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La bande dessinée en Centrafrique, depuis l’indépendance [1/3] : les débuts

Par Christophe CASSIAU-HAURIE le 15 mars 2023                      Lien  
En dépit des problèmes économiques importants liés à une instabilité politique chronique et une très forte insécurité, la Centrafrique continue de produire des talents en pagaille. L’une des démonstrations les plus éclatantes était visible jusqu'en septembre à Dijon avec l’exposition sur le peintre Wambeti Sana à l’Hostellerie de la Chartreuse de Champmol. Cet évènement fait suite à la sortie de l’album-témoignage de Florent Kassaï, sorti aux éditions L’Harmattan BD en 2021 et qui relate l’arrivée des rebelles dans le Nord du pays et la résistance armée qui en a suivi ("Moi, anti-balaka"). Retour sur l’histoire de la bande dessinée Centrafricaine, souvent réduite à des productions à vocation éducative ou sensibilisatrice, soutenues par des bailleurs de fonds institutionnels.

Dans les années 1960, à l’aube de l’indépendance, a paru une première série BD en noir et blanc qui avait pour titre Les aventures de Tamako. On a peu d’informations sur cette publication dont aucun exemplaire physique n’a été retrouvé à ce jour.

Pendant les vingt premières années qui suivent l’indépendance, la BD présente dans le pays est essentiellement d’importation, même si on peut citer les toiles du peintre Clément-Marie Biazin qui en dix ans de production peindra près de 500 tableaux dont beaucoup s’apparentent à de « la BD sur toile », suivant en cela un courant pictographique d’Afrique centrale bien ancré allant d’Ibrahim Njoya (Cameroun, années 1930) jusqu’aux peintres de la rue actuels, comme Cheri Samba (RDC) ou Papa Mfumu’Eto 1er (RDC également).

Bien plus tard, en 1983, avec le soutien de l’Archidiocèse de Bangui et édité par le centre Jean XXIII, fut lancée une revue entièrement BD de 16 pages Tatara [1], dessinée par Côme Mbringa sur des scénarios de Eloi Ngalou et Olivier Bakouta-Batakpa, tous trois enseignants.

Le personnage principal Tekoué [2] est un intellectuel ivrogne, paresseux, malhonnête mais sympathique. Témoin de la société centrafricaine, il en incarne tous les vices. C’est l’anti-modèle, celui qu’il faut éviter d’imiter. C’est pourquoi la conclusion de chaque histoire l’oblige à tirer les leçons de ses mésaventures, ce qui laisse toujours un espoir de changement.

La bande dessinée en Centrafrique, depuis l'indépendance [1/3] : les débuts
Tatara N°9 - couverture de Côme Mbringa
©Côme Mbringa

Comme l’expliquait Olivier Bakouta-Batakpa en 1988, « Avec Tatara, nous voulons montrer aux Centrafricains ce qu’ils sont, leur faire voir leur réalité quotidienne. Notre souci est donc d’aborder les fléaux sociaux avec objectivité afin d’inviter le lecteur à tirer lui-même les leçons de chaque mésaventure de Tekoué [3]. »
Le sujet des premiers numéros illustre parfaitement cette volonté moralisatrice [4] puisque sont abordés des thèmes comme l’alcoolisme (Tatara numéro 1), l’exode rural (numéro 2), la corruption (numéro 3), l’oisiveté (numéro 7) ou le népotisme (numéro 8). Parallèlement aux critiques sociales, Tatara publiait des séries réservées à la santé publique en traitant de la tuberculose, du diabète, de la diarrhée, toujours par le biais de la BD.

Vendu à 200 Fcfa [5], d’une grande qualité narrative, Tatara connut un grand succès au point même de susciter - phénomène rarissime en Afrique - une réédition en 1996 à Dakar par l’ENDA-Siggi de l’une des histoires intitulée "Les neveux d’abord". Tatara sera interdite au bout de 12 numéros par les autorités du pays qui se sentaient visées par certaines critiques [6]. En effet, certains thèmes traités dans Tatara relevaient carrément de la politique : La fille du ciné bar (parue dans le N°5), par exemple, était un hommage à un jeune lycéen et à sa mère, assassinés par les forces de l’ordre centrafricaines, à la fin du règne de Bokassa [7].
Côme Mbringa cessera par la suite de faire régulièrement de la bande dessinée et se fera surtout remarquer par des illustrations dans des ouvrages ou des couvertures [8]. Sa seule incursion dans le 9e art sera visible dans le magazine de BD confessionnel Eclats d’Afrique publié durant les années 2010-2014 et pour lequel il publiera une histoire courte dans le N°3," Ma joie est grande, Seigneur".
Tatara fut relayé en octobre 1985 par la sortie du premier numéro de Balao jeunesse (Bonjour jeunesse), trimestriel lancé par les éditions Edifamadi [9] et l’INRAP, avec le fort soutien du Centre Culturel français de Bangui qui permettait la gratuité quasi-effective du journal vendu théoriquement à 100 Fcfa (le coût de fabrication d’un exemplaire était de 200 Fcfa).

Pour les huit premiers numéros (couvrant les périodes allant de 185 à 1987), la coopération française de l’époque avait accordé une subvention de 200 000 FF, somme bienvenue puisque les ventes et la publicité réunies n’avaient pas atteint la somme de 4 millions de FCFA soit un taux de financement d’environ 40% [10](10).
Chaque numéro était centré sur un thème, présenté en couverture, introduit par une bande dessinée et illustré de deux pages centrales en couleurs (les seules du numéro). Quelques exemples de la thématique des 14 numéros parus peuvent être recensés : "La RCA et sa géographie", "Protégeons nos arbres", ... Les poissons, le football, la faune, la santé, l’énergie et surtout l’histoire de la Centrafrique pour les deux derniers numéros écoulés en moins de huit jours, etc.
Un ou deux articles complétaient l’information. On retrouvait également un certain nombre de rubriques : éditorial, jeux-concours, actualités du moment…
D’autres étaient plus ponctuels comme les rubriques santé, sport, bricolage, etc. ainsi qu’une page sur les écrivains centrafricains.
La popularité de ce journal, à l’époque de sa parution régulière, fut énorme pour un pays d’Afrique et les tirages étaient très importants : 10 000 exemplaires par numéro.

Guide Balao pour la Centrafrique
©Josué Daïkou

La revue était complétée par une émission de radio hebdomadaire (Balao-jeunesse) et surtout par un concours annuel littéraire qui avait beaucoup de succès (comme le précise Jean-Louis Saint Dizier dans un article de la revue Diagonales) [11].
Par la suite, lorsque la parution deviendra plus erratique, Balao sera utilisé par des bailleurs de fonds étrangers ou des institutions comme moyen de transmission de valeurs éducatives et de sensibilisation à des messages de santé publique. Le fonds routier, organisme dépendant du Ministère centrafricain des transports, en particulier, y eut recours très régulièrement : deux numéros de 1994 sur le code de la route et l’alcool au volant (intitulé De la bière à la bière) et de 1998 sur les véhicules privés servant de transports en commun (intitulé Gbaloukouma). Un dernier numéro, intitulé Jaune, rouge, vert, stop : spécial rentrée scolaire, dessiné par Didier Kassaï, paru en 2006, a également été financé par le ministère des Travaux public.
Mais Balao laissait une large part à la bande dessinée. Celles-ci étaient créées par Clothaire Mbao Ben Seba (scénariste et corédacteur en chef de Balao, en succédant à Bernard Baquer, avec Jean-Louis Saint-Dizier) et Josué Daïkou (dessinateur, né le 27 août 1953 à Ippy), avec l’appui à partir en 1987 de Philippe Robert, alors animateur-formateur au CCF de Bangui [12] qui encadrera localement plusieurs formations et stages.
Josué Daïkou, recruté en 1984 après ses études à l’Institut National des Arts de Dakar où il avait été admis en 1976, fut réellement le dessinateur principal du journal durant les quatre années de parution régulière de Balao.
Il y dessina dès le premier numéro la série "L’ami Kossi", présente dans chaque numéro et qui était centrée sur l’écologie.
Il inventa également d’autres personnages comme L’inspecteur Mandelot ou Max et Solo. Daïkou (qui mourra électrocuté en juin 2005 par un câble de haute tension tombé sur sa maison suite à une tempête) dessinera également des histoires courtes comme "La vengeance noire", inspiré d’une nouvelle d’Etienne Goyémidé, "Une Histoire du Centrafrique" en deux numéros (13 et 14), un conte de Noël écrit par Jacqueline de Saint Dizier (N°10) et quelques récits écrits par des lecteurs.
Il dessinera aussi une nouvelle de Pierre Sammy Mackfoy (par ailleurs Directeur de publication du journal et président de l’Alliance Française) dans les N°1 et N°3, "Papillon bleu" et "La fille du diable", un conte pour enfants qui sera par la suite publié en 1989 sous forme d’ouvrage.

Diplômé de sciences de l’éducation, Pierre Sammy Mackfoy (1935-2014) est un ancien ministre de l’Éducation nationale. Il a occupé également différents postes politiques et administratifs (il fut député et président de l’Union pour la République) et a été Directeur Général de l’INEF (Institut National de l’Enseignement et de la Formation) ainsi que président du Haut Conseil de la Communication. Son œuvre littéraire compte les titres de la série "Mongou", dont je parlerai plus tard ainsi qu’un dernier récit en 2003, "De l’Oubangui à La Rochelle ou le parcours d’un bataillon de marche 18 juin 1940-18 juin 1945" (L’harmattan) mais également bien des manuels pédagogiques et des nouvelles isolées.
Daïkou a également collaboré au journal tchadien pour la jeunesse Sahibi et illustré plusieurs ouvrages pour la jeunesse pour Les Nouvelles Editions Africaines (EDICEF) au Sénégal comme en France : "Les trois voyageurs", "La randonnée de Daba" (1983), "Les deux amis de Cocody" (1983), "El habib" (1982), "Awa, la petite marchande" (1981).

Dessin de Daikou
© Daikou

En dehors de travaux de lecteurs, Balao n’abritera les publications d’autres artistes que de façon parcellaire. Ce sera le cas de Bernardin Nambana, qui y dessinera Les aventures de Téré (du N°1 au N°4) ainsi qu’une histoire courte dans le N°12 (Les multiplicateurs) mais aussi de Philippe Robert (une planche dans le N°12) et Ernest Wéangai (Ernest Wéangai Batédoug, né à Bossangoa en 1963) qui faisait ses débuts de dessinateur dans le N°10 (décembre 1987) avec une unique publication, Les enquêtes de l’inspecteur Mandelot.

(par Christophe CASSIAU-HAURIE)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

[1Ce qui signifie Miroir en sango, langue véhiculaire de la République Centrafricaine.

[2Le gourmand ou mangetout en sango.

[3Tatara : un miroir. Olivier Bakouta-Batakpa in Vivant univers, N°367, Bande dessinée et tiers-monde. Janvier-février 1987. pp. 34-35.

[4Le sous-titre de la revue était évocateur : Le journal de la lutte contre les mauvaises mœurs de la société.

[5A une époque, où 50 Fcfa valaient 1 FF.

[6Philippe Robert revient plus longuement sur l’histoire de Tatara dans l’article : La bande dessinée, Notre librairie, N°97, pp. 107-108.

[7Par exemple : Les Contes de Mamie Joe : Âtere tî Âta Joe (Bilingue français-sango). Georgette Florence Koyt-Deballé. Bangui : G. F. Koyt-Deballé, 2009 ou bien Manu et les fourmis, du même auteur, chez L’harmattan, en 2018.

[8Tiré d’une nouvelle de l’écrivain Etienne Goyémidé (1942 – 1997), futur ministre de l’enseignement.

[9Edition diffusion des manuels didactiques, qui est une maison d’édition et une imprimerie imprimant et diffusant des manuels scolaires pour le Ministère de l’Education Nationale.

[10A l’époque 100 FCFA valaient 1 FF.

[11« Balao », magazine centrafricain, Jean-Louis Saint-Dizier, s.d, Diagonales.

[12Comédien et metteur en scène aujourd’hui installé à Rennes, Philippe Robert est aussi artiste de Kamishibaï

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