« J’avais 17 ans dit Serge Clerc. J’étais un peu comme ces jeunes soldats de la Guerre de 14 dans la Somme. « Métal », c’est une expérience qui m’a marqué, qui m’a formé. Alors, évidemment… » Son visage s’est arrondi, il a toujours ses cheveux blancs en bataille (il les a eu blancs très vite, dès la vingtaine), sa silhouette noire. Il a pris vingt ans de plus, mais il a gardé cette sensibilité et cette candeur qui étaient les siennes quand il incarnait « le » mensuel qui avait révolutionné la BD des années quatre-vingts. Il avait participé aux débuts de Métal Hurlant en même temps qu’on découvre la vie avec quelques mentors de marque : le Dionnet précité, expert ès-SF et ès-Comics, qui déjà à l’époque bluffait son monde en racontant ce que lui avaient dit la veille Michaël Moorcock ou Carmine Infantino ; Philippe Manœuvre, l’éditorialiste-star de Rock & Folk qui avait instillé le rock contemporain à sa génération avec des articles débordant d’intelligence et de mauvaise foi, et accompagné l’éclosion des plus grands groupes de rock français. Il apprit à Serge Clerc à se fringuer correctement s’il voulait pécho les filles. Il y avait Jean-Patrick Manchette enfin, le chef de file du « nouveau » polar français et qui lui fit toucher du doigt la vraie culture du roman noir. Il lui doit d’avoir découvert comment bien dessiner les pin-ups, comme seuls les Américains savaient le faire jusque là.
Ces référents culturels qu’il acquiert à toute vitesse sont ceux de la génération des lecteurs de Métal dans les années 80, « avides de sensations nouvelles » (cf Tueur de Monde) mais en même temps respectueux des valeurs du passé, dans un environnement qui était plutôt celui d’un nihilisme organisé autour du mot d’ordre punk : « No Future ». Ils leur ont été salutaires dans ce moment cynique qui a suivi les années Reagan et les premières années Mitterrand. Pour les auteurs de Métal Hurlant et pour son directeur démiurge, le futur existait ; la preuve : il servait à fabriquer des histoires. Le Rock existait ; la preuve : on le dessinait. Dieu même existait ; on lui connaissait deux avatars humains : Moebius et Jodorowsky. Que cet enthousiasme se soit délité, que Métal ait fini par mourir d’une lente agonie essentiellement due à l’acharnement thérapeutique de créanciers qui avaient l’espoir de retrouver les millions engloutis par Dionnet et ses potes, on n’en a rien à battre, en fait. Ils auraient tous finis par être vieux et cons, tandis que là, ils sont encore auréolés de leur légende : le fougueux Druillet, le divin Moebius, le sulfureux Jodorowsky, le vibrionnant Dionnet, Manœuvre la grande gueule, le facétieux Chaland, le beau Margerin, et puis Serge, le petit, la tête à claques de génie…
Le dessin de Serge était intuitif, tracé d’un pinceau onctueux, d’abord influencé par Moebius, puis par les comics, puis par tout ce qui bougeait en fait dans le domaine de la BD adulte dans ces années-là. C’est sa rencontre avec Yves Chaland qui va sceller son style. Héritier de l’école belge dont il avait appris en érudit les moindres ficelles, Chaland est un théoricien qui s’ignorait et qui synthétisait à la perfection un courant graphique qui se nourrissait à la fois des meilleurs artistes du comic-book américain (Will Eisner et Lou Fine, Jack Kirby, Frank Frazetta…) et des grands classiques de la BD belge (Hergé, Franquin, Tillieux, Jacobs…). Serge Clerc a d’autres graphistes en ligne de mire : le Flamand Ever Meulen, cet avatar Ligne Claire de Maurits Cornelius Escher et de Giorgio de Chirico, ou encore le Hollandais Joost Swarte qui appliqua les théories de Theo van Doesburg au style d’Hergé. En une saison, Serge Clerc va incarner l’esprit Métal avec ses pin-ups, ses nightclubbers paumés du petit matin gorgés de jazz, de rock et d’alcools forts, son insouciance, ses chagrins d’amour (l’histoire complète « Nid d’espions à Alphaplage » est le chef-d’œuvre de Serge dans ces années-là). Un esprit qui va essaimer dans le monde entier grâce aux éditions étrangères de Métal Hurlant (États-Unis, Allemagne, Italie, Espagne…) et qui influence encore bon nombre de graphistes aujourd’hui.
On se demandait ce qu’il était advenu du petit génie des années 80. Certes, on avait vu pousser çà et là des opuscules où ses illustrations servaient de prétexte, jusqu’à la caricature, à des concepts qu’il avait si bien incarnés quelques années auparavant. Beaucoup d’entre nous le pensaient perdu pour la bande dessinée, comme bon nombre d’illustrateurs égarés dans le 9ème art. Et puis là, ce livre, 232 pages de pur graphisme d’une incroyable vigueur. Un peu comme si son éditeur, Jean-Luc Fromental avait gestapoté Serge dans une cave juste après la publication du dernier numéro de Métal Aventure, le conservant au frais pour le ressortir au moment opportun. On se rend compte aussitôt de notre méprise : Serge Clerc, l’illustrateur, qu’on assimilait dans la rareté de quelques dessins épars dans Rock & Folk ou dans New Musical Express ne tiendrait pas le choc dans un récit long, pensions-nous. Quand il a lancé, sous l’influence d’un sobriquet dont l’affublait Manœuvre, le concept de « dessinateur espion », nous étions plus d’un à le trouver bidon. Aujourd’hui, on comprend mieux.
Avec Le Journal qu’il a mis plus de quatre ans à achever, on se rend compte de la pertinence de son regard autant que celle de son style. Sa revisitation de la culture des années 80, que ce soit celle de la BD, de la télé, du rock, du cinéma, du polar… confirme tous les espoirs que nous avions portés en lui. On l’avait perdu de vue : un espion est aussi un témoin privilégié. C’est pourquoi Le Journal de Serge Clerc est un grand moment de culture autant qu’un bain de jouvence.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Le Journal - Par Serge Clerc - Editions Denoël Graphic - Préface de Jean-Pierre Dionnet.
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Les Parisiens qui veulent rencontrer Serge Clerc sont conviés au vernissage de son exposition à la Galerie BDArtiste le mardi 8 janvier de 18h30 jusqu’à 21 heures. Ses planches seront visibles à la galerie jusqu’au 22 janvier 2008 et sur Le Site de la Galerie, www.bdartiste.com. Serge Clerc sera également présent à Angoulême aux Rencontres internationales et sur le stand Denoël Graphic.
En médaillon : Serge Clerc. photo : Didier Pasamonik.
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