Certaines interviews prennent parfois une drôle de tournure. Avec un album où le mystère et les énigmes se retrouvent à toutes les pages, nous n’étions donc qu’à moitié étonné que cette rencontre soit quelque peu perturbée, et qu’elle ressemble de plus en plus à une réelle enquête dans laquelle nous devions débusquer les auteurs de cette machination.
En effet, nombreux étaient les amateurs, auteurs et amis à avoir envahi plus tôt que de coutume la Galerie Champaka où sont exposées les planches et études du Serment des cinq lords. Il est vrai qu’on y retrouve également toute une série de très beaux dessins toujours réalisés par Juillard, et qui présentent Jacobs et ses personnages dans un style rétro particulièrement réussi. C’est aussi l’occasion de voir quatre sérigraphies imaginée par le dessinateur où Blake & Mortimer sont mis en scène avec l’Atomium [1].
C’est devant ces sérigraphies que nous parvenons à isoler Yves Sente afin de comprendre sa fascination pour Lawrence d’Arabie, et ce qui l’a poussé à orienter son récit vers une énigme policière, alors ses précédents scénarios rivalisaient d’exotisme, de fantastique et d’Histoire.
Yves Sente : Le Serment des cinq lords est un récit où le passé rattrape Blake, et entraîne également Mortimer. L’action ne démarre pas sur une décision des héros, même si nous n’avions pas décidé sciemment d’emprunter cette voie. À la base, André [Juillard] et moi-même désirions réaliser un album en Grande-Bretagne, pour l’atmosphère qui s’en dégage, ses paysages et architectures particuliéres. Par contre, il est vrai qu’on voulait réellement aborder une autre thématique que précédemment et sortir du fantastique, de l’exotique et de la science-fiction.
Une atmosphère hitchcockienne s’en dégage, avec un tueur insaisissable qui semble toujours avoir un coup d’avance sur la police et nos héros...
Vous évoquez Hitchcock, de notre côté, nous pensions à une autre référence anglaise qui est Agatha Christie, avec des personnages entiers, des ambiances intimistes et une certaine logique qui mène le récit. Jacobs a ouvert une pléiade de pistes. Nous pouvons donc aborder toute une gamme de récits en restant dans la marque qu’il a imprimée.
En voyant ce personnage masqué qui dérobe des objets dans des musées, sans avoir vraiment de valeur ou de rapport entre eux, on ne peut s’empêcher de penser un instant à La Marque Jaune...
Le Serment de cinq lords se rapproche peut-être plus de L’Affaire du collier, même si certains éléments rappelleront d’autres d’albums de Jacobs. Je voulais néanmoins m’éloigner un petit peu de Londres pour justement ne pas trop nous comparer à La Marque Jaune, et comme l’Écosse avait déjà été exploitée dans L’Affaire Francis Blake, j’ai trouvé qu’Oxford correspondait bien à l’esprit du récit et à l’évocation de l’Angleterre. Cela comblait également les attentes ‘So British’ d’André [Juillard].
Outre Blake & Mortimer, le véritable héros du récit est Lawrence d’Arabie. Vous faites même dire à Blake qu’il est "un modèle" pour lui, alors que c’est vous qu’il semble passionner. Comment avez-vous pensé à placer ce personnage historique dans cette trame policière ? Et pourquoi vous fascine-t-il autant ?
Yves Sente : C’est en me renseignant sur Oxford que je suis effectivement retombé sur Lawrence, un personnage historique dont le parcours m’avait toujours passionné, que cela soit par sa naissance (fils bâtard d’un noble), son parcours scolaire brillant, sa vie de solitaire globe-trotter, bien entendu son implication dans la Guerre de 14-18 auprès des nations arabes, mais également sa vie après la guerre et sa fin tragique qui comporte bien des zones d’ombres. Certaines parties du récit sont d’ailleurs directement inspirées de la vie de Lawrence, comme les milliers de notes manuscrites qu’il a écrites à son retour de guerre, mais aussi l’épisode de l’oubli de la mallette renfermant tous ses écrits, au bar d’une gare. Partant de là, j’ai imaginé une histoire qui débute avec cette incroyable anecdote, car même aujourd’hui, je ne peux me résoudre à croire qu’il ait pu oublier une telle somme de connaissances, sans qu’il y ait eu une malversation quelconque.
Blake & Mortimer semblent tout doucement échapper à leur statut de héros trop parfaits. Ils sont souvent dépassés par le tueur, et on voit cette scène incroyable où Mortimer console rapidement Blake de n’avoir pu sauver un des lords, comme si leur humanité les rattrapait. En avez-vous fait des personnages modernes ?
Yves Sente : Pour nos premiers récits, nous voulions rester au plus près de l’esprit de Jacobs, mais il ne faut pas oublier qu’il écrivait dans les années 1950. Même si ces récits sont devenus intemporels, si l’on écrivait de la même façon, le lecteur aurait l’impression de lire une nouveauté qui apparaîtrait ringarde, voire nulle. On est donc obligé d’apporter une touche de modernité. En s’appropriant (en toute modestie) ses héros, on prend peut-être un tout petit peu plus de liberté qu’au début de notre adaptation. Si certains verront d’un œil positif cette légère évolution, j’imagine qu’il y aura des lecteurs pour le regretter. Nous essayons pourtant de faire au mieux pour coller au style de Jacobs. À chaque album qui sort, il y a toujours un léger décalage par rapport à l’œuvre originale. Cela demeure une question de dosage entre cette œuvre originale qu’on respecte, et les attentes (conscientes ou inconscientes) du public qui reflètent la culture de 2012.
Quatre ans entre Le Sanctuaire du Gondwana et ce Serment des cinq lords, un temps nécessaire pour s’attarder sur ce nouveau récit ?
Yves Sente : Il est vrai que nous avions réalisé une trilogie précédemment. Mais nous devions avant tout laisser la place au diptyque écrit par Jean Van Hamme, avec tous les problèmes que vous connaissez : le décès de René Sterne, la reprise par Chantal de Spiegeler, et la conclusion au dessin par Antoine Aubin. J’ai débuté le travail sur Blake & Mortimer en 1998, ce qui fait donc un peu moins de trois par album, et nous ne comptons pas modifier ce rythme. Ce qui prend le plus de temps, c’est de définir le cadre de l’album, où et ce qui va globalement s’y dérouler. Pour Le Serment des cinq Lords, j’ai mis plus de six mois à définir cette structure générale, puis un peu moins de deux mois pour réaliser le scénario lui-même lorsque j’ai su exactement comment nous allions aller d’un point A au point B. Cela m’avait déjà pris plus d’un an pour définir ce cadre pour des récits précédents.
Cela veut-il dire que vous avez déjà entamé votre prochain Blake & Mortimer ?
Yves Sente : Pour André et moi, nous avons déjà défini le lieu et le moment. Ce sont des envies communes, c’est un savant mélange d’envies de sa part et de suggestions de ma part qui pouvaient l’intéresser. Quant au contenu en détail, cela demande encore un peu de maturation. L’idée générale d’un album peut provenir d’un personnage pittoresque tel Lawrence, d’un lieu, voire parfois d’une thématique comme l’Expo 58. À partir de là, d’autres idées viennent se greffer, que l’on garde ou que l’on éjecte, afin de donner de la cohérence à l’ensemble. Il n’y pas de recette particulière que l’on puisse resservir à chaque fois.
Le Serment des cinq Lords est également paru en format à l’italienne. Est-ce un prolongement de l’édition particulière des Sarcophages d’Açoka ?
Yves Sente : Ceci est une question que vous devriez poser à notre éditeur. Je vais donc renvoyer vers lui.
Nous reprenons donc notre enquête, et nous retrouvons Yves Schlirf, l’éditeur de Dargaud, en pleine admiration devant un dessin d’Olrik, façon années 1950, réalisé par André Juillard.
Yves Schlirf : C’est le plus beau dessin de toute l’exposition !
En effet... Le scénariste nous renvoyant chez son éditeur, pourriez-nous expliquer cette édition en format oblong ?
Yves Schlirf : J’ai toujours trouvé que la bande dessinée trouvait un support logique dans les journaux de presse. C’est à la fois un pendant et une cassure avec les autres nouvelles qui y sont données, car la bande dessinée peut à la fois être en rupture avec ce qui est présenté, à cause de son cadre éventuellement fictionnel, mais elle s’inspire aussi de notre vécu, et doit s’inscrire dans l’air du temps. Cela permet de toucher un large public, de se rappeler à l’esprit du lecteur lorsqu’on ne publie pas nécessairement chaque année, tout en tentant de le convaincre à nouveau avec une nouvelle aventure. Les pages d’André Juillard convenaient particulièrement à cette présentation en demi-planche. il m’a dès lors semblé naturel de retrouver en album cet esprit de feuilleton qui colle fort bien à la thématique du récit, avec cette pagination plus dense, et ce format allongé.
Le prochain album de Blake & Mortimer sera-t-il celui d’Aubin et Dufaux ?
Oui, c’est officiellement signé. Le prochain tome de nos deux héros britanniques sera réalisé par Jean Dufaux et Antoine Aubin. Mais j’ai pour habitude de préférer parler de celui qui vient de sortir, plutôt de celui qui est en préparation. Je vous encourage donc à tromper votre patience avec Le Serment des cinq lords…
Oui, mais voilà, Le Serment des cinq lords, nous l’avons déjà lu et bien apprécié, et nous restons à l’affût d’autres informations. En tombant enfin nez à nez avec André Juillard, nous discutons de choses et d’autres choses, jusqu’à ce qu’il nous livre ses futurs projets :
André Juillard : Avant d’envisager le prochain Blake et Mortimer, je voulais revenir à un autre type de graphisme, plus enlevé où la rigueur est peut-être moins contraignante que dans les albums inspirés de Jacobs. Ce style me plaît et fait partie du jeu, j’ai d’ailleurs pris beaucoup de plaisir à dessiner l’atmosphère anglaise, mais le fait de m’en éloigner un temps me permettra d’y revenir avec encore plus d’enthousiasme pour la suite.
Vous allez donc revenir à vos premières amours ?
André Juillard : Oui, Patrick [Cothias] et moi-même voulions repartir sur les traces des Sept vies de l’épervier. Nous sommes donc en train de travailler sur un one-shot à paraître chez Dargaud.
Allez-vous encore vous focaliser sur Ariane de Troïl, car vous lui avez consacré près de quinze albums sur vos différentes séries en commun ?
André Juillard : Comme vous le savez, Ariane accouche dans le premier Plume aux vents. Quinze années après cet événement, nous voudrions regrouper les différents protagonistes. Cela promet de l’action et de l’émotion !
Un pitch qui interroge, car ces retrouvailles ont déjà été racontées dans les ultimes pages du dernier des 52 albums parus au sein de la saga des Sept vies de l’Épervier, dans Ninon secrète T6 Décisions. Juillard y avait lui-même dessiné certains personnages. Cela signifie donc que près de huit ans après cette conclusion fantasmagorique, il y a encore des secrets à révéler ou alors nous dirigeons nous vers une rencontre plus terre-à-terre, dans le style de Juillard ? Que cela soit pour Blake & Mortimer, ou les Sept vies de l’Épervier, les grandes séries semblent toujours receler une facette inconnue du lecteur …
(par Charles-Louis Detournay)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
« Le Serment des cinq lords ».
Par André Juillard & Yves Sente, d’après les personnages d’Edgar P. Jacobs. Editions Blake et Mortimer.
La Galerie Champaka expose Juillard « Le Serment des Cinq Lords » (sc : Yves
Sente) à partir du 15 novembre 2012 jusqu’au 2 décembre.
Galerie Champaka au 27, rue Ernest Allard à 1000 Bruxelles (B)
Horaires :
Lundi et mardi : sur rendez-vous (+ 32 475 26 94 08)
Mercredi à samedi : 11h00 à 18h30
Dimanche : 10h30 à 13h30
André Juillard, Blake & Mortimer à la galerie Maghen
Les Parisiens retrouveront d’autres travaux d’André Juillard à la Galerie Daniel Maghen, 47 quai des Grands Augustins, 75006 Paris — Tel. : 01 42 84 37 39. Du Mardi au Samedi de 10h30 à 19h00.
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A propos des aventures de Blake et Mortimer, sur ActuaBD :
> Blake, Mortimer et Lawrence d’Arabie
> L’affaire des Trente Deniers
> La Malédiction des Trente Deniers, l’album maudit
> La malédiction de Blake et Mortimer
> Les Sarcophages du 6ème Continent : Un « huis clos international » passionnant.
Photos : © CL Detournay
Illustrations : © Dargaud sauf mention contraire
[1] Monument qui représente la maille conventionnelle du cristal de fer (phase cubique centrée) agrandie 165 milliards de fois. Il avait été érigé pour l’Exposition Universelle de Bruxelles en 1958.
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