Qu’est-ce qui a motivé la création d’Europecomics.com ?
Il y a plusieurs facteurs. D’abord nous avons le développement de la bande dessinée numérique aux États-Unis où ComiXology est devenue une plateforme de référence pour le public et pour les éditeurs. Ces derniers ont intégré ce nouveau média, d’une part pour pallier les disparitions de certaines librairies spécialisées -le numérique représente dorénavant environ 20 % de leur chiffre d’affaire- et d’autre part, en tant qu’outil de marketing pour promouvoir les productions sur papier. Le numérique a même contribué à développer les ventes de comic books.
Ensuite, après des années à représenter les droits de bandes dessinées en français auprès d’éditeurs étrangers qui, pour la plupart ne parlent pas français, je sais que bénéficier d’une première traduction des œuvres en anglais est essentiel. Mais au-delà de la barrière linguistique, des barrières culturelles sont à prendre en compte vis-à-vis des éditeurs, des bibliothécaires ou des libraires qui m’ont incitée à m’adresser directement à un lectorat potentiel.
Quelles sont ces barrières culturelles ?
Par exemple la nudité est impossible à représenter dans certains pays même dans les productions des éditeurs alternatifs. Mais il existe aussi des thématiques comme le western dont les éditeurs américains ne veulent pas entendre parler, alors que les amateurs anglophones du genre sont très nombreux. Le numérique permet de toucher le marché américain dont l’économie potentielle peut permettre de viabiliser notre projet à moyen terme. Le marché de la langue anglaise est mondial.
Quels moyens avez-vous trouvé pour entreprendre Europecomics ?
Je me suis renseignée sur les programmes européens d’aide à la culture. Je suis notamment allée écouter Catherine Trautmann qui présentait le programme Europe Creative mis en place en 2014 pour aider les industries culturelles à s’adapter aux nouvelles technologies et renforcer leur compétitivité au sein de l’Europe mais aussi vis-à-vis des concurrents au-delà de ses frontières.
Cela m’a permis de mettre en application mon expérience de cession de droits avec ma formation initiale, le droit européen et la sociologie de la culture. Dans ce cadre, nous avons présenté le projet à deux reprises avant qu’une aide nous soit allouée. C’est un projet original, une coopération soutenue par une institution publique -la Commission Européenne-, entre plusieurs entreprises privées de tailles différentes vouées à la concurrence : les éditeurs français et belges de Media-participations et certains de mes clients en cessions de droit, Dibbuks en Espagne, Tunué et BAO en Italie, Darkwood en Serbie, Timof en Pologne, le néerlandophone Ballon, l’anglophone Cinebook et notre agent turc Berrak Hadimli.
L’objectif était de créer un catalogue numérique européen en langue anglaise pour donner une vraie visibilité à la BD européenne, alors même que sa richesse et sa variété la rendent beaucoup plus difficilement identifiable, face à une offre de comics et de manga beaucoup plus formatée. Sa diffusion permet en parallèle la promotion des cessions de droits tant en édition qu’enterme de produits dérivés et notamment audiovisuels. Nous avons prévu un budget marketing qui nous permet d’organiser des tournées d’auteurs, d’assurer « la circulation des œuvres et des auteurs » selon les souhaits de la Commission Européenne et d’atteindre un public également hors des frontières de l’Europe. Nous nous y appliquons depuis plus de trois ans.
C’est ainsi par exemple que vous êtes arrivée à San Diego aussi bien avec un dessinateur de forte renommée comme Enrico Marini, dessianteur de Batman, qu’avec Mateusz Skutnik auteur de roman graphique polonais plus confidentiel…
Accompagner les jeunes créateurs des différents pays européens nous préoccupe de plus en plus. Je constate qu’ils sont plus nombreux venant de nouveaux territoires comme la Pologne où les problèmes de rentabilité de l’édition sont encore plus accrus que sur notre marché. Un de nos buts est de leur donner une meilleure visibilité internationale. Les résultats en terme de ventes de droits notamment sont encourageants.
Par ailleurs, nous tâchons de nous déplacer sur les événements internationaux avec les éditeurs européens afin de leur permettre de mieux comprendre la réalité du marché anglophone et international. Les éditeurs de BAO accompagnent par exemple cette année à San Diego leur auteur de best-sellers Zerocalcare encore peu connu aux US, mais que nous sommes très heureux d’accueillir dans le catalogue d’Europe Comics. Son livre Tentacles at my throat (Un Polpo alla gola en V.O., NDLR) a été sélectionné par ailleurs dans la liste des meilleurs graphic novels de 2018 sur deux sites spécialisés : Hyperallergic et Book Riot website.
Quelle est votre activité à l’année ?
Nous publions entre quinze et vingt titres par mois dont nous faisons la promotion essentiellement aux États-Unis et nous nous rendons à trois ou quatre festivals par an de langue anglaise avec des stands et la participation d’auteurs à des conférences.
En 2018, avant San Diego, nous étions présents au TCAF de Toronto, mais aussi à ALA, la convention des bibliothécaires qui soutiennent fortement le développement de la BD aux US. Ensuite, via nos éditeurs partenaires européens, nous participons aux événements de Varsovie, Lucca, Barcelone,...
Nous avons cédé plus d’une quarantaine de titres aux USA provenant du catalogue Europe Comics, comme La Technique du Périnée de Rupert et Mulot édité par Fantagraphics et que je cherchais à promouvoir depuis six ans. La traduction en anglais sur notre site a clairement permis cette édition américaine.
Quelle équipe pour publier 15 à 20 titres par mois ?
Nous avons pu embaucher de jeunes collaborateurs européens. Europecomics compte maintenant quatre employés à plein temps avec moi-même à mi-temps. Nous sommes basés entre la Belgique et Paris et collaborons avec une équipe de traducteurs et de graphistes.
Que représente San Diego quand New-York semble plus proche de la base européenne ?
Il existe trois catégories importantes dans l’édition de bande dessinée : le mainstream, le graphic novel et les children and family comics. Malgré la présence affirmée des super-héros et des séries télé, San Diego est un des rares salons américains où ces trois genres cohabitent. Nous avons eu de nombreux titres sélectionnés pour les Eisner awards par exemple. Les albums de Blacksad, une des rares séries européennes ayant été primée ici, font partie de notre catalogue.
Comment opérez-vous la promotion des titres vers les particuliers ?
Au-delà de proposer un simple catalogue coopératif, nous fonctionnons comme un éditeur classique en proposant à nos lecteurs résumés, biographies des auteurs, interviews, ainsi qu’une section avec des articles sur les différents marchés européens et l’histoire de la BD européenne, …
Quels sont vos moyens de diffusion ?
Les titres de notre catalogue sont proposés à la vente sur toutes les plateformes via le distributeur Iznéo. Lorsque j’ai commencé à me pencher sur la diffusion numérique il y a une dizaine d’années, Apple censurait certains titres. Je me disais qu’il était anormal de devoir travailler uniquement avec des opérateurs américains qui imposent leur vision de la culture et nous obligent à modifier nos contenus. Il me semblait urgent de dire au public américain que des alternatives existaient.
De la même manière, il fallait contribuer à renforcer les acteurs européens afin de mieux contourner l’hégémonie américaine. Aujourd’hui, tout en étant un libraire en ligne, Iznéo signe des accords de diffusion avec Amazon, Kobo, Google, ComiXology, … mais aussi avec certaines plateformes japonaises, chinoises, … Notre objectif est de lui fournir du matériel pour être présent sur un nombre conséquent de plateformes. En 2017, Valérian en langue anglaise, a contribué à augmenter son chiffre d’affaire significativement.
Les auteurs touchent-ils des droits sur la vente de leurs œuvres en version numérique ?
Bien sûr ! Même si cela ne représente pas forcément des revenus importants. La plupart des auteurs ont bien accueilli notre initiative. Ils comprennent que notre projet peut permettre d’ouvrir leur public et de trouver des partenaires locaux. Des auteurs opposés à l’adaptation numérique de leurs œuvres en français ont donné leur accord pour la version anglaise.
Quels objectifs ?
Nous devrions être en mesure de constituer un catalogue de près de 2000 titres à la fin de l’année 2019. Ce sera bien, mais c’est à relativiser avec les 20 000 titres de comics américains aujourd’hui disponibles sur ComiXology par exemple.
Notre objectif est de continuer à accroître notre communauté de lecteurs anglophones aux US et ailleurs auprès tant du public que des professionnels et pérenniser ce nouveau modèle économique.
En dehors de Media-participations, d’autres poids lourds de la bande dessinée francophone pourraient-ils intégrer Europecomics ?
C’est en discussion...
Quelle sera l’actualité d’Europecomics à Angoulême ?
Nous sommes heureux d’y retrouver et de réunir tous les partenaires du projet autour d’un point discussion en petit comité puis dans un dîner rassemblant les partenaires et tous les éditeurs de langue anglaise pour une soirée sympathique d’échanges entre l’Europe (Royaume-Uni compris) et une vingtaine de professionnels américains et Canadiens anglophones.
Nous organisons également un panel sur le thème : La BD Européenne : quelle(s) réalité(s), jeudi 24 à 14H30 au marché des droits avec des professionnels de France, d’Allemagne, d’Angleterre, d’Italie et des US.
Voir en ligne : Europe Comics
(par Laurent Melikian)
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