Je me souviendrai toujours de cette journée de 1981 où Thierry Groensteen et moi sommes allés interviewer Willy Vandersteen pour les Cahiers de la Bande Dessinée [1]. Il était venu nous chercher à la gare d’Anvers et nous avait emmené lui-même en voiture à l’une de ces bonnes tables anversoises où les serveurs le recevaient avec la déférence que l’on réserve aux personnalités importantes.
Sur le chemin, dans un français qu’il maîtrisait parfaitement avec un accent rocailleux tout à fait charmant, il nous disait : "Le secret de ma longue vie c’est que, chaque matin, je fais quelques longueurs dans ma piscine avant de boire une coupe de champagne..."
Autre anecdote : ayant publié les premiers albums en français du Prince Riri chez Magic Strip, nous avions demandé à Yves Chaland -qui l’admirait vraiment- de réaliser de nouvelles couvertures, refusant que ce soit le Studio Vandersteen qui le fasse, pas assez "vintage" à notre goût. Non seulement le tycoon de la BD flamande avait accepté mais il était bluffé par la qualité du dessin du jeune auteur français, suggérant, "au cas où", qu’il rejoigne son équipe...
Tel était Vandersteen, raconteur d’histoires flamboyant, un seigneur à la créativité débordante marqué par la soif d’entreprendre.
Si, selon la formule consacrée du début du XXe Siècle, Henri Conscience, l’Alexandre Dumas flamand, apprit aux Flamands à lire, Vandersteen est certainement celui qui leur apprit à aimer les bandes dessinées. Il était issu d’un quartier populaire anversois, De Seefhoek, imprégné de catholicisme. Son père était déjà dans la partie artistique, sculpteur-ornementiste, principalement pour le bâtiment, et cette disposition le mena à faire des études aux Beaux-Arts d’Anvers tandis qu’il travaillait dans l’atelier de son père.
Dans les années trente, les nouvelles tendances architecturales de l’École de Chicago, du Bauhaus et de l’Art Déco déclassèrent le métier d’ornementiste et l’activité de son père périclita. Willy Vandersteen s’orienta vers le métier de décorateur de vitrines, en particulier pour les grands magasins L’Innovation.
Amené à illustrer les brochures publicitaires de la firme (en même temps qu’un certain E-P. jacobs), il se découvrit une aptitude à dessiner des BD.
Commencent alors de multiples collaborations pour les quotidiens et les hebdomadaires de tout ordre, dont la publication de ses premières séries dès 1936 dans Bravo, un hebdomadaire pour la jeunesse lancé par J. Meuwissen, le magnat hollandais de la presse féminine, proche du Parti Socialiste Belge.
Jusqu’à la fin de la guerre, il multiplie les livres illustrés et les BD, ces dernières principalement dans Bravo, sous différents pseudonymes, notamment en 1942 celui de Kaproen dans le quotidien collaborationniste et antisémite Volk en Staat.
L’immense succès de Bob & Bobette
C’est en 1944, à la Libération, qu’il saisit sa chance. C’est la création pour le quotidien Standaard, le grand journal conservateur catholique flamand, de la série Suske & Wiske (Bob & Bobette en français) qui doit son succès principalement au fait qu’elle est la première série apparaissant dans le paysage flamand dont l’ancrage local (anversois) soit particulièrement revendiqué dans une forme populaire assumée.
Son rythme soutenu de parution (une bande à une demi-page par jour) et une fantaisie scénaristique de chaque instant sont les autres atouts de cette série qui, paraissant d’abord dans deux quotidiens différents, obligea les abonnés du journal à choisir leur camp lorsque ses employeurs en exigèrent l’exclusivité. Cette anecdote n’est pas anodine dans sa carrière car elle démontra la puissance de son talent et l’attachement des lecteurs à son travail. Dès lors, Vandersteen fut un auteur recherché par les éditeurs, et pas seulement de journaux.
Entre 1946 et aujourd’hui, on compte près de 300 millions d’albums vendus de ces personnages dont le dessin fut repris par Paul Geerts et d’autres assistants à partir de 1972.
Entre 1948 et 1959, les aventures de Bob et Bobette parurent dans le Journal Tintin. Trouvant son univers par trop "vulgaire", Hergé exigea un relooking plus bourgeois des personnages tandis que l’homoncule Jérôme était prié d’aller se faire voir ailleurs.
Cette "collection bleue" qui se distingue de la "collection rouge" ordinaire constitue le sommet artistique de la série avec quelques chefs-d’œuvre comme Le Fantôme espagnol, La Casque tartare ou La Clef de bronze. Mais au bout d’un moment, contrarié par la régularité d’une production qui contrastait avec la rareté de la sienne, et devant la popularité croissante des héros flamands, Hergé insista pour que l’on arrête la série.
Le dessin de Vandersteen ressort de l’influence d’Hergé dont il adopta la clarté et le mode de production industriel. Mais il est plus schématique et moins obsessionnel de la documentation que le dessinateur bruxellois, ce qui le rapproche de l’école américaine. Son goût pour la création populaire et son aptitude à raconter les histoires des gens simples, dans un registre parfois anar, mais foncièrement conservateur, est le parfait reflet du sentiment flamand de son époque.
Un formidable raconteur d’histoires
Ne s’arrêtant pas à ce premier succès, Vandersteen constitua un studio où collabora la fine fleur de la bande dessinée flamande. De nombreuses séries en sont issues : La Famille Guignon, Thyl Uylenspiegel, Les farces de Monsieur Lambique, le Cirque Zim Boum, Le Chevalier rouge, Les Joyeux Lurons, Jérôme, Karl May, Biggles, Robert et Bertrand, Safari, les Gueux,... à chaque fois adaptés à une prépublication particulière.
Mais c’est surtout la série Bessy (au début, sous le pseudonyme de Wirel) qui attire l’attention. Publiée pour un éditeur allemand, elle produisit à partir de 1954 jusqu’en 1985, un album par semaine jusqu’à constituer une collection de près de 900 titres !
En véritable homme d’affaires, cet auteur populaire ne manqua aucun des rendez-vous que lui offrait la notoriété : il produisit ses premiers dessins animés dès l’apparition de la TV en Flandre en 1955. On ne compte plus depuis les millions de produits dérivés tirés de ses œuvres.
Bob & Bobette ont été traduits dans une vingtaine de langue, dont le chinois mandarin.
En dépit d’un Prix de la meilleure série étrangère remis à Angoulême en 1977, la série Bob & Bobette a eu une exploitation sporadique et quasiment pas distribuée en France où elle connaît cependant un bon nombre d’aficionados. Cet état de fait est surtout du à un manque de vision de l’éditeur Standaard incapable de se projeter sur le marché français.
(par Didier Pasamonik - L’Agence BD)
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[1] Les Cahiers de la Bande Dessinée / Schtroumpf - 13e Année - N° 51 - 3e trimestre 1981 - Ed. Jacques Glénat.
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