Il est des rencontres étranges… Celle avec Sergio Salma en fait partie, pourtant cela aurait pu ne pas être le cas. Les fidèles – et mêmes les moins fidèles – lecteurs d’Actuabd.com savent qu’il est un de nos lecteurs les plus assidus et un commentateur volubile de certains de nos articles. Nous avions calé depuis l’hiver dernier une interview pour notre site. Mais Sergio Salma habite en Allemagne. Quand il vient à Bruxelles, ses déplacements sont faits de voyages éclairs pour voir sa famille, ses éditeurs, ses amis, qu’ils soient professionnels ou non… Au printemps dernier, un rendez-vous est pris. Nous abordons son travail, sa relation avec André Geerts. Peut-être savait-il qu’il était malade, atteint d’un cancer à l’époque ? Il ne nous en a rien dit. nous avions convenu de sortir l’interview pour le premier album d’Animal Lecteur. Mais j’ai pris du retard et nous avons reporté la publication pour le prochain album de Nathalie. Puis survint la terrible nouvelle : le décès d’André Geerts.
Cela a été l’occasion de renouer le fil de l’interview pour évoquer plus avant sa carrière. La voici, en trois parties : son travail sur Nathalie, sur Animal Lecteur mais aussi sa collaboration avec André Geerts sur Mademoiselle Louise et Jojo.
Comment est née votre série Nathalie ?
En plusieurs étapes, comme souvent ! En 1985, j’avais proposé aux éditions du Miroir, un petit éditeur belge, un album mettant en scène une maman débordée. Le projet n’a finalement pas été mené à son terme, mais dans les trente premières pages était apparue une gamine. Des années plus tard, le drôle de magazine Tintin Reporter a ouvert ses pages à plein d’auteurs débutants (Jean-Luc Cornette, Christian Durieux, André Taymans...). J’y ai animé le quotidien de cette même gamine. Le projet éditorial s’est cassé la figure, mais l’envie est restée. J’ai remodelé le tout et présenté le projet aux éditions Casterman. Régine Vandamme qui mettait sur pied une collection pour la jeunesse a accepté mes propositions, Nathalie, mais aussi … Mademoiselle Louise.
Pourquoi avoir voulu en faire une petite fille attirée par les voyages ?
Je suis parti de plusieurs réflexions. J’entendais – enfin, j’entends toujours, d’ailleurs – des gens autour de moi dire les yeux un peu rêveurs : « Oah ! J’irais bien à Bali. Oah ! J’irais bien à Cuba ou en Afrique du Sud ! ». J’ai été ému par ces envies d’ailleurs, d’explorer des pays lointains, souvent plus beaux ou plus grands. J’avais mon idée de départ pour donner une lubie à un personnage. Ce genre d’idée dans la tête d’une gamine de 7 ans, c’est un peu saugrenu, en même temps, les enfants ont toujours la tête pleine d’images, de rêves. Cela passe par leurs jouets, les films qu’ils viennent de voir, les poupées, les figurines, les BD, les fantasmes, les contes de fées, etc. Les enfants vont d’un univers à l’autre. Les « films » que les enfants se font avec ces ingrédients sont touchants. Ils se transforment en aventuriers, en chercheurs d’or, en pirates…Mettre ces idées - à priori - de garçon dans la tête d’une gamine était un petit truc en plus.
Comment expliquez-vous la longévité de la série ?
Elle a commencé à trouver un petit public vers le quatrième album. Les chiffres, bien que n’étant pas mirobolants, ont eu tendance à bien grimper. Le replacement des planches dans des revues et les traductions en différentes langues ont aidé à asseoir sa notoriété. En France, elle a été choisie quatre années de suite pour figurer sur la liste de l’éducation nationale française [1]. La diffusion en bibliothèque a aussi confirmé cet attachement.
Et puis, j’ai toujours assuré une régularité dans la publication des albums. Il faut être présent chaque année avec une nouveauté. L’envie et l’enthousiasme étant toujours présents, l’aventure continue. Je vais bientôt commencer à dessiner le vingtième album qui sortira en septembre 2011. On réédite régulièrement l’ensemble des titres. On a dépassé le demi-million d’exemplaires vendus sur l’ensemble des albums en langue française en 18 ans ! Ce n’est pas pharaonique, mais c’est largement bénéficiaire pour l’éditeur et pour moi-même. Aujourd’hui, on tourne à 25.000 exemplaires par an, réassort compris. Nous sommes heureux de poursuivre cette série qui fêtera ses 20 ans en 2012. … Enfin, sauf si les prédictions de nos amis mayas se vérifient, ce qui serait embêtant car l’on vient de signer un contrat d’édition pour les marchés indonésien et chinois, la série devrait se poursuivre. J’espère que les Mayas ne vont pas me casser mon coup !
Quel est votre lectorat ?
Ma première idée était pas de ne pas m’adresser à la jeunesse en particulier. D’où certaines allusions très adultes sur le monde, la politique, le social. Les enfants ont très bien réagi à cet aspect des choses et cela a changé mon approche de ce que je pensais n’être qu’un petit discours un peu sous-jacent. J’ai appris grâce à Nathalie que les enfants ne sont pas plus limités que les adultes. C’est une idiotie de penser qu’il faut leur parler en articulant, en étant schématique ou gnangnan. Au contraire : les enfants adorent être considérés comme des adultes. Ce qu’ils sont d’ailleurs souvent bien plus qu’on ne le pense ! Il y a bien sûr des informations où des références culturelles qu’ils ne possèdent pas encore, mais 90% d’une BD doit reposer sur autre chose. Il suffit d’être simple et naturel.
C’est-à-dire ?
Je ne prends pas de gants lorsque je parle aux enfants ! Je raconte ce qui me fait marrer ou réfléchir. J’ai rencontré beaucoup de gamins de huit ou neuf ans dans les écoles. Lors de nos discussions, j’ai eu la confirmation que le plus simple était de les inclure dans un public généraliste. Je suis absolument contre ces revues et ces collections destinées aux enfants qui contrôlent avec angoisse la moindre bulle, le moindre dessin. Bref, ces revues où les rédacteurs pensent constamment que l’enfant n’est pas à même de comprendre telle ou telle situation, ou pire : que cela risque de les choquer !
C’est justement ça l’éducation. Il faut susciter la réflexion pour enrichir l’enfant. Les plus grands auteurs, des années 1930 à 1970 n’ont jamais fait autre chose ! Il n’y a pas une plus grande BD adulte qu’Astérix chez les Helvètes … Si, Si, relisez-le. On y parle d’orgies, de corruption, etc. Ce récit est éminemment politique et social ! Bien sûr, le succès permettait à René Goscinny et Albert Uderzo d’y aller avec force !
J’aime beaucoup l’idée de revenir mine de rien à ce slogan génial : « de 7 à 77 ans ». J’ai la chance de pouvoir développer plusieurs projets en solo ou avec un autre dessinateur. Tous ces univers différents expriment chacun une partie de ma personnalité. Nous sommes tous multiples . Et beaucoup sont abordés (la guerre, la déglingue du monde, les drames ...) dans Nathalie.
Rien de plus rigolo que la tragédie, ce qui fait mal. On rit du malheur (des autres) c’est bien connu. D’ailleurs on rit aux larmes et on pleure de rire.
La famille est fort présente dans Nathalie. Pourquoi ?
Depuis le début, et même à la genèse de ce personnage, c’est la cellule familiale qui m’intéresse. Je suis parti de Boule & Bill (entre autres choses) que j’ai aimé enfant ! Dans la vraie vie, je voyais peu de familles aussi idéales où la maman est en tablier dans la cuisine, où le papa part travailler et où l’enfant vit des joies simples et sans heurts en compagnie d’un chien dont le seul but est de trouver, chaparder ou planquer un os.
J’ai donc eu envie d’une famille déstabilisée, où l’on rencontre des contrariétés et dont le personnage central est une gamine, une enfant pleine de rêves démesurés qui fera tout justement pour ne pas devenir comme ses parents. Le petit frère est apparu directement et s’est imposé en souffre-douleur. Je ne sais pas comment le justifier, ça me fait marrer, c’est tout. Puis au tome 3, le tonton est arrivé. Il s’est incrusté littéralement dans la famille et dans mes scénarios. Il s’est rendu indispensable. Au tome 14 les parents ont divorcé.
Comme tous les auteurs, je pense à des choses, des événements, des faits que je mets en scène. Watterson, Quino ou Schulz pour ne citer les que les plus grands, ont joué de ce format avec une immense contrainte : utiliser quatre ou cinq personnages, quelques décors et faire en sorte que la mécanique fonctionne. Le gag est réussi quand on peut le lire hors de tous les autres gags, quand il a sa propre vie, sa propre substance. Schulz et Watterson sont pour moi de véritables philosophes sociaux. Ils ont – et c’est curieux – un ou plusieurs enfants comme personnages principaux. Sans doute ce subterfuge permet de confronter une candeur originelle face au monde des adultes. Et le monde entier s’y retrouve.
(par Nicolas Anspach)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Lire la seconde partie de cette interview
Lire les chroniques de :
Animal Lecteur T1
Bagdad K.O
Mademoiselle Louise T4 et T3
Lire une interview d’André Geerts où il parle de sa collaboration avec Sergio Salma : "Jojo est une BD qui parle doucement" (Mai 2008)
Commander le T19 de Nathalie chez Amazon ou à la FNAC
Commander le T1 de Animal Lecteur chez Amazon ou à la FNAC
Commander le T18 de Jojo chez Amazon ou à la FNAC
Photo (c) Nicolas Anspach
Illustrations : (c) Salma, Casterman.
[1] Un organe central, (la SED), décide d’une liste de BD (ou de livres) qui seront fournis à toutes les bibliothèques à travers le pays, l’année suivant la décision. Cette liste est une rentrée d’argent assurée pour l’éditeur avec des gros tirages commandés et fournis. Et un plus pour l’auteur, tant au niveau financier que pour la notoriété de ses livres. L’objectif commercial pour l’éditeur est atteint : donner envie d’acheter le livre (ou sa suite) dans un magasin si la lecture en bibliothèque lui a plu.
Participez à la discussion