Vous êtes arrivé au Journal de Spirou au début des années 1950 où vous assumiez la fonction de lettreur.
Oui. Yvan Delporte était alors le rédacteur en chef du journal. Enfin, je ne suis pas certain que cette tâche lui ait été officiellement confiée à l’époque. Charles Dupuis avait une volonté farouche de garder le contrôle du journal. Delporte se débrouillait quand même pour faire passer ses idées.
J’étais donc l’un des lettreurs du journal. J’ai remplacé Marcel Denis [1], qui était malade. Nous avions un papier bleuté, que nous mettions sur la planche originale sur lesquels étaient déjà inscrits les textes en français. On recopiait sur ce papier la forme des bulles et on y caligraphiait un texte en néerlandais que l’on nous avait confié préalablement. Je traçais donc les lettres dans les bulles. C’était un travail inintéressant, mal payé. Le seul avantage était de voir les planches originales des auteurs. Je me rappelle encore du format hors normes de celles de Jijé et de Tillieux.
En parallèle, je commençais à présenter des histoires à Charles Dupuis. Ce dernier n’en voulait pas. Il me disait que ce n’était pas au point. Je ne suis pas certain que c’était vrai : durant toute sa vie, il a tenu ce discours même avec des auteurs talentueux. Ceci dit, j’étais content d’être lettreur, car j’étais sur place. Je travaillais à mi-temps pour Dupuis. Le reste du temps, je dessinais mes projets. Charles Dupuis se faisait un plaisir de les refuser. Et puis, un jour, j’ai été trouver Georges Troisfontaines.
Le créateur de la World Press, qui avait fondé une agence de distribution de bande dessinée sur le modèle des syndicats américains…
Oui. Il m’a dit : « Si Dupuis n’en veut pas, je prends ! ». J’ai donc fourni des planches à Troisfontaines. Dupuis était l’un des clients de la World Press. Nous sommes plusieurs auteurs à avoir suivi le même parcours. Je songe à Salvérius, Piroton ou Remacle. J’ai réalisé notamment des Histoires de L’Oncle Paul. À cette époque, j’ai été voir Peyo pour avoir ses conseils. Je travaillais toujours chez Dupuis en tant que lettreur. De temps en temps, j’avais le droit de faire une illustration dans le journal. Pas plus ! Je voulais que Peyo convainque Charles Dupuis de me publier en album, et d’avoir une histoire régulière dans le journal. Je vois encore Charles Dupuis lui dire : « Des albums ! À un mec qui travaille chez nous ? Pas question ! ». À ses yeux, je ne valais pas un clou ! C’était inadmissible pour Charles Dupuis qu’un de ses employés ou ouvriers puisse être publié en album ! Il allait plutôt chercher les dessinateurs ailleurs, dans d’autres maisons d’édition ! C’était la mentalité de l’époque !
Enfin, maintenant, je ne suis même pas certain qu’il y a ait encore une mentalité. Je n’ai plus de contact avec la direction et l’équipe éditoriale de Dupuis. Je ne vais pas donc pas les critiquer. Mais vous pouvez mentionner cela dans votre article : Je n’ai pas de contact avec eux. J’ai parfois Sergio Honorez [Directeur éditorial de Dupuis. NDLR] au téléphone, mais c’est rare. J’ai parfois l’impression que si j’arrêterais demain de dessiner les Tuniques Bleues, cela les laisserait indifférents ! Je fais le cinquante-quatrième album. Après je ne sais pas si je poursuivrai la série.
Mes contacts avec Frédéric Niffle, le rédacteur en chef de Spirou, sont également fort rares ! Je ne travaille plus pour le journal. Financièrement, en fin de carrière, ce serait une catastrophe de leur fournir du matériel inédit. Je ne connais pas beaucoup Frédéric Niffle. Il ne vient pas souvent à Marcinelle, et moi je n’y viens plus beaucoup. Je l’ai eu quelques fois au téléphone…
Vous avez dessiné des histoires de l’Oncle Paul, scénarisé par Octave Joly, qui était l’un des scénaristes-documentalistes de la World Press ?
Oui. J’en ai dessiné quatre ou cinq, pas beaucoup plus. Mais rapidement, après cela, j’ai publié mes propres histoires chez Dupuis. J’ai réalisé une série qui s’appelait Sandy et Hoppy. J’ai travaillé pendant dix ans sur cette série. Les vingt-quatre épisodes de Sandy & Hoppy n’ont pas été publiés en album à l’époque ! Charles Dupuis ne manquait pas de me critiquer. Il me donnait l’impression de me conserver dans sa maison d’édition par pitié. Quand j’ai repris les Tuniques Bleues, il a commencé à s’intéresser un peu à moi.
Vous aviez un dessin plus réaliste dans Sandy & Hoppy. Parce que vous appréciez les dessinateurs américains de la grande époque, comme Hubinon influencé par Milton Caniff ?
Non. Je ne suis pas fan d’un auteur en particulier. Mon dessin ne ressemble à aucun autre. J’ai toujours été un admirateur de Jijé, mais je n’ai jamais cherché à dessiner comme lui. J’étais incapable de l’égaler. J’ai surtout côtoyé Jijé lors de tournées de dédicace. Il me donnait parfois quelques conseils. Lui aussi croyait plus en mes capacités lorsque j’ai commencé les Tuniques Bleues. Il m’a conseillé, avec Franquin, de faire du dessin humoristique. Mais à l’époque, je n’étais pas très bon dans ce style. Du coup, pour Les Tuniques Bleues, j’ai un dessin hybride, à la croisée de l’humoristique et du réaliste.
Pendant cette période de vaches maigres, des auteurs vous conseillaient ?
Pas trop. J’étais payé à la planche. Je devais en dessiner un maximum pour gagner ma vie. On m’a toujours un peu ignoré dans la BD. Encore actuellement !
Pas tant que cela ! Je me souviens d’une interview de Larcenet où il disait qu’il vous appréciait !
Larcenet, peut-être. Mais en réalité, je suis totalement ignoré de la bande dessinée. Nous avons vendu 20,4 millions d’albums des Tuniques Bleues depuis le début ! Et bien, on parlera bien plus d’un auteur qui a vendu cinq mille albums par titre que de nous ! La raison en est simple : je ne suis pas à la mode et je ne suis pas aimé des médias en général !
Vous avez publié une cinquantaine d’albums des Tuniques avec une belle régularité. Pour la presse, c’est difficile d’avoir un regard neuf sur la série …
Du coup, on m’ignore ! Si Trondheim publie un album, on va le mettre sur un piédestal. Et moi, on ne va pas regarder mon travail. Je ne connais pas Trondheim, et je tiens à préciser que je n’ai rien contre sa personne ou son travail. Je le prends comme exemple car c’est un auteur à la mode, dont on parle beaucoup. Il a eu le Grand Prix à Angoulême. Un jour, au Festival d’Angoulême, une personne importante nous a demandé ce que l’on venait faire dans ce festival. Nous n’y étions pas les bienvenus ! Il y a eu des modes. Des auteurs sont mis à l’avant-plan. Mais cela ne dure qu’un temps, et la plupart d’entre eux ont disparu. Raoul Cauvin et moi-même, nous sommes toujours sur le marché. Des revues, comme Bo Doï, ne parlent jamais de nous. Ils nous ont un jour posé des questions par téléphone, et nous ont fait comprendre qu’ils ne parlaient jamais de nous car nous étions des vieux séniles. Ils avaient un discours du style : « L’album qui sort est plus mauvais que les autres. Mais comme d’habitude, cela va se vendre ! » (Soupirs). On voit aussi ce genre de commentaire sur les forums, sur Internet. Je ne vais même plus les voir, tellement cela m’ennuie. Cauvin est mieux vu que moi, car il publie d’autres séries.
En 1972, vous reprenez les Tuniques bleues suite au décès de Salvérius. Quel genre d’homme était-il ?
Nous étions amis ! Quand j’allais chez Dupuis, c’était le premier gars que j’allais voir. Raoul Cauvin, je le connaissais moins. Mais nous ne préoccupions pas du travail de l’autre. Je savais que cela marchait bien pour Salvé. Quand il est mort, cela a été une catastrophe ! Cauvin et Thierry Martens m’ont demandé d’achever l’album. Ils ont pensé à moi car, peu de temps avant, j’avais demandé à Cauvin s’il n’avait pas un scénario pour moi.
Vous n’aviez pas d’appréhension ? Cette série avait quand même été créée pour remplacer Lucky Luke. Morris était parti avec sa série chez Dargaud !
Oui. C’est ce que Raoul m’a dit ! Mais à cette époque là, cela m’était égal. On m’a juste demandé de terminer un album. Charles Dupuis, avec sa délicatesse légendaire, m’a dit qu’il ne croyait pas que j’arriverais à faire des planches convenables. J’ai terminé l’album pour dépanner la veuve de Salvérius. Elle venait de faire construire une maison et perdait son mari. Je n’ai pas voulu avoir de droits sur cet album-là. Ils m’ont ensuite proposé de continuer. Je ne connaissais pas trop le Western. J’ai alors arrêté ma série, Sandy & Hoppy, alors que j’avais entamé un nouvel épisode.
Vous l’avez fait par passion ?
Non. Je me suis adapté à autre chose ! Mon style, à l’époque, était assez abominable. Cela me rend malade lorsque je vois que Dupuis ressort des illustrations de cette époque pour promouvoir les Tuniques bleues. Mon style a quand même évolué en plus de trente-cinq ans ! Je ne pense pas que Les Tuniques bleues était le type de série que je voulais dessiner à l’époque. Je n’avais même aucune documentation sur le sujet. Aujourd’hui, j’en ai plein mes armoires.
Votre graphisme oscille entre le dessin semi-réaliste et l’humoristique.
C’est vrai.
Vous avez aussi un talent pour représenter les animaux de manière juste. Vos planches montrent des putois ou d’autres animaux de la forêt. Sans parler des chevaux, que vous dessinez d’une fort belle manière.
Effectivement. J’avais commencé à dessiner les animaux dans Sandy. J’avais beaucoup de documentation sur la faune australienne. Je m’amusais à la reproduire. Charles Dupuis appréciait que je dessine des animaux à l’avant-plan ! C’était l’une des seules choses qu’il aimait dans mon travail. J’ai continué à en dessiner dans les Tuniques bleues. Pour varier les plans, je dessine souvent un animal à l’avant-plan : un putois, un chevreuil, etc.
Le cheval ést horriblement difficile à dessiner.
Oui, c’est vrai. Mais je me suis habitué à les représenter graphiquement. Cet animal ne m’est absolument pas sympathique. Si vous me mettez sur un cheval, je saute directement à terre en hurlant. Si un cheval passe près de moi alors que je me promène, je ne vais même pas le regarder. Mais j’aime les dessiner. Ils donnent du mouvement et de la vie à la planche.
Quand même, dans l’album « Arabesque », vous arrivez à représenter les comportements et attitudes que peuvent avoir les chevaux.
Ce n’est pas vrai ! (Rires). Cet animal me laisse franchement indifférent. Par contre, je possède beaucoup de documents sur les chevaux. Je m’en suis largement servi à une époque. J’ai, en permanence, dans mon tiroir un livre de Eadweard Muybridge (Animals in Montion [2]). Ce photographe captait le mouvement des animaux. Il y est décomposé. Il l’a fait pour les chevaux, mais aussi pour les vaches, les porcs et même des girafes !
Qui a amené le côté antimilitariste dans la série ?
Cauvin ! Il était en bagarre avec son frère qui était Major dans l’armée belge. Ils n’arrêtaient pas de se chamailler à l’époque. Je ne suis pas spécialement antimilitariste. Mais je n’aime pas la guerre. J’étais enfant lorsque la Deuxième Guerre mondiale s’est déroulée. Je l’ai surtout vécue par après, par les souvenirs de mes parents. Je ne suis pas spécialement contre l’armée. Franquin, qui a suivi sa scolarité chez les bons pères, s’est moqué d’eux pendant longtemps. Il ne faut pas tout prendre au sérieux !
Lors d’une exposition à Andenne, j’ai vu des représentations de villages que vous avez réalisées à l’aquarelle. Continuez-vous à pratiquer cette technique ?
Très peu ! Cela devient plutôt rare !
Quel type de plaisir éprouviez-vous ?
Aucun ! (Rires) Entre deux histoires, je me mettais à faire des aquarelles. Je m’énervais assez rapidement. En fait, je n’y prends aucun plaisir.
Madame Lambil : Cela ne le détend pas ! Mon père peignait aussi des aquarelles après le bureau. Je le voyais heureux. Mais pas Willy. Il est comme un lion…
Pourquoi en réalisez-vous de temps en temps, alors ?
Pour m’énerver (Rires) ! En fait, c’était pour voir à quel résultat je pouvais arriver. C’est un art difficile. J’ai abandonné l’idée de représenter les villages. À chaque fois que je m’installais dans un coin tranquille pour peindre, un imbécile venait m’observer et voulait entamer la conversation. Cela me coupait à chaque fois l’inspiration !
Influencez-vous parfois Raoul Cauvin en lui suggérant des thèmes d’histoire ?
Jamais ! Un jour, je me suis permis de lui demander de m’écrire une histoire sur l’Irlande. Il m’a inventé une histoire où la seule chose qui était Irlandais, c’était le bateau sur lesquels se sont baladés nos personnages tout au long de l’histoire ! C’était la Rose de Bantry ! Je n’ai pas dessiné le moindre brin d’herbe irlandais ! Du coup, je ne dis plus rien. Raoul a un argument. Il m’a un jour dit : « Tu te rends compte, si tous mes dessinateurs me demandaient cela, je n’en sortirais plus ». Il n’a pas tout à fait tort, ceci dit. Mais cela m’aurait plu de dessiner l’Irlande ou l’Écosse.
Vous avez connu la plupart des rédacteurs en chef du journal de Spirou. Lesquels vous ont marqué ?
Yvan Delporte. Même si je n’avais que seize ans quand je suis entré comme lettreur au journal ! Et puis, Thierry Tinlot. Il nous a incité à publier les crayonnés de l’album Les Nancy Hart dans le journal de Spirou. Ces planches ont été publiées, par après, dans un album. Nous nous sommes disputés comme des chiffonniers à l’époque. Il m’a traité de tous les noms parce que j’étais un peu réticent sur certaines choses ! Mais nous avons fini par nous entendre. Je n’ai plus jamais eu de nouvelles de lui, et je le regrette. Je l’aimais bien.
(par Nicolas Anspach)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Lire les chroniques des T47 & T50.
Lire des interviews de Raoul Cauvin :
"Je sers le café chez Dupuis, cela m’inspire ! » (Août 2009)
"Ce n’est pas un secret, j’ai vendu 45 millions d’albums (Septembre 2006).
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[1] Ce dessinateur peu connu avait notamment créé la série Hultrasson avec Marcel Remacle et dessiné deux albums de Tif et Tondu.
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