Avec son catogan et sa cravate western, Chuck Rozanski est une figure de la Foire du Francfort où il se rend depuis 25 ans pour recruter des clients pour sa boutique Mile High Comics, le rendez-vous des amateurs de comics depuis 1974, en particulier depuis sa présence en ligne dans les années 1990. Il a connu dix présidents de Marvel successifs. « Je collectionne leurs cartes de visite » plaisante-t-il. Sa force ? Il entretient un stock permanent, la plupart des comics étant disponibles chez lui quand ils sont épuisés chez Amazon ou dans d’autres points de vente. Depuis plusieurs années, Rozanski pèse sur le marché de la BD aux États-Unis au point qu’on a pu le retrouver comme conseiller de Marvel ou DC ou dans le board d’un groupe d’investisseurs prêt à débourser 250 millions de dollars en cash lors du dépôt de bilan de Marvel en 1998.
Ne mâchant pas ses mots, Chuck estime que la bande dessinée aux USA est totalement à la remorque d’Hollywood. Il considère que les ventes ont tellement baissé que l’éditorial n’est plus rentable. « Mais il suffit, dit-il, d’un seul « Batman : The Dark Knight » ou d’un seul « Spider-Man » pour financer toutes les productions de l’année ». Et les Graphic Novels ? Pas mieux : « Un sur cinq seulement est rentable » estime l’expert qui considère que la Small Press a comme seul objectif de viser le seuil de rentabilité, c’est tout. Dès lors, la dérive est patente.
Il estime le chiffre d’affaires du marché américain de comics à 1 milliard de dollars en 2007, « dont 75% sont des ventes du fond constitué principalement de rééditions » alors que ce rapport était inversé dix ans plus tôt. La BD n’intéresse pas fondamentalement les actionnaires de Marvel et DC. Il cite en exemple cet ancien président de Marvel qui changea dans les années 1990 le nom de Marvel Comics en Marvel Entertainment, surtout parce que sur sa carte de visite, le mot « comics » était dévalorisant par rapport à ses partenaires de golf ou dans ses dîners en ville.
Depuis que la BD fait des scores au box office, cette situation s’est aggravée. Le Festival (ComicCon) de San Diego, constate-t-il, est devenu à plus de 50% un lieu où Hollywood vient lancer le buzz de ses films à venir et y vendre ses produits dérivés. Dans les allées, la BD se raréfie. Chaque année, de nouveaux « éditeurs » apparaissent et ne se retrouvent plus l’année suivante : ils venaient en fait proposer sous la forme de BD un pitch pour leurs projets, espérant qu’un producteur s’y intéresse.
Il raconte avec complaisance cette anecdote savoureuse : Un jour, un type lui propose une BD pour sa boutique. Hormis les couvertures confiées à des artistes réputés, elle est franchement nulle. Il ne pense pas en commander plus de 20 exemplaires. Son interlocuteur lui suggère d’en commander 200 à son distributeur Diamond Comics (quasi le seul distributeur de comics aux USA), ce qu’il refuse, jusqu’à que notre « éditeur » lui offre de les racheter un dollar plus cher que ce qu’il les aurait payés. Pourquoi fait-il cela ? Parce qu’il est en train de vendre les droits de sa BD à Steven Spielberg. Celui-ci est intéressé par le pitch mais attend de voir comment ce nouveau comic book se comportera en librairie. Grâce à cette manœuvre opérée auprès des principaux points de vente, le titre figure brièvement dans le Top 3 des meilleures ventes de Diamond Comics. Cette information, selon Chuck Rozanski, suffit à faire conclure l’affaire : notre éditeur-scénariste vendit effectivement son script à Spielberg.
L’histoire ne dit pas si le film sortit finalement, mais elle illustre suffisamment une tendance profonde des mœurs éditoriales américaines d’aujourd’hui.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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