Quel genre d’homme était Joseph Gillain ?
Lorg : Cela peut vous paraître incroyable, mais à 54 ans, je me pose toujours la question. Je peux bien sûr vous parler de différents aspects de sa personnalité et de son travail, mais je m’interroge toujours. Je vais utiliser quelques raccourcis. C’était quelqu’un d’extrêmement prude, mais qui avait aussi un grand besoin se faire reconnaître et remarquer.
Derib : C’est normal de porter en soi cette interrogation. Beaucoup de gens ont cette question par rapport à leurs propres parents. Je l’ai moi-même avec mon propre père. J’étais le cadet de la famille. Mon père était peintre. Mon épouse, illustratrice, a plus parlé avec lui durant les trois dernières années de sa vie que moi durant celles où nous avons vécu ensemble.
Je l’ai redécouvert dernièrement, à l’occasion d’une exposition. Je me suis enfermé dans la cave de la maison où étaient rangées ses peintures et illustrations. Je devais sélectionner des œuvres pour l’exposition. J’y ai découvert des dessins que je ne connaissais pas. Je me suis retrouvé dans des dessins académiques qu’il a faits lorsqu’il avait dix-huit ans. Il ne m’avait jamais dit qu’il avait réalisé ce type de dessin. Il ne faut pas croire que l’on connaît son père…
Jijé vous a fait vivre une vie de bohème. Vous êtes le cadet de la famille Gillain. En ce qui vous concerne, vous avez essentiellement vécu dans la maison familiale de Champrosay.
Lorg : Oui. Il était tellement imprévisible ! Il avait des réactions particulières. Je me souviens que j’étais revenu de l’école avec un zéro sur vingt ! Ma mère n’était pas là. Joseph voit la note, et me dit « Zéro sur vingt ! Viens, je t’invite au restaurant ». On a passé un super moment à rigoler. Je ne sais pas s’il m’avait invité au restaurant en calculant son coup ! J’étais tellement mal à l’aise à cause sa réaction, que je n’ai plus jamais osé lui ramené un bulletin aussi mauvais ! Cet exemple est la parfaite illustration de ce qu’était Joseph !
Je ne sais pas s’il était un bon père. Il était sans doute trop déroutant pour l’être. Et il y avait toujours du monde à la maison. Bien sûr, il y avait des auteurs qui passaient, comme André Franquin ou Claude Derib. Mais il y avait beaucoup d’anonymes qui venaient chez nous, des gens du quartier. Il y avait toujours du monde. Joseph avait besoin de cela.
Il était déconcertant. C’était un très grand déconneur, mais il était aussi très rigide avec ses enfants.
Comment viviez-vous entouré de ces grands auteurs qui venaient à la maison ?
Lorg : C’était des gens merveilleux. On a passé une enfance de rêve. Je me souviens de René Goscinny, d’André Franquin, de Guy Mouminoux [1]. Ces hommes rigolaient beaucoup mais, dès qu’ils parlaient de BD, leur sérieux revenait ! J’étais le cadet des enfants de Joseph et Annie, et je crois qu’ils ont voulu me mêler, presque comme un adulte, à leurs amis.
Quand l’épicentre, Joseph, a disparu, je me suis brusquement retrouvé dans la réalité. Les auteurs de cette génération étaient payés pour s’amuser, déconner en travaillant, pour mieux divertir leurs lecteurs. Quand j’ai dû me fondre dans la vraie vie et trouver un travail, j’ai beaucoup souffert du décalage entre le climat particulier que j’avais vécu chez mon père et le sérieux du monde professionnel. Un milieu où les gens ne sont pas là pour déconner !
Son éducation catholique pesait-elle ?
Lorg : Mes parents étaient effectivement religieux. Mais pour la plupart, ils étaient extrêmement drôles. À Andenne, où habitait ma grand-mère paternelle, les enfants mettaient des vêtements sacerdotaux et faisaient la messe pour s’amuser. Ma grand-mère paternelle était très stricte, surtout du point de vue la religion, mais elle était d’une extrême gentillesse et dotée d’un excellent sens de l’humour. Elle a transmis cette bonne humeur à ses enfants, et c’est devenu un capital familial. Joseph a traduit cette bonne humeur avec ses crayons dans son travail. On ne naît pas comme cela par hasard, comme un météorite dessinant des bandes dessinées au milieu de curés rigides.
Lorsque votre père peignait, il ne fallait pas le déranger…
Lorg : Ah, oui ! Cela suscitait souvent des moments très drôles. La peinture était une occasion de voyager et de se poser quelque part pendant un moment. Je ne m’approchais pas de lui à ce moment là, car je savais ce qui allait se passer. Souvent, des passants le regardaient peindre. Cela l’agaçait. Lorsqu’un enfant s’approchait un peu trop de sa toile, il lui collait, avec le pinceau, une couche de peinture sur le nez. Évidemment, le gamin se frottait le nez et se mettait la peinture partout, cela me faisait beaucoup rire ! Joseph n’aimait pas qu’on le regarde ou qu’on le dérange pendant qu’il peignait !
Quels souvenirs gardez-vous des deux Barbe-Rouge, Raid sur la Corne d’Or et L’Île des vaisseaux perdus, que vous avez dessinés avec Jijé ? [2]
Lorg : Joseph a accepté de dessiner Barbe-Rouge pour m’aider. Il voulait me donner un métier, ou en tout cas ajouter une autre corde à mon arc. Il était déjà malade et ses problèmes de santé le fatiguaient beaucoup. Il n’a pas repris cette série par passion ou pour assouvir son envie de dessiner. Il l’a reprise pour moi, pour m’aider. Et j’ai fais de mon mieux. J’ai travaillé sur Barbe-Rouge par mimétisme, sans apprendre grand chose.
La bande dessinée a été quelque chose de douloureux pour moi. J’ai fait quelques tentatives pour entrer dans le circuit. Je n’ai pas pu travailler dans ce domaine. Je sais aujourd’hui ce que je vaux. Cela m’a fait mal à l’époque, mais je n’éprouve plus de rancœur aujourd’hui par rapport à cela.
Les enfants de Jijé l’appelaient par son prénom. Pourquoi ?
Lorg : Nous n’avions pas le droit de l’appeler autrement. Un jour, j’ai prononcé le mot « Papa » en m’adressant à lui. Il m’a demandé de ne plus jamais l’appeler comme cela. C’était le côté terrible de Joseph. Il était hyper-chaleureux, mais aussi très dur. Il m’avait envoyé aux États-Unis pour étudier pendant plusieurs mois. L’une de mes sœurs y habitait également. J’y étais depuis quelques temps lorsqu’il est venu nous voir. Je suis allé le chercher à l’aéroport. Il est monté dans la voiture, sans rien me dire. On est arrivé à l’hôtel et là, Joseph me sort une banalité : « T’aurais pas du feu, Laurent ? ». Il était d’une pudeur extrême. Il ne montrait pas ses sentiments car, à mon avis, il en avait beaucoup trop. Pourtant, je suis certain qu’il était heureux et ému de me voir. Mais il était pour lui impossible d’embrasser son fils ou de lui dire qu’il lui avait manqué.
Votre mère, Annie Gillain, avait-elle une importance dans l’œuvre de votre père ?
Lorg : Elle était essentielle ! On ne peut pas faire une œuvre comme celle-là sans le soutien de son épouse. Annie et Joseph formaient un véritable duo. Ils s’aimaient beaucoup.
Derib : L’as-tu vu commenter les planches de Joseph ?
Lorg : Non. Je ne crois pas qu’elle lui parlait de son travail de la sorte. Tous les dessins de Joseph, pour elle, étaient bons. Annie était éblouie par mon père. C’était son soleil.
Quelle est la personne qui vous a le plus marqué parmi les auteurs que votre père fréquentait ?
Lorg : Sans équivoque : Guy Mouminoux. C’était l’un des grands amis de mon père. Quand il était à la maison, je n’arrêtais pas de rigoler avec lui. Il était animé de la même passion que mon père pour le dessin. Joseph mangeait, puis allait à sa table à dessin pour raconter ses histoires. Guy Mouminoux éprouvait le même besoin.
J’ai croisé dernièrement Hermann, l’auteur de Jérémiah et de Bernard Prince. A peine arrivé dans un cocktail, il en repartait. Il me disait qu’il avait besoin de rentrer chez lui pour travailler. Il se sentait mal éloigné de sa table à dessin.
Lorg : Oui, il est animé, comme mon père, par son métier.
(par Nicolas Anspach)
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Jijé, sur ActuaBD, c’est aussi :
– Jean-Claude Mézières (auteur de Valérian) : "Jijé m’a dégoûté de la BD lorsque, avec Giraud, j’avais été lui montrer mes planches" (Juillet 2010)
– Benoît Gillain (fils de Jijé) : "Mon père ne mérite pas d’être oublié par la jeune génération" (Juin 2010)
– Derib (Auteur de Yakari, Buddy Longway) : « Jijé était un artiste généreux » (Juin 2010)
– « 30 ans après sa disparition, les peintures de Jijé sont exposées à Bruxelles » (Juin 2010)
– « L’atelier de Franquin, Jijé, Morris & Will » (Juin 2010)
Une exposition « Joseph Gillain – Peintures et sculptures » est visible jusqu’au 17 octobre 2010.
à la Maison de la Bande Dessinée. Quelques planches de Jijé sont également exposées.
La Maison de la BD
Boulevard de l’Impératrice, 1
1000 Bruxelles
Tel : 02/502.94.68
info@jije.org
www.jije.org
Les éditions Dupuis éditent de nouvelles intégrales de l’oeuvre de Jijé : Les Jerry Spring en noir et blanc, et l’ultime volume de Tout Jijé.
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Photos de Laurent Gillain - Lorg : (c) Nicolas Anspach
[1] Ndlr : Qui signe sous le pseudonyme de de Dimitri, auteur du Goulag.
[2] Jijé et Lorg ont dessiné huit pages des "Les Disparus du Faucon Noir". Cet album fut achevé par Christian Gaty.
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