat, qu’est-ce à dire ?
Oui, je ne vois pas comment qualifier la chose autrement. Je n’étais ni éditeur, ni directeur de collection, mais je lui ai apporté par exemple Les Maîtres de l’Orge. J’ai proposé à Jean Van Hamme de rencontrer Jacques Glénat et j’ai favorisé cette rencontre. Je n’étais pas officiel, je n’existais pas, comme un espion…
Qu’est-ce qui vous a amené aux mangas ?
Un jour, à Angoulême, Thierry Smolderen m’a tiré l’œil sur un Japonais qui, dans un coin, avait une table avec des mangas et notamment Akira en japonais. Dans ma librairie, à un moment, j’ai fait des imports de bandes dessinées japonaises. J’avais un distributeur qui s’appellait Tohan, qui était aussi une agence de droits. Je travaillais avec eux pour faire de l’import en librairie. Voyant que des gamins achetaient des centaines de BD dans une langue qu’ils ne comprenaient pas, je me suis dit qu’il se passait quelque chose.
Est-ce que cela a été facile de convaincre Dargaud-Lombard de créer un label de manga ?
Ce n’est pas un label, c’est une maison d’édition à part entière. Oui, cela a été difficile parce qu’à l’époque, même s’il y avait des gens qui avaient déjà commencé à publier des mangas : Glénat, Tonkam… Ce n’était pas à la mode. Média-Participations, avec Dargaud et Lombard, un groupe assez sérieux déjà dans la bande dessinée franco-belge, ne voyait pas cela d’un très bon œil. J’ai quand même passé, voire « perdu » deux ans à plaider ma cause. A un moment, j’avais envisagé de créer ma maison d’édition tout seul. Ce jour là, François Pernot qui était à l’époque directeur commercial de Dargaud me dit : « J’y crois, on va ensemble au Japon ». Et nous sommes partis rencontrer les éditeurs japonais.
Là non plus, cela n’a pas été simple…
On a commencé à publier le Coréen Hyun-Se Lee, l’auteur d’Armagedon (Kana, 1997). Cela nous a permis de nous frotter aux problèmes de la production, de la traduction au lettrage. C’est François Pernot qui l’avait rencontré à un salon du livre en Corée. Puis nous sommes allés voir les Japonais. Notre première rencontre avec la Shueisha, notre premier grand rendez-vous au Japon, n’avait pas très bien commencé. François Pernot avait expliqué pendant trois heures les avantages du groupe Média-Participations, sa position de leader dans la bande dessinée francophone, etc. Puis, le patron de Shueisha s’est levé et nous a dit : « Nous, Shueisha, plus grand éditeur du monde, nous ne voulons pas travailler avec vous. ». Donc là, on s’est quand même un peu ramassés. Or, grâce à un ami qui s’appelle Carlo Levy, le patron de Dybex, j’avais obtenu un article dans une revue japonaise. Un peu vexé, je leur ai dit que j’étais venu de l’autre bout du monde pour les rencontrer, et je leur ai laissé cet article sur ma librairie. Et là, la personne responsable des droits l’a lu, nous a fait signe de nous arrêter car nous sortions de la salle de réunion. Il a pris son téléphone, il y a deux autres personnes qui sont descendues et qui ont lu l’article, et ils l’ont déposé en nous disant : « Nous, Shueisha, acceptons de travailler avec vous ». Pourquoi ? Parce qu’ils ont senti que nous n’étions pas là que pour l’argent et parce que le fait que j’en importe du Japon dans ma librairie me qualifiait comme un gars qui aimait bien les mangas. C’est David et Goliath. Ce qui a convaincu les Japonais, ce n’est pas Média-Participations et sa grandeur, c’est ma petite librairie.
D’où vient le nom de Kana ?
C’est le nom que j’ai trouvé qui est une référence aux katakana, les caractères japonais. La première étape a été de chercher un créneau où il n’y avait pas encore beaucoup de gens. Le Shônen (manga pour jeunes garçons), c’est ce qui paraissait à l’époque (sans entrer dans les détails, car il y avait déjà Dragonball) le plus exploitable. C’était un secteur alors encore très méprisé dans le milieu de l’édition. On préférais des histoires un peu plus « Seinen » (jeunes adultes), de science-fiction, à caractère un peu plus sexuel, plus violent. Ce qui était destiné aux petits, je dirais les Spirou japonais, n’était pas pris en compte. Travaillant pour un groupe comme Média-Participations, c’était cohérent : les Shônen marchaient très bien au Japon et étaient destinés à un public semblable au nôtre. Quand nous sommes allés chez Shueisha et Shôgakukan, nous avons pu avoir accès à de grandes séries car tout le monde méprisait cela à l’époque. Nous avons pu en extraire Yu-Gi-Oh, Shaman King,… Des personnages qui marchent maintenant très bien. Après, nous avons développé notre catalogue comme un catalogue japonais, en commençant à introduire un peu de Shôjo (mangas pour jeunes filles), un peu de Seinen…. Et puis quand même, pour conserver notre rôle d’éditeur, nous avons créé la collection « Made In » qui est plus une collection d’auteurs japonais avec des choses parfois plus difficiles à vendre, mais aussi plus artistiques. Et aussi, à nouveau, l’introduction d’auteurs coréens et chinois. Le concept de Kana a toujours été d’être le reflet du monde asiatique et pas uniquement japonais.
Quelles sont les séries les plus populaires de Kana ?
Naruto, avec un premier tirage à 200.000 exemplaires, Detective Conan,… Bien d’autres. Death Note est imprimé aux alentours de 100.000 exemplaires au premier tirage.
On dit que les Japonais y regardent à deux fois avant de céder les droits aujourd’hui.
Ce n’est pas le cas pour tout le monde. Il est clair que les anciens partenaires, ceux qui vendent bien comme nous, sont un peu plus « chouchoutés ». Le contexte s’est un peu resserré car il y a maintenant tellement de maisons d’édition qui publient des mangas. Ils reçoivent donc énormément de propositions. Mais ils ne jugent pas que sur la puissance financière, ce qui est une bonne chose. Des licences comme Keroro-Gunsô, la grenouille de l’espace, nous l’avons eue parce que la personne qui gérait ses droits a préféré notre compétence d’éditeur, alors que notre offre était moins importante que celles de nos compétiteurs. Le paramètre éditorial est pris en compte.
Kana est un des pôles du groupe Média-Participations qui a été le plus en croissance ces dernières années et probablement un des plus rentables. Est-ce que cela va rester comme tel dans les années qui viennent ?
C’est ma maison d’édition, je l’ai créée et je vais m’en occuper. Mais il ne faut pas rêver, la croissance des mangas ne va pas continuer comme elle a commencé. On l’a vu cette année, il y a une érosion qui commence à se faire tout doucement. Ce secteur restera rentable si la qualité de nos séries et la manière dont elle se vendent se maintient. Mais il restera toujours puissant. Il y a un public qui s’est créé pour les mangas. On a passé le cap d’une ou deux générations, donc c’est ancré dans nos habitudes. Ce que cela donnera dans 20 ans, je ne le sais pas. À l’heure actuelle, Kana est le deuxième éditeur de France en volume, en nombre de bandes dessinées vendues (franco-belges ou mangas). Ce n’est pas rien !
Propos recueillis par Didier Pasamonik, le 4 juillet 2007
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Participez à la discussion