« C’est l’histoire d’une singulière violence française, qui fut légitime pendant la résistance à l’occupation nazie, recyclée de façon douteuse pendant la guerre d’Algérie, puis complètement dévoyée par le SAC lors de ces "années de plomb " ».
Étienne Davodeau, qu’il n’est pas besoin de présenter, et Benoît Collombat, grand reporter à France Inter et auteur, notamment, d’une contre-enquête très approfondie sur l’assassinat de Robert Boulin, se sont associés pour peindre une page sombre et peu connue de l’histoire de France. L’expression « années de plomb » est habituellement appliquée à l’Italie, mais la France des années 1960 et 1970 a aussi connu son lot de 47 assassinats de magistrats, syndicalistes, journalistes, politiques. Ces assassinats politiques sont tous, de très près ou d’un peu plus loin, liés au SAC, le Service d’Action Civique, milice du parti gaulliste, qui fut dissoute par le parlement socialiste en 1982 après le massacre par le SAC du chef du SAC marseillais et de toute sa famille à Auriol en 1981.
Les deux auteurs ont fait un vrai travail de journalisme, allant consulter les archives, comme celles de la commission d’enquête sur le SAC de 1982. Ils mettent en scène ces témoignages tirés des archives, comme celui de ce travailleur travaillant dans la société Framatome, laquelle employait des membres du SAC pour harceler ses syndiqués. Le SAC mit ainsi en vente sa maison à un prix faible, ce qui lui valut des centaines d’appel et de visites, lui fit livrer des dizaines de colis de La Redoute, qu’il dut systématiquement renvoyer, menaça sa femme, etc. Et quand il tentait de porter plainte, la police rejetait ses accusations. Un juge finit par le recevoir et, quand les policiers eurent quitté la pièce, lui dit entre quatre yeux : « Derrière il y a le SAC. Et je ne pourrai rien faire ».
On découvre, médusés, la toute-puissance du SAC dans la France du général de Gaulle, de Pompidou et de Giscard d’Estaing. Les auteurs intègrent également des sources audiovisuelles, puisqu’ils sont par exemple allés consulter le fonds audiovisuel du Parti Communiste pour retrouver, et retranscrire en dessins, des films montrant des membres du SAC, d’anciens d’Indochine et de l’OAS, embauchés par les syndicats patronaux pour casser la gueule aux militants CGT qui voudraient tracter, à une époque où Peugeot fournissait voitures, hommes et moyens financiers au RPR.
Mais ce qui fait la force de ce récit, ce sont les témoignages, dont certains inattendus, comme celui de Gilbert Collard, qui fut l’avocat de la famille massacrée lors de la tuerie d’Auriol. Davodeau et Collombat ont le souci de l’humain et prennent le temps de leur laisser la parole, ce qui explique d’ailleurs non seulement l’aspect volumineux de l’album, mais aussi la construction un peu décousue de l’ensemble, avec une succession d’anecdotes reliées entre elles par un seul fil rouge : l’omniprésence du SAC et de sa violence.
Alternent des récits de quidam, de syndiqués, de journalistes, tandis que sont développés de manière très détaillée deux dossiers majeurs. Tout d’abord celui de l’assassinat du juge Renaud à Lyon en juillet 1975, probablement tué parce qu’il allait prouver qu’un hold-up qui avait eu lieu à Strasbourg avait été planifié pour renflouer les caisses du parti gaulliste, ce que confirme d’ailleurs à demi-mot aux auteurs Edmond Vidal, chef du gang des Lyonnais, qui braqua de nombreuses banques pour financer les campagnes électorales du RPR. L’autre dossier est bien sûr celui du ministre Robert Boulin, « suicidé » en 1979 par le SAC, alors qu’il allait lui aussi révéler le financement mafieux (via les réseaux de la Francafrique) du RPR.
Cette histoire est encore actuelle, et en 2003 un témoin de l’affaire Boulin fut ainsi laissé pour mort puisqu’il refusait de se taire, la police rejetant ensuite la plainte de sa femme… Avec la mort récente de Charles Pasqua, qui, comme Nicolas Sarkozy, refusa de répondre aux questions de Davodeau et Collombat, c’est l’une des grandes figures du SAC qui disparaît et cet album arrive à point pour nous donner une piqûre de rappel sur certaines racines du gaullisme. Cette violence politique, que l’on ne retrouve ni dans les programme scolaires ni dans la mémoire collective, a pourtant structuré de nombreux partis et hommes politiques qui sont pour certains encore en activité ou dont les héritiers revendiquent l’héritage sans aucun regard critique sur cette période trouble.
Cet album illustre parfaitement les caractéristiques de la BD de reportage : travail d’enquête des auteurs qui se mettent eux-mêmes en scène dans le cadre de leurs investigations, large place accordée aux témoins de ces évènements, regard critique affiché, engagement revendiqué, multiplications d’anecdotes permettant d’humaniser le récit. On ne peut qu’être admiratif de la maîtrise de sa narration par Davodeau, qui, il est vrai, n’est plus un perdreau de l’année. Il fallait tout son art du cadrage et de la mise en page pour arriver à rendre dynamiques des scènes très bavardes et qui fourmillent d’informations factuelles.
On est clairement dans ce qui se fait actuellement de mieux en matière de BD reportage, et les deux tiers de cet album ont d’ailleurs déjà été prépubliés dans La Revue Dessinée, fer de lance du reportage contemporain en bande dessinée.
La Revue Dessinée, fondée entre autres par Kris, avec qui Davodeau a travaillé sur l’excellent album Un Homme est mort, en est à sa troisième année d’existence et a publié de nombreux reportages sur des thèmes très divers, souvent d’inégale qualité, il faut bien l’avouer. La BD de reportage suppose en effet un dosage subtil entre la quantité et la technicité de l’information donnée et la nécessité de ne pas perdre son lecteur en rendant vivant un propos souvent trop statique, le tout sans tomber dans le simple reportage illustré, dans lequel le texte prendrait trop le pas sur le dessin.
Futuropolis a senti l’engouement autour de La Revue Dessinée et n’a pas que constaté son succès éditorial. L’éditeur a donc décidé de publier en album des histoires prépubliées dans la revue, en les complétant ou en les développant.
Ainsi a été publié en août Grandes oreilles et bras cassés, de Jean-Marc Manach & Nicoby, sur Amesys, société française qui a vendu à Kadhafi en 2008 un système d’interception de communications électroniques permettant au dictateur libyen de surveiller, arrêter et torturer ses opposants, le tout impliquant Nicolas Sarkozy et son ami Ziad Takieddine. L’histoire, traitée en partie sur le mode comique, montrait l’une des manières de se saisir de façon originale et efficace de thèmes aussi lourds. À l’inverse, Énergies extrêmes, de Sylvain Lapoix & Daniel Blancou, autre récit également prépublié dans La Revue Dessinée, et repris par Futuropolis, est l’exemple des limites de la BD de reportage, cette enquête sur le gaz de schiste et les conséquences de son exploitation perdant ses lecteurs avec une narration brouillonne et un propos très technique et confus.
Bref, Cher Pays de notre enfance est sûrement le reportage marquant des neuf premiers numéros de cette jeune et prometteuse revue, et l’on ne peut que se réjouir d’en découvrir ici une version complétée. L’album s’achève le 26 juin 2015 avec le coup de théâtre que constitua la réouverture du dossier Boulin par le tribunal de Versailles. S’ouvre une nouvelle page judiciaire qui s’annonce passionnante : ce tabou de la politique française pourra-t-il être levé ? Espérons qu’il y aura un jour de nouveaux auteurs de la même qualité que le duo Davodeau/ Collombat pour nous la narrer.
(par Tristan MARTINE)
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