Lettres de Taipei : la vie des parias sous la révolution chinoise

Lorsque des soldats de l’Armée de Libération arrivent dans la petite ville où vit paisiblement la famille Shen, les foules envahissent les rues. Connue pour sa corruption et ses exactions envers les populations civiles, l’armée du Kuomintang, dirigée par Tchang Kaï-chek, n’avait jamais réussi à gagner la sympathie des paysans chinois. Mais si la libération réjouit « les masses prolétaires », les intellectuels et les classes aisés n’entendent pas le même son de cloche.

Méfiants envers les nouveaux dirigeants, les directeurs de l’école locale, les frères Shen Erchong et Shen Erya, refusent de prêter main forte à la révolution en utilisant l’art millénaire de la calligraphie pour rédiger des slogans. Ce geste symbolique de résistance entraînera instantanément le déclin du clan Shen, étiqueté à vie comme réactionnaires et traîtres, une dénomination qui perdurera pour des générations. Ils seront ainsi arrêtés, emprisonnés et spoliés de leurs biens par leurs anciens voisins qui n’hésitent pas à profiter de l’occasion pour récupérer les quelques trésors qui s’y trouvent.

Lettres de Taipei, par Fish Wu. Éd Rue de l’échiquier

Isolés et menacés, ils doivent choisir entre la soumission ou l’exil. Le jeune frère, le rebelle Shen Erchong, fuit à Taiwan, où les nationalistes se sont retranchés, tandis que Shen Erya reste en Chine avec toute la famille, au risque d’endurer le statut de paria et de subir le cycle sans fin des persécutions. L’avenir de cette famille divisée ne sera pas des plus joyeux ; ils seront stigmatisés dès les premières heures de la révolution ; et les campagnes et les projets ubuesques de Mao ne feront qu’aggraver leur situation et semer la discorde entre les Shen.

Avec un langage graphique alliant la force du trait noir et un goût pour les détails, l’arrière-petit-fils de Shen Erya, Fish Wu, nous raconte ici l’histoire tragique de sa famille. Les connaisseurs de l’histoire de la Chine moderne reconnaîtront ainsi à travers les épisodes les différentes étapes des années Mao, dont ils découvrent ici l’envers du décor : on est bien loin des images idéalisées sur les belles affiches de l’époque ! L’histoire des Shen est celle des intouchables, de ceux qui n’ont jamais eu droit aux rêves dorés de la révolution.

Lettres de Taipei, par Fish Wu. Éd Rue de l’échiquier

Au fil des rencontres avec l’auteur, la grand-mère du clan relate l’histoire de la famille et la rencontre avec le frère exilé à Taïwan, jusqu’à ce que la maladie d’Alzheimer emporte ce triste héritage. La trame revêt un grand intérêt pour les amateurs d’histoire. Mais la dimension dramatique pourrait peut-être dissuader certains lecteurs. D’autant que son esthétique graphique penche plus vers le réalisme (avec les costumes, le mobilier) et délaisse par instants l’art du portrait. D’où ces passages où il est difficile de reconnaître ou de distinguer certains personnages. C’est là une des limites de cet album (d’autant que l’auteur s’attache à reconstruire une saga familiale...).

On retiendra cependant le grand potentiel de ce jeune auteur qui parvient à raconter le récit humain d’une famille et d’une nation. Pour ce faire, il ne lésine pas sur les métaphores graphiques, qui sont habilement insérées dans l’arrière-plan, et qui gagnent en profondeur à chaque relecture.

Lettres de Taipei, par Fish Wu. Éd Rue de l’échiquier