Pour nos lecteurs qui ne vous connaissent pas, quel a été votre parcours jusqu’ici ?
J’ai une formation de journaliste. Plus tard, j’ai repris mes études et soutenu un doctorat en Lettres modernes, consacré à la bande dessinée. Cette thèse a été partiellement publiée en 1999 sous le titre Système de la bande dessinée, et est devenue un livre de référence traduit dans plusieurs pays, notamment aux États-Unis et au Japon. J’ai dirigé les Cahiers de la bande dessinée dans les années 1980, pour le compte des éditions Glénat, et j’ai participé ensuite à la création du CNBDI à Angoulême, où j’ai été responsable de tout ce qui concernait la BD de 1993 à 2001, date de ma démission. Je donne également des cours à l’École supérieure de l’image, sur l’histoire et la théorie de la bande dessinée, et je publie régulièrement de nouveaux essais.
Vous êtes un théoricien et un historien. Comment caractériseriez-vous la période actuelle dans le processus historique de la bande dessinée en France, c’est un âge d’or ?
Sur le plan de la création, nous venons de vivre deux décennies extrêmement fastes, avec une diversification sans précédent des styles, des formats, des sujets et des publics. L’ouverture tardive à la bande dessinée asiatique est, en soi, une très bonne chose, de même que la féminisation de la profession, pour laquelle j’ai toujours milité. Et la bande dessinée a indiscutablement marqué de nouveaux points en ce qui concerne sa reconnaissance dans le monde artistique et culturel. Mais il semble que nous entrons dans une période plus incertaine. La multiplication des acteurs qui interviennent sur le marché, la surproduction, les difficultés que connaissent nombre de libraires, la concurrence des supports numériques rendent la situation plus tendue et l’avenir moins lisible.
À un moment, vous avez été pris par le démon de l’édition. Comment en êtes-vous arrivé à ce processus ?
J’avais déjà une expérience de l’édition avant de créer ma propre maison. J’avais dirigé la collection "Histoires graphiques" chez Autrement, réédité les histoires en estampes de Töpffer au Seuil, et développé les éditions du musée de la bande dessinée en publiant albums patrimoniaux, catalogues d’exposition, actes de colloque, etc. Et puis j’avais dirigé deux revues : Les Cahiers d’abord, Neuvième Art ensuite. Quand j’ai quitté le CNBDI par… disons, lassitude, il m’est apparu naturel de franchir le pas et de m’investir pleinement dans une aventure éditoriale.
Vous avez un catalogue résolument tourné vers la production étrangère. Quelle est la raison de ce choix ?
Je publie aussi des auteurs français ! J’ai révélé Thomas Gosselin, Sandrine Martin, Anthony Pastor ou encore Stéphane Courvoisier, pour ne citer que ceux-là, et publié des livres de David Prudhomme, Marc-Antoine Mathieu, Jean-Pierre Duffour ou Edmond Baudoin. Mais je traduis beaucoup, c’est exact, et de très nombreux pays. Je dirai tout simplement que pour moi la nationalité d’un artiste n’a aucune importance, et que je fais mon miel de tout ce qui m’intéresse, quelle que soit la provenance. Il y a aussi le fait que les grands éditeurs s’intéressent surtout aux comics américains et aux mangas, nous laissant les coudées plus franches pour explorer d’autres terres de création. Et, pour avoir fait mes études à l’École européenne, j’ai la chance d’être capable de lire dans trois ou quatre langues étrangères, cela aide.
Vos choix éditoriaux portent vers des auteurs curieux et rares. L’environnement économique actuel permet-il cette politique ?
« Curieux et rares » : je vous laisse la responsabilité de cette appréciation. Il est vrai que je publie de la bande dessinée d’auteur plutôt que de la bande dessinée de genre. Donc je cherche des talents originaux, singuliers, des « voix » authentiques, plutôt que des succédanés de choses qui ont déjà fait leurs preuves. Mais avec un souci constant de lisibilité et un intérêt fort pour la narration. Certains de mes auteurs – Lucie Lomova ou Alexandre Franc, par exemple – ont des styles très classiques. Je pars du principe que ce qui me plaît à moi peut plaire à d’autres. Il est certain que c’est une politique à risque, rendue difficile par un contexte où la durée de vie des livres est de plus en plus courte. Une politique d’auteurs ne peut produire ses résultats que sur une longue durée, la rentabilité n’est pas immédiate.
À un moment, vous avez dû liquider votre structure. Pourquoi ?
Ayant commencé douze ans après l’Association et la première vague des « indépendants », je pensais que le marché avait suffisamment mûri et évolué pour que l’on puisse faire le pari d’une structure professionnelle qui, en adoptant d’emblée un rythme de croisière de quinze titres par an, pourrait dégager deux salaires (celui de ma collaboratrice et le mien). Cela n’a pas été le cas, pour des raisons multiples, qui seraient trop longues à analyser ici. Disons seulement que l’insuffisance de mes capitaux de départ et l’inadaptation de mon outil de diffusion (Le Comptoir des indépendants) en faisaient partie.
Le fait de s’être mis sous l’ombrelle d’un éditeur littéraire a-t-il une influence sur vos choix éditoriaux ?
Non, aucune. La différence est qu’avant mon catalogue était structuré en cinq ou six collections et accueillait, à côté des albums de bande dessinée, des livres d’art, des livres d’humour, des essais, des textes illustrés. Comme je ne dispose plus désormais que d’une seule collection, cette dispersion ne m’est plus permise et je ne publie plus que de la bande dessinée.
Tout de même, cela fait dix ans maintenant. Comment regardez vous cette décennie ?
Je n’aime pas trop regarder en arrière. Je suis assez fier du catalogue que j’ai bâti, même si je regrette que certains livres que j’aimais particulièrement (par exemple La Farce de Maître Pathelin, de Prudhomme, ou Peindre sur le rivage, d’Anneli Furmark) n’ont pas su trouver leur public.
Vous qui observez la BD depuis plus de 30 ans maintenant, a-t-elle fondamentalement changé de dimension ?
Comme historien, j’observe la bande dessinée depuis… cent quatre-vingts ans (en prenant Töpffer comme point de départ). Elle n’a jamais cessé d’évoluer, de se réinventer, la bande dessinée. Je trouve miraculeux qu’elle conserve une telle faveur et une telle pertinence dans un monde où elle est en concurrence avec les nouvelles technologies, Internet, les jeux vidéo, etc. Mais beaucoup de choses ont changé, en effet, ces dernières décennies : d’un phénomène de presse, la bande dessinée est devenue un phénomène d’édition ; elle s’est mondialisée ; et les grands groupes d’édition qui tiennent le marché ont désormais des stratégies marketing (et d’exploitation « cross-média ») très affûtées.
Aurait-elle changé d’âme ?
Pas fondamentalement. Il y a toujours des auteurs qui œuvrent avec la même sincérité, la même passion. Il y a toujours des gamins que les héros de papier font rêver. Et, grâce aux rééditions et aux intégrales souvent réalisées avec un très grand soin, le patrimoine de la bande dessinée devient plus accessible, ce qui permet aux créateurs d’aujourd’hui de retrouver leurs racines. Art Spiegelman, avec lequel j’ai monté la grande exposition d’Angoulême cette année, ne cesse de répéter que l’avenir de la bande dessinée se trouve dans son passé.
L’avenir, notamment numérique, vous inquiète-t-il ?
Non, même si, sans doute, le monde de l’édition va devoir traverser une période d’adaptation difficile.
Propos recueillis par Didier Pasamonik
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Le Musée Privé de Spiegelman à la Cité de la Bande dessinée d’Angoulême, Chaix Magelis, jusqu’au 6 mai 2012.
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