Le concept est simple. L’artiste a photographié 400 œuvres. Parmi celles-ci, il en choisit 22 (sélection toute subjective, voire aléatoire, de celles qui lui semblent les plus « parlantes »), qu’il fait tirer sur des toiles de 50 cm par 60 cm. Et sur celles-ci, Bilal peint le portrait d’un « fantôme » à l’acrylique et au pastel.
Parmi les éléments choisis, on trouve des œuvres d’art (tableaux, sculptures), des artefacts (code d’Hammourabi, casque corinthien) ou encore des éléments d’architecture (Salles Daru et Mollien, Grande galerie, Chambre à alcôve). Certaines œuvres sont des pièces vedettes du musée (La Joconde, portrait présumé de Gabrielle d’Estrées), d’autres demeurent plus obscures. Enfin, il convient de noter que certaines œuvres canoniques ont été exclues par l’artiste, non sans regrets : « De grandes œuvres emblématiques sont passées à la trappe. Peut-être leurs fantômes étaient-ils médiocres ? Ou peut-être l’ai-je été moi… Car des regrets j’en ai. Et chaque fois que je remettrai les pieds dans ce vivier magnifique, d’une manière ou d’une autre, je traquerai les manquants [1]. »
Pour chacune de ces œuvres, Bilal invente un « fantôme », un personnage fictif qui lui serait lié de près ou de loin. Il rédige ensuite 22 notices pseudo-biographiques qui accompagnent les portraits de ces personnages : « Leurs biographies, dramatiques comme il se doit croisent la vérité historique, mais peuvent parfois s’en éloigner, l’état des fantômes étant par essence apocryphe [2]. » Ainsi, à défaut de présenter de véritables informations contextualisantes, ces notices donnent lieu à des réflexions anecdotiques.
Parmi ces revenants, on trouve à la fois des hommes et des femmes de toutes les époques et de tous les pays. Plusieurs sont liés au monde de la peinture ou de la sculpture (ils sont modèles, assistants ou apprentis). Les soldats, combattants et guerriers de toutes sortes y trouvent également une place de choix. La plupart d’entre eux ont connu une vie difficile (enfants orphelins, amours malheureuses), et la majorité des récits sont marqués par la violence (les meurtres, les bagarres, et les viols y sont nombreux). Parmi ces fantômes inventés de toutes pièces ressort cependant la figure de Longin qui, selon la tradition religieuse, aurait percé le flanc de Jésus-Christ avec sa lance. Ce fantôme aurait d’ailleurs la particularité de régner sur toutes les représentations de la Passion de tous les musées du monde.
Sur le plan visuel, l’effet esthétique est très réussi. Il est difficile de ne pas être séduit par la beauté de ces photos retouchées. Aussi, malgré quelques soupçons de rouge, le bleu reste la couleur de prédilection de l’artiste : un choix judicieux qui confère à ces portraits une aura véritablement « fantomatique ».
À la longue, cependant, le tout devient répétitif et les portraits (à la fois picturaux et littéraires) finissent se ressembler. Ceux-ci restent tous marqués par cette « beauté froide et brutale », si typique de l’œuvre bilalienne [3]. Une constance s’observe également dans la pose des personnages, qui, pour la plupart, semblent avoir été figés au moment de pousser un cri profond. Or, malgré leurs similitudes, ces portraits n’offrent pas de véritable fil conducteur ni de clé d’interprétation précise. On finit donc par se demander quel est le but de l’exercice, si ce n’est que de faire joli.
La seconde constatation que l’on est en mesure de faire, lorsqu’on admire ces toiles, est que le véritable fantôme planant sur cette exposition est celui de Bilal lui-même. En effet, impossible de ne pas y voir des relents de ses œuvres passées.
Tout d’abord, en produisant ces photos retouchées à la peinture, Bilal poursuit dans la veine de la Tétralogie du Monstre, où chaque planche faisait figure de « tableau en couleurs directes [4] ». (Il avait d’ailleurs abandonné ce procédé jugé trop « lourd » au profit du crayonné dans ses plus récents albums, Julia et Roem, et Animal’z). Par ailleurs, les mauvaises langues qui, par le passé, lui ont reproché de laisser de côté la bande dessinée pour faire des œuvres directement destinées au marché de l’art contemporain trouveront, ici, des munitions supplémentaires.
Mais ce qui frappe le plus, ce sont les thèmes récurrents de son univers ; certaines illustrations sont d’ailleurs de véritables citations picturales de ses œuvres antérieures. Le fantôme de Jacobus Grobbendoeke sur l’étal à poissons, par exemple, évoque les poissons omniprésents de la Tétralogie du Monstre , notamment la tête « placodermisée » d’Optus Warhole. Une image dont Bilal s’était servie à nouveau dans Animal’z, alors que Michelangelo Pozzano meurt empalé par un espadon.
De même, le fantôme de Marpada qui accompagne la « tête de cheval » est quasi identique à l’image de Sacha Krylova, à la fin de Quatre ?, lorsque celle-ci régresse à l’état « animal ». De plus, l’inclusion, parmi les fantômes, des jumeaux Regodesebes n’est pas anodine lorsqu’on connaît le rôle de la gémellité dans l’œuvre de Bilal (que ce soit les « répliques » de la Tétralogie du Monstre, Nikopol et son « fils jumeau » dans la Trilogie Nikopol, les cowboys duellistes d’Animal’z ou encore les jumeaux Mac Bee de Tykho Moon). Enfin, lorsqu’on contemple le très beau catalogue de l’exposition paru aux éditions Futuropolis, difficile de ne pas songer au projet de « musée de l’avenir » élaboré avec Pierre Christin dans Le sarcophage.
Aussi, s’il est difficile d’interpréter clairement ces motifs récurrents (obsédants ?) présents dans l’exposition, il demeure toutefois prudent d’affirmer, ici, que Bilal n’a pas tout à fait su se renouveler.
L’exposition « Enki Bilal : les fantômes du Louvre » est à l’affiche jusqu’au 18 mars, dans la salle des Sept-Cheminées. Le catalogue, qui contient également un plan des galeries du musée où sont exposées les œuvres d’origine, est publié par les éditions Futuropolis dans la collection « Louvre éditions [5] ».
(par Marianne St-Jacques)
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Le site officiel de l’exposition au Musée du Louvre
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[1] Enki Bilal, « Préface », Enki Bilal : Les fantômes du Louvre (catalogue d’exposition), Futuropolis.
[2] Enki Bilal, « Préface », Enki Bilal : Les fantômes du Louvre (catalogue d’exposition), Futuropolis.
[3] Sophie Geoffroy-Menoux, « Théories du fantastique (1980-2005) : construction, déconstruction, reconstruction », Université de la Réunion, Observatoire réunionnais des arts, des civilisations et des littératures dans leur environnement, p. 11.
[4] Jérôme Briot, « Oceano Future », Zoo, no 18, mars-avril 2009, p. 44.
[5] Collection dans laquelle ont également été publiés Rohan au Louvre (Hirohika Araki), La Traversée du Louvre (David Prudhomme) ou encore Un Enchantement (Christian Durieux).
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