Vous souvenez-vous de vôtre première rencontre avec Jidéhem ?
Bien sûr ! J’ai toujours admiré son travail. J’ai passé un temps fou à recopier les cases du Prisonnier du Bouddha, une aventure de Spirou et Fantasio dessinée par André Franquin, assisté par Jidéhem.
Mais je l’ai surtout découvert grâce à son travail pour Héroïc-Albums. Qu’est-ce que j’ai pu regarder le Baron est fou, une aventure de Ginger parue dans ce journal. Je devais avoir une dizaine d’années, peut-être un peu moins, lorsque j’ai découvert le travail de Jidéhem. Il a commencé très tôt dans le métier. Maurice Tillieux l’a poussé à présenter ses planches chez Héroïc-Albums.
Je devais avoir dix-sept ans lorsque je l’ai rencontré pour la première fois. J’étais alors l’un des assistants de Peyo. Jiji – Surnom de Jidéhem – était venu lui rendre une visite amicale. Il habitait tout près du studio. C’était un grand escogriffe, aussi sympathique que discret.
Je rencontrais une de mes légendes : le type qui avait dessiné les rochers dans l’album du Prisonnier du Bouddha, que j’avais recopié maintes fois pour comprendre sa technique ! Je ne parle pas des autres albums de Spirou et Fantasio qu’il a faits avec Franquin ou de Gaston, de Starter et de la rubrique automobile qu’il animait dans le magazine Spirou. Sa manière de dessiner les trains dans les Robinson du Rail m’émerveille encore aujourd’hui. … Une claque !
C’était un collaborateur intense d’André Franquin et c’est dommage que l’on ne retienne aujourd’hui que cet aspect-là de son travail. Mais il a réalisé des albums prodigieux sur le côté. Jiji travaillait à une belle vitesse. Il était très rapide, efficace et ses dessins étaient d’une belle qualité. vrai dire, je ne pense pas avoir vu un dessin bâclé issu de sa main.
On est devenus peu à peu amis. J’ai fais la connaissance de Gwendoline, son épouse [1], et de leur fille Sophie. Et aussi de leur perroquet Tino. Tout comme la fille de Peyo, Véronique Culliford, Sophie m’a connu alors qu’elle était toute petite.
Franquin disait que le trait de Jidéhem était plus raide que le sien.
Oui. C’était son style. Le trait de Jidéhem est plus surchargé que celui de Franquin. Mais il était dans le même état d’esprit. Ce n’est pas par hasard si Franquin l’a pris à ses côtés pendant des années. Ils avaient le même goût pour la précision. Mais Jiji savait s’adapter. Quand il dessinait Gaston Lagaffe, André Franquin lui disait toujours : « Plus mou, Jiji ! Tu dois dessiner Gaston d’une manière plus molle ». Jidéhem s’adaptait, mais ce n’était pas assez pour Franquin.
Quel a été le rôle exact de Jidéhem dans Gaston Lagaffe ?
Yvan Delporte, le rédacteur en chef du journal de Spirou, désirait qu’un personnage anime les différentes rubriques du journal. Ils ont rapidement eu l’idée d’en faire un gaffeur, et d’utiliser le prénom d’un copain d’Yvan qui était très maladroit. Franquin a dessiné des croquis du personnage sur des feuilles. Il l’a donc créé graphiquement. C’est incontestable. Mais il n’avait pas le temps de le dessiner, et il l’a donné à Jidéhem. Ce dernier l’a fait vivre en se basant sur les caractéristiques physiques inventées par Franquin. Quand il scénarisait, André n’écrivait pas. Il faisait des petit croquis. Il remettait donc à Jidéhem un scénario esquissé, que celui-ci réinterprétait et dessinait entièrement.
Jidéhem a dessiné et encré seul les quatre cents premiers gags de Gaston, en fonction bien entendu du modèle des dessins de Franquin. Le gag et les situations idiotes étaient toujours écrites par André. Franquin souhaitait à cette époque que Jidéhem reprenne Gaston. Mais les années passant, André s’est ennuyé sur Spirou et Fantasio. Il traversait une période difficile et, pour des raisons obscures, il a laissé tomber la série. Franquin commençait alors à s’attacher à Gaston Lagaffe et a commencé à dessiner ce personnage. Jidéhem a alors réalisé les décors. Puis, Franquin s’est chargé de l’intégralité de la conception de Gaston, tout en demandant parfois à son ancien assistant de le dépanner pour dessiner des voitures.
C’est Jidéhem qui a dessiné les quatre cents premiers gags, cela se voit, cela se sent ! Le style est plus raide, y compris dans la représentation de Gaston. S’il dessine Gaston maintenant, il le fera comme à l’époque. Jidéhem connaît encore toutes les courbes et les mouvements du personnage.
Qu’est ce qui vous plaît dans son style ?
Jidéhem m’a donné une leçon de dessin carabinée lorsque j’ai travaillé avec lui sur Instantanés pour Caltech et les Machines incertaines, deux albums de Natacha.
Je réalisais la mise en scène et le découpage en fonction des besoins du scénario d’Étienne Borgers. Je fais voyager ma caméra dans les dessins pour avoir des cadrages audacieux. Jiji, lui, préfère un découpage plus calme. C’était comme s’il voulait dessiner un petit théâtre. Mais il m’a fichu une sacrée raclée en dessin. À un point tel que j’ai eu du mal à dessiner des bagnoles pendant des années. Il se fichait de moi à chaque fois que j’en dessinais une. Il faut dire que je me basais sur un journal automobile et que je choisissais toujours des prototypes. J’étais capable de sélectionner une voiture de luxe comme moyen de locomotion privée pour un flic. J’ai même dessiné dans Natacha des camions avec un double train de pneus à l’avant. Autant dire qu’il se poilait en regardant mes planches !
On perçoit dans ces deux albums son goût pour le design.
Bien sûr. Je l’ai laissé faire car j’étais en confiance. Malheureusement, avec le recul, je m’aperçois que les couleurs des albums étaient trop lourdes par rapport au dessin. On a massacré le beau trait de Jidéhem ! Je réalisais les personnages sur les planches, puis je les lui passais. Je lui ai vraiment mis des challenges graphiques dans les mains. Quand on travaille avec lui, ce n’est pas pour qu’il dessine des margelles, des champignons et des fleurs comme j’en ai faits chez Peyo ! C’est autre chose, Jidéhem…
On s’est vraiment amusé ensemble. D’ailleurs, ce sont ces deux Natacha qui lui ont donné envie de reprendre Ginger par après !
Quel homme est-il ?
C’est un passionné des nouvelles technologies. Il s’est mis à l’informatique dès ses balbutiements. Il a eu un nombre conséquent de caméras. Il aime beaucoup la décoration. Il a très bon goût dans ses choix. Ses meubles design sont superbes. Jiji est aussi un homme trop discret. C’est à la fois son défaut et sa qualité. Il ne se vante pas. Quand il parle de la période Gaston, les gens le prennent pour un mégalomane. Il ne l’est pas du tout ! Je botterai les fesses à ceux qui contestent son rôle exact dans l’œuvre de Franquin, et plus particulièrement sur Gaston. Je suis heureux que Dupuis publie enfin les intégrales de Sophie. Les lecteurs vont enfin le redécouvrir. Il était temps !
Vicq était le scénariste de nombre de ses albums. Il a disparu du jour au lendemain…
Oui. Personne ne sait ce qu’il est devenu. La dernière fois que je l’ai aperçu, j’étais avec Jidéhem. Nous passions Chaussée d’Alsemberg, à Bruxelles, où vivait sa mère. Vicq était sur le seuil de la maison. On lui a dit des banalités. Puis, il a disparu ! Il n’a jamais réclamé ses droits d’auteur aux maisons d’édition. Ceux-ci ont été bloqués longtemps. Personne ne sait s’il est mort. J’ignore quelle est la situation aujourd’hui chez les éditeurs. Mais il n’a pas réapparu, c’est certain.
C’était un humoriste. Il faisait des cartoons dans les journaux. Il avait beaucoup de style. J’ai travaillé avec lui sur Vous êtes trop bon, le premier Jacky et Célestin que j’ai dessiné pour Peyo. Ce dernier le corrigeait un peu, mais son travail était d’une excellente qualité.
(par Nicolas Anspach)
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Photos des auteurs : (c) Nicolas Anspach
[1] Qui fut la secrétaire d’Yvan Delporte à la rédaction de Spirou.
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