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Shockdom, la bande dessinée à la sauce italienne

Par Charles-Louis Detournay le 6 août 2021                      Lien  
Nous en avons déjà régulièrement parlé, la maison d’édition italienne Shockdom a fait une entrée remarquée dans le paysage de la bande dessinée francophone depuis septembre dernier. Après une sortie mensuelle, Shockdom est montée en puissance en alignant une trentaine de titres en moins d’un an. Afin de mieux vous faire découvrir les spécificités de cet éditeur qui multiplie les genres, passons en revue les albums les plus marquants de ces six derniers mois.
Shockdom, la bande dessinée à la sauce italienne
Lucio Staiano, directeur de Shockdom
Photo : D.R.

Après Francis en septembre, Bianca en octobre et le premier chapitre de Blue en novembre 2020, les éditions Shockdom sont passées à la vitesse supérieure dès le début de l’année 2021. Et comme son directeur Lucio Staiano nous l’expliquait dans l’interview publiée cette semaine, ils ne comptent pas en rester là.

Pour vous en convaincre, voici un échantillon de leurs récentes parutions, et des différents genres abordés par la maison d’édition italienne qui est bien décidée à rester maîtresse de son destin. Vue la pluralité des styles, vous devriez certainement trouver plus d’un ouvrage qui devrait vous attirer, de quoi vous permettre de tester leur ligne éditoriale si ce n’est pas encore fait.

Les romans graphiques

On reprend souvent cette dénomination du "roman graphique" pour évoquer des ouvrages plus denses dans un format réduit. Utilisons ici une appellation plus générale, car les albums qui suivent sont tous des one-shots qui dépassent allégrement les 46 planches, mais varient en taille et en format, avec toujours l’objectif de proposer un regard différent.

Le premier est un hommage aux romans populaires de la fin du XIXe siècle et du début du XXe. Monsieur Prudhomme est un ex-professeur universitaire et surtout un enquêteur hors pair qui aide modestement la police lors des affaires trop spéciales. Et comme le sous-titre de cet album l’indique, (Homo homini lupus), la police a fort à faire avec un maniaque qui éventre carrément ses victimes. Mais en un tour de main, Monsieur Prudhomme identifie dès les premières pages la culpabilité d’un « homuncule, une marionnette autonome capable d’exécuter des ordres simples, comme attaquer et tuer ». Mais qui tire les ficelles de cette marionnette ?

Malgré une couverture très sombre, Monsieur Prudhomme est un ouvrage que nous conseillons aux fans d’enquêtes et de littérature des XIXe et XXe siècles. Le scénariste Paolo Margiotta multiplie les hommages à Hugo, Verne et Wells, tout en composant un passionnant one-shot. Au dessin, Andrea Adiletto montre un Paris haut en couleurs, mais se révèle également capable de composer des scènes d’actions très toniques, surtout lorsque le récit s’accélère encore dans sa seconde partie, jusqu’à une conclusion imprévisible et qui termine magnifiquement une histoire haletante.



Les quatre premières pages de "Monsieur Prudhomme"

Moins de suspense, mais beaucoup plus d’émotion avec Poly-A, écrit par Marco Rincione et dessiné par Sara Marino. Ces auteurs racontent le parcours d’une jeune femme qui souffre d’un trouble très gênant depuis la puberté : elle tombe amoureuse au premier regard, au moindre geste, de toutes les personnes qu’elle croise. Un mal qui l’afflige car elle l’handicape horriblement dans ses rapports sociaux, et lui interdit toute relation amoureuse car elle pourrait tromper son conjoint à chaque instant, sans penser à mal, en étant simplement dirigée par ses hormones.

Cette douloureuse histoire est conduite de main de maître par ses auteurs : avec subtilité et sensibilité, ils jouent avec les flashbacks pour dépeindre la vie de cette femme manipulée par l’amour. Un récit bouleversant, mais à réserver à un public adulte comme l’indique l’éditeur au dos. Pas à cause des possibles ébats reproduits dans l’album (il n’y a aucun), mais à cause de la forme prise par le récit. Vous comprendrez en le lisant…

Poly-A

Le graphisme peut également prendre le pas sur le scénario, comme dans Le train de Dalí. On y fait la connaissance d’un homme un peu largué, qui tente de mettre la main sur une personne disparue, et une femme qui va assister à l’accouchement de sa propre fille. Au travers de ces deux personnages, deux visions vont se succéder et se superposer : celle de l’imaginaire et celle de la réalité, jusqu’à former un ensemble plus complexe qui s’approche d’un certain surréalisme, un courant auquel est associé Salvador Dalí.

Les dessins de Iamartino se veulent une forme d’hommage à ce surréalisme, le tout porté par le récit de Vivenzio. Voyage graphique dans un monde en déliquescence, à cause de l’état de confusion mentale du narrateur, Le train de Dalí est davantage un prétexte à l’évasion qu’un hommage au peintre. Mais le résultat reste surprenant de bout en bout.

Le Train de Dali

Enfin, le dernier de ces romans graphiques est l’un de nos coups de cœur. Comme Sergio Salma dans Marcinelle 1956 et Thomas Campi & Vincent Zabus dans Macaroni !, Bonjour, Offenbach ! raconte l’exil d’une famille italienne obligée de changer de pays pour trouver du travail. En 1975, Giulia a immigré en Allemagne, à Offenbach, rejoignant son mari avec ses deux enfants. Loin de la chaleur méridionale, ils doivent apprendre à vivre éloignés de leurs proches dans une ville maussade, prise dans le froid de l’hiver.

Luigi Formola et Antonio Caputo dressent un touchant tableau de famille déracinée. Le scénariste dépeint par petites touches ce quotidien fait de mélancolie et de petites joies. On est particulièrement touchés par les difficultés de ces enfants, qui peinent à apprendre l’allemand et restent toujours la cible de railleries de la part des autres élèves. Surtout que la portée de cette histoire dépasse la Péninsule pour prendre une dimension universelle, avec ce couple obligé de quitter une terre qu’ils aimaient pour un travail souvent ingrat, dans un pays si froid.

Mais Bonjour, Offenbach ! n’est ni triste, ni misérabiliste. Au contraire, il démontre comment le regard des autres et l’entraide peuvent réchauffer les cœurs, et qu’ensemble, on peut toujours reconstruire ce que l’on a été obligé de quitter. Le dessin d’Antonio Caputo, tout en rondeurs et en couleurs, apporte toute l’émotion et la lisibilité nécessaire pour passer un merveilleux moment auprès de cette famille italienne. Une belle réussite !

Bonjour, Offenbach !

Le manga : distinguons la forme et le fond

Comme son directeur-fondateur nous l’expliquait, la production Shockdom de ce qu’on pourrait trop largement appeler le « manga » se divise en deux courants. D’un côté, on retrouve toute une génération d’auteurs italiens qui utilisent les codes, le graphisme et le format du manga pour raconter leurs propres histoires, n’ayant souvent rien à voir directement avec le Japon, voire l’Asie en général. Ils sont regroupés sous le label Kasaobaké.

Citons ainsi le one-shot Requiem réalisé par Fabrizio Cosentino, qui se déroule dans un monde dont le roi a décidé de partir à la conquête du Royaume des âmes. Une fois son combat remporté, un nouvel ordre commence, celui des Immortels, car dès lors, la mort n’existe plus. Pour tenter d’enrayer ce qui va à l’encontre de l’ordre naturel, une mystérieuse sorcière va s’associer à un guerrier sans nom ; ils vont non seulement combattre ensemble, mais également unir leurs âmes.

Dans ce petit one-shot vendu au prix très abordable de 7 €, Fabrizio Cosentino s’est dépensé sans compter sur chaque page : lorsque ce n’est pas l’action qui prime, les décors sont tellement travaillés qu’on aurait presque envie de profiter du récit dans un plus grand format. Une histoire d’ailleurs suffisamment prenante pour qu’on la lise d’une traite, afin de mieux comprendre les révélations successives qui se suivent sans temps mort. Pour les amateurs de récits sombres et de combats épiques.

Requiem

Changement de cadre avec la série Cinéraire dont le premier tome est paru en mars : dans ce monde de magie moins dark, Kali est une pirate à la recherche des dagues de l’infini, qui confèrent des pouvoirs extraordinaires et habilités innées à ceux qui les possèdent. « Les douze dagues offrent un regard vers l’avenir aux âmes pures, et une mort certaine aux sans-cœur. »

Kali est bien entendu décidée à se ranger dans la première catégorie. Après le décès de ses parents et la disparition de sa sœur, elle sort de cinq années de prison, mais ce n’est pas ça qui va l’arrêter ! Aussi rempile-t-elle dès qu’elle reçoit la mission de retrouver une autre des dagues de l’infini et commence-t-elle à constituer son équipage… sauf que peu de personnes savent qu’elles possèdent déjà l’un de ces artefacts magiques !

À l’image de son héroïne, l’autrice Roberta Réa ne ménage pas sa peine : le scénario entraîne le lecteur dès les premières pages, surtout que celles-ci sont parfois assez denses en terme de dialogues. Résultat : on est convaincu dès le premier tome par ce qui s’apparente à un shojo aventureux de bon ton, plein d’humour et de fantaisie. Et comme tout bon manga qui se respecte, quelques pages finales de bonus apportent un brin d’autodérision et donnent envie de repartir à l’aventure dans le tome 2.

Cinéraire

Dans cette catégorie, notre premier coup de cœur va à Zara X2, un récit plus gore où l’Italie a été mise en quarantaine par les autres nations, après qu’une épidémie s’est déclenchée. Ce qu’ignorent les Européens, c’est ce que le virus transforme les contaminés en morts-vivants, un ressort dramatique qui n’est pas neuf mais qui retient tout de même l’attention dès les premières pages.

En effet, un virus venant d’Italie qui requiert des mesures radicales, ça n’est pas sans rappeler des événements récents. Pas question ici d’une apocalypse, mais bien d’un journaliste qui est envoyé en zone de quarantaine pour réaliser un reportage, et qui tente de retrouver sa sœur enfermée dans cette zone depuis plus d’un an. Enfin, les zombies ne sont pas vraiment maîtres du pays ; différentes factions de survivants se sont organisées et s’affrontent en ce lieu de non-droit.

Même si l’intrigue avance doucement dans ce premier opus, tous les ingrédients sont réunis pour un thriller efficace : des factions qui s’opposent, un héros courageux mais pas téméraire, des secrets et des trahisons, etc.

Zara X2
Zara X2 T.1 par Talita

Notre second coup de cœur va sans conteste à Ale & Cucca dont le premier tome vient de paraître. Que l’aspect girly des dessins d’Elisabetta Cifone ne vous induise pas en erreur, l’avertissement « pour public averti » situé au dos est là pour une bonne raison. Ce premier volume ne contient pas d’insanités, mais les héroïnes se posent pourtant d’intéressantes questions : fumer rend-il plus mature ? Après huit mois avec un garçon, peut-on passer au baiser d’adulte, c’est-à-dire à s’embrasser avec la langue, lorsqu’on a… 13 ans ?

Toutes ces questions du rapprochement entre jeunes gens ne prend pas place entre des lycéens, mais bien avec des jeunes ados de 12-13 ans. Un sujet assez sulfureux (surtout lorsque ces demoiselles se posent des questions sur les positions sexuelles), mais évoqué avec beaucoup d’intelligence et de sensibilité par l’autrice, dans des méli-mélo amoureux qui brisent parfois des cœurs, mais créent aussi de belles histoires.

Le talent d’Elisabetta Cifone tient également dans ses superbes dessins qui restituent ce monde de l’enfant qui passe trop tôt à l’âge adulte. Les postures de ces enfants qui grandissent trop vite paraissent pourtant très naturelles, autant que les gimmicks mangas utilisés pour rapidement transcrire leurs émotions. Si son dessin emprunte aux codes asiatiques, ses personnages sont une hybridation parfaite entre les codes des deux continents. Et certaines illustrations ou pleines-pages sont juste magnifiques dans leur réalisation. Une étonnante série pleine de surprises.

Déjà la couverture du tome 2

À côté des auteurs italiens qui usent des codes et formats du manga, Shockdom publie également des auteurs japonais dans la collection Shin Manga, qu’il présente ainsi : « "Shin" en japonais signifie "nouveau". Le but de la collection Shin Manga est de proposer des nouveaux titres et, surtout, des auteurs inédits jamais parus sur le marché international. Des artistes qui n’ont quasiment pas publié au Japon, puisqu’il s’agit de créatifs travaillant dans d’autres secteurs du divertissement (l’illustration, l’animation, les vidéos, etc…) et se dédiant à la BD seulement pour réaliser des ouvrages autoproduits et libres des contraintes éditoriales du marché japonais. »

Publiés en mai dernier, les deux premiers titres démontrent parfaitement cet état d’esprit. De plus, leur prix de 8 € pour un format plus important que les dimensions traditionnelles leur permet de rester abordables, alors que d’autres éditeurs doivent monter les prix lorsqu’ils éditent des auteurs indépendants.

Petits Dieux et autres contes en est le parfait exemple. Son auteur Ryo Iha est un autodidacte qui privilégie les perspectives originales et une narration très moderne, souvent muette. On pourrait qualifier sa démarche de contraire à celles des auteurs de Kasaobaké, car son style tend vers les codes européens, à l’opposé d’un encrage traditionnel, même si les thématiques de ses récits sont parsemés d’éléments nippons. Un cahier initial délivre d’ailleurs quelques codes bien utiles aux profanes.

La force de son propos et la pertinence de ses explorations graphiques font de Petits Dieux et autres contes une magnifique voie d’exploration, qui légitime déjà toute la démarche de la collection Shin Manga.

Petits dieux et autres contes

Le second ouvrage paru en même temps s’intitule La Magie des sources et autres contes et marque une fois de plus le grand écart permanent auquel Shockdom nous habitue progressivement depuis le début de ses publications. À l’opposé du style du susnommé Ryo Iha, Ai Okada opère dans un style empreint de légèreté. Son trait est si fin et léger qu’on dirait du crayon, tranchant donc nettement avec l’utilisation affirmée de l’encre dans le précédent ouvrage.

Une fois de plus, réalisme et imaginaire se mêlent dans ces histoires, mais avec ici une prédominance pour le fantastique, voire l’onirique. Des animaux surgissent dans d’élégants combats où pinceaux et peintures remplacent les sabres. Les costumes sont travaillés avec autant d’inventivité que de talent. Petite curiosité de cette édition, un cahier a été imprimé en double, ce qui ne gâche pourtant pas l’intérêt que revêt ce recueil.

La Magie des sources et autres contes

Objectif jeunesse

Les plus jeunes lecteurs ne sont pas écartés de la cible de l’éditeur italien, comme le prouvent deux exemples une fois de plus diamétralement différents. Le Réveil d’Hérobrine est un petit format dense de 160 pages qui s’inscrit dans Un Monde de cubes. Un monde qui est menacé par un groupe de vilains prêt à voler les cinq amulettes et réveiller une horrible créature endormie depuis des années afin de régner sans partage. Heureusement, Kai et ses deux amis vont s’interposer et tenter de retrouver ces amulettes avant eux.

À la manière de Minecraft, ces jeunes héros évoluent dans des décors pixellisés de jeu vidéo, lorsque les animaux qu’ils rencontrent ne sont pas carrément cubiques. Pas de quoi déconcerter nos jeunes lecteurs qui vont beaucoup s’amuser avec cette aventure écrite par le youtubeur Matteofire97 et dessinée par Giulia Monti. Ils ont tout deux associé leurs talents pour concocter un récit plein de rebondissements, d’énigmes, de références, d’un peu de parodie, mais aussi de bons sentiments. À glisser sans aucun doute dans les mains de cette génération qui se nourrit de jeux en ligne et de vidéos sur YouTube.

Le Réveil d’Hérobrine

Quant à Dandelion – Faites un vœu, il s’agit au contraire d’un grand format avec un dessin beaucoup plus classique, que les parents ou grands-parents apprécieront de lire avec leurs jeunes enfants. Il met en scène les esprits magiques qui peuplent les villes, les campagnes et les forêts, et plus particulièrement les Dandelions, des esprits de fleurs de pissenlit qui apportent l’espoir et réalisent les vœux. Mais certains vœux sont plus hasardeux que d’autres. Lorsque la jeune Dandelion Titinette cherche à rendre éternel le chat âgé d’une petite fille, elle ne sait pas qu’elle va se heurter à la Dame de la lune…

L’histoire et les dessins de Salvatore Callerami se marient magnifiquement avec les couleurs d’Antonio Fassio, afin de composer ce conte pour enfants aux allures de Disney. Le grand avantage du récit est de pouvoir profiter de pleine pages et de compositions aérées afin d’avancer dans le récit sans contrainte de pagination. Cette fable très réussie qui évoque à la fois des thématiques intemporelles et contemporaines a la chance de profiter de près de cent pages réparties en plusieurs chapitres.

De plus, à la fin de l’ouvrage, un cahier graphique invite au voyage imaginaire, en présentant plusieurs portraits de personnages du monde des esprits. Pour notre part, nous avons surtout beaucoup apprécié le court récit de six pages réalisé par Loputyn (voir en fin d’article), qui s’inscrit parfaitement dans la thématique, tout en lui donnant plus d’ampleur. Un magnifique travail d’équipe.

Dandelion – Faites un vœu

Les ado-adultes

Trois ouvrages plus décomplexés devraient trouver grâce aux yeux des adolescents. Tout d’abord Second Skin, un one-shot en petit format qui se déroule dans le futur. L’équipage d’un vaisseau vient d’être réveillé par son ordinateur central. Mais les six jeunes gens qui le composent n’ont plus aucun souvenir. Ils comprennent juste que la combinaison qu’ils portent, comme une second peau, leur donnent des aptitudes complémentaires d’attaque, de défense, de pilotage ou de réparation. Ont-ils alors tous des rôles à jouer ?

Autour de cette métaphore du corps qui change, Samuel Spano livre une histoire qui emprunte autant aux comics qu’aux mangas. Un récit sans temps mort où l’on vit chaque rebondissement au plus près des personnages. Si les scènes d’action sont très bien rendues, on se perd parfois un petit peu entre les six héros. Mais le but du récit est pleinement atteint : rompre les frontières parfois trop hâtivement tracées par la société, pour laisser entrevoir des réalités plus complexes. Le tout sur fond de SF et de virus informatique.

Second skin

Citons encore Song of Azelred qui vient de paraître et décrit la descente aux enfers de Axel Red, un leader de group rock qui pourrait s’apparenter à Axl Rose, sauf qu’il est beaucoup plus imbuvable et incontrôlable que celui. Mais sa descente aux enfers n’est pas qu’une façon de représenter les abus d’alcool et de drogue. À la suite d’une énième connerie, Axel se prend une décharge électrique qui le transporte littéralement au pays des Ténèbres. Il tombe à pic, car les armées de monstres et de démons n’attendaient qu’un signe pour déferler contre les forces du Bien, voyant dans cet « Azelred » le signe tant attendu. Sus !

Cette satire de nos sociétés obsédées par la popularité est très bien mise en scène par Christiano Fighera. Avec ce conte déjanté, il vise juste et montre les dérives de l’égocentrisme, de la télé-réalité ou de la vie reflétée uniquement par les écrans de smartphone. Le but du récit est de montrer que nous portons tous un masque en société, mais les auteurs ne se prennent pour autant pas la tête, surtout Luca Colandrea qui assume complètement le ton absurde et excentrique.

Song of Azelred

Si nous nous sommes bien amusés avec ce titre très rock, le début de la série HI/LO nous a pleinement convaincus. Son autrice Pocci met en scène deux jeunes gens que tout oppose : Noëlle est trop en formes pour son goût et manque de confiance en elle, tandis que Kai est le macho de la bande, toujours prêt à la ramener et surtout à se moquer de Noëlle. Ces deux-là se chamaillent en permanence, au grand dam de Noëlle. Jusqu’à ce qu’elle lance un « Mets-toi à ma place ! ». Un vœu formulé devant une étoile filante… et qui se concrétise le jour-même. Kai se réveille dans le corps de Noëlle, et cette dernière dans celui de Kai !

La thématique du changement de corps n’est pas nouvelle, mais est abordée ici avec autant d’humour que de premier degré. Cette comédie romantique au goût acidulé conviendra parfaitement aux adolescents (surtout que ce premier volume est une fois de plus très dense pour un prix abordable), tout en pointant intelligemment l’index sur les différences et les petits tracas liés à la frontière des sexes. De la drague à la façon de se nourrir, du look à la manière de se comporter avec les autres, HI/LO est une pépite de vie et de rigolade, à consommer sans modération.

HI/LO

Timed : un univers foisonnant

L’éclectisme et l’excellence graphique semblent donc être le maître mot chez Shockdom. Dans l’esprit collectif qui particularise plus la bande dessinée transalpine, le directeur éditorial Lucio Staiano a fédéré ses auteurs autour d’un projet commun : Timed. Il ne s’agit pas de séries à plusieurs dessinateurs réunis autour d’un (ou plusieurs) scénariste(s) comme on a pu en connaître en franco-belge depuis plus de vingt ans, mais d’une thématique commune établie autour de ce qu’on peut voir comme un point de départ (ou une charte) que l’on retrouve dans chaque album et que nous reproduisons ci-dessous :

Présentation extraite de "Timed zero", mais l’on retrouve le même texte dans chaque introduction d’un album de "Timed" avec le focus sur ses personnages principaux

L’émergence soudaine de pouvoirs au sein de la population, et la façon dont les individus et la société vont s’y accommoder (ou pas) ne sont bien entendu pas des thèmes récents. On pense bien entendu à X-Men, Heroes, Wild Cards, et bien d’autres. À la différence des univers précités, Timed ne met pas vraiment en place de grandes batailles à coups de super-pouvoirs, mais s’intéresse surtout à la façon dont différentes personnes infectées vivent ce pouvoir, mis à l’écart par leurs contemporains et à l’espérance de vie raccourcie.

En l’espace de quatre mois, quatre one-shots s’inscrivant dans la franchise Timed sont parus. Nous conseillons au lecteur qui désire avoir une vue globale de cet univers de débuter avec Timed Zero. Le scénario de Lucio Staiano (le fondateur de Shockdom et son directeur éditorial) pose les bases de l’univers en s’intéressant à ce qui s’est passé le fameux 14 janvier 2022, et en se focalisant surtout sur l’éveil des pouvoirs d’une jeune fille, Lizzie, qui va rater son train…

Le dessin d’Alessandro Cappucio, accompagné des couleurs de Lorenzo Berdondini, s’apparente volontairement aux comics, et malgré un découpage parfois approximatif, il a le mérite de bien introduire le sujet : le monde change, et cette rupture aura autant de répercussions en macro-économie qu’à l’échelle individuelle.


Timed Zero

Timed Zero

Tirésia – Le Pouvoir et la rage propose une autre perspective : comment continuer à grandir et évoluer lorsqu’un don vous tombe dessus du jour au lendemain. Au-delà du fait qu’« un grand pouvoir implique de grandes responsabilité », le second récit de Staiano explore la psyché des personnages.

Ici, il se concentre sur Tirésia, une jeune fille de seize ans qui a grandi avec son oncle, un prêtre sévère, fanatique et moralisateur. Après avoir découvert les capacités de sa nièce qui pénètre dans l’esprit des gens et les guérit de leurs psychoses et de leurs obsessions, Don Enrique s’en sert à des fins « religieuses », la forçant à enchaîner les consultations jusqu’à épuiser sa vie et son âme.

Parfois étouffé par ses propres couleurs, le dessin de Claudio Avella tire toutefois merveilleusement profit des expressions de ses personnages pour apporter toute la dimension psychologique nécessaire à ce drame. La symbolique du royaume intérieur est très bien gérée par les auteurs, surtout dans l’omniprésence de la religion catholique, encore plus ancrée en Italie que chez nous. Sans changer la donne, Tirésia propose un beau portrait d’un ado paumé.

Tirésia – Le Pouvoir et la rage

Les deux derniers récits actuellement parus sont pour nous les plus réussis. Tout d’abord Vies dessinées, qui parlera certainement à tous les auteurs et tous les lecteurs de bandes dessinées car il évoque la vie de Carl, qui est entouré de personnages inventés et ne sait plus distinguer ses projections mentales de la réalité. En effet, Carl, grâce à sa profonde empathie, arrive à pénétrer les souvenirs des autres et à les rendre réels. Effrayé par son pouvoir, il a décidé de fuir et se cacher dans un coin reculé d’Irlande. Mais il a emporté avec lui ses souvenirs, qui deviennent de plus en plus tangibles…

Le scénario de Marco Rincione articule avec brio cette immersion dans l’esprit de cet homme qui perd pied. En deux parties, séparées par un entracte rédigé, il donne corps à ses troubles, lui conférant de l’épaisseur à chaque page. Le tout est relevé par le dessin de Giulio Rincione dont le travail superpose magnifiquement la réalité et les mondes intérieurs, par l’assemblage de compositions très travaillées et de dessins plus enfantins. Comme c’est son frère Marco qui signe le scénario, on comprend que Vies dessinées a été écrit pour Giulio Rincione. Nous vous en reparlerons d’ailleurs un peu ci-dessous…


Vies dessinées

Notre second coup de cœur au sein de Timed va à Dieter est mort. Le récit commence juste après le suicide du fameux Dieter, ce qui n’a pas suscité beaucoup d’émoi au sein de son lycée. Il faut dire que ce champion d’échecs surdoué n’avait pas beaucoup d’amis. D’ailleurs, ses capacités n’étaient-elles pas liées à un don de Timed ? Et comme beaucoup de personnes parmi la population pensent que tous ces "mutants" devraient mourir, on ne le pleure pas beaucoup. Sauf le jeune Niklas qui connaissait un peu Dieter et pense qu’il n’avait aucune raison de se suicider. Puis, personne ne le sait, mais Niklas est un Timed. Et si l’on a tué Dieter pour cette raison, alors on pourrait aussi s’en prendre à lui ! Niklas se met alors à enquêter…

En lisant cet album à la va-vite, on pourrait juger le dessin assez banal, rapidement exécuté, ce qui n’est pas l’apanage des auteurs de Shockdom. Le travail d’Agnese Innocente convient parfaitement au récit, car il permet de se focaliser sur les personnages, ce qu’ils pensent et ce qu’ils communiquent par le langage non-verbal. Si certains arrière-plans sont parfois (volontairement ?) trop présents, le travail des couleurs apporte une véritable narration complémentaire, ce qui permet de faire passer beaucoup d’informations en peu de pages.

Le scénario de Maurizio Furini & Federico Chemello est une merveille de bout en bout. On entre de plain-pied dans l’histoire avec tout d’abord la chute de Dieter, puis une double-page trois jours plus tard avec la réunion de tous les élèves dans le gymnase du lycée. Un récit qui ose d’ailleurs la thématique du suicide, mais Shockdom a déjà montré avec Poly-A ou Ale & Cucca que les sujets tabous ne les effrayaient pas.

Dieter est mort

L’histoire se renouvelle à chaque fois que l’on croit avoir fait le tour de la question, jusqu’à un incroyable climax qui confère toute sa force au récit tout en l’imposant comme une pierre angulaire de Timed. Si vous ne deviez en lire qu’un, lisez Dieter est mort, même s’il apparaît plus fort si vous vous êtes plongé dans l’univers avec les précédents titres.

Les signatures

Enfin, même si Shockdom reste une maison d’édition composée essentiellement de jeunes talents, elle peut déjà compter sur des pattes graphiques virtuoses qui constituent en soi de véritables révélations dès leur arrivée sur le marché français.

L’une d’entre elles est bien entendu Loputyn, qui nous avait tant séduit avec Francis, qui était d’ailleurs le premier titre de Shockdom en France, ce qui démontre tout le potentiel de l’autrice. Ceci se confirme avec le premier tome de Cotton Tales paru en avril dernier. Ce récit gothique joue la carte du mystère en nous plaçant dans la peau d’un jeune garçon, enfant unique d’un comte sur les populations avoisinantes.

Cotton Tales emprunte certainement autant à Alice au Pays des Merveilles qu’à La Rose de Versailles, dans le décalage entre la réalité et l’imaginaire d’un côté, et les relations plus équivoques entre les protagonistes de l’autre. En ajoutant une séduisante femme-fantôme et des lapins-licornes, Loputyn tisse un univers étrange qui fascine de bout en bout, tant dans l’histoire que par son trait fin et délicat plein d’atmosphère. Une grande réussite qui trouvera sa conclusion dans le second tome à paraître en novembre prochain.

Autre univers tout aussi spécifique, celui de Giulio Rincione, qui explose littéralement de talent dans Le Cœur de la cité paru le mois dernier. Ce roman graphique anxiogène où le scénariste Francesco Savino explore ses démons intérieurs donne l’occasion au dessinateur et coloriste de littéralement peindre les pensées et les cauchemars de leur héros. Les jeux de couleurs se juxtaposent avec des images réalistes et d’autres enfantines, de quoi composer un tableau à chaque page qui reste parfaitement raccord avec l’aspect psychologique du scénario.

Cette capacité à faire parler les voix intérieures des personnages dans d’audacieuses compositions de pages se révèle également dans Vies dessinées, l’un des récits de Timed dont nous vous parlions ci-dessus. Une histoire d’auteur confronté à ses créations à la Stephen King, et qui illustre de manière très psychologique l’univers généreux et fantastique de Timed. Ce one-shot, qui peut être lu de manière totalement indépendante du reste de l’univers, constitue une belle introduction au graphisme enlevé de Giulio Rincione, qui rappelle d’ailleurs un peu celui de Dave McKean dans une période antérieure.

Le Coeur de la cité

Notre troisième gros coup de cœur (si on ne devait en garder que trois parmi les albums du premier semestre 2021) va à Alexander Tripood et sa série Spada. Son premier tome nous entraîne dans le futur, au sein de la tentaculaire mégapole d’Anghywir. Watt, un simple agent de maintenance de drones-facteurs, est pris à parti dans un braquage de banque. C’est à cette occasion qu’il rencontre Spada, un sans-abri hirsute qui lui permet d’échapper autant aux policiers qu’aux braqueurs. Mais dans cette histoire, ni Watt, ni Spada ne sont ce qu’ils paraissent être…

Dans un premier tome dense d’une centaine de pages, son auteur Alexander Tripood intrigue et captive de bout en bout. Son dessin virevoltant est aussi adéquat dans les scènes d’action que pour camper l’incroyable univers qui prend de l’ampleur à chaque page, et l’élément déclencheur des plus banals donne place à une sarabande de complots et de grands méchants. Sans oublier quelques piques bien caustiques contre les dérives de notre société actuelle, comme la multinationale Knightzon qui en rappelle bien entendu une autre.

Le tout se termine sur un superbe cahier graphique, qui permet à l’auteur d’exprimer toutes ses capacités picturales tout en ajoutant encore une dimension supplémentaire à la fabuleuse ville d’Anghywir, presque un personnage à elle seule.

« Spada est l’un des titres auxquels nous sommes les plus attachés, commente Lucio Staiano, et nous espérons qu’il aura en France le succès que, d’après nous, il mérite. La série se termine avec le deuxième tome, actuellement en production en Italie et il sera publié simultanément en Italie, France et Espagne, début 2022. »

Spada

En quelques mois, Shockdom a donc exhibé un bel étalage de talents et de réussites diverses, de quoi tout d’abord attirer le regard puis confirmer qu’il allait falloir composer avec eux dans le paysage francophone. La rentrée prochaine nous apportera d’ailleurs la suite de quelques séries entamées, et certainement quelques autres surprises dont nous ne manquerons pas de vous faire l’écho.

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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