Votre maison d’édition existe depuis plus de vingt ans. Les lecteurs ont surtout appris à vous connaître grâce à vos tirages de luxe…
Oui, BD Must est née en 1992, et nous avons commencé avec ce type de tirage, tout simplement pour répondre à la demande des lecteurs. Peu de maisons s’intéressaient à ce type de production et, le succès aidant, nous avons continué à développer ce créneau, tout en ne nous focalisant sur les titres qui nous plaisaient.
Cela signifie-t-il que vous restez attentifs à tout ce qui va sortir ?
Oui, nous avons fonctionné ainsi au début de notre histoire, souvent avec des auteurs peu connus à l’époque comme Philippe Francq, avec qui nous avons réalisé les deux premiers tirages de tête Largo Winch sous le nom de BD Images [1]. Puis à terme, vu la notoriété que nous avons acquise, nous continuons à prospecter bien que pas mal d’auteurs reviennent vers nous, ou amènent leurs collègues pour réaliser leurs tirages de luxe… ce que nous faisons en fonction de l’affinité développée.
Pas mal de maisons d’édition se sont spécialisées sur ce marché. Comment marquez-vous votre différence ?
Sans sembler présomptueux, nous voulons nous différencier par la qualité : les tirages très réduits (rarement plus de 300 exemplaires) sont toujours rehaussés par une valeur ajoutée spécifique (couverture originale, ex-libris dessiné pour nous, le cahier graphique, etc.) Nous voulons réellement présenter les planches au plus près du travail de l’auteur. Nous voulons également dépasser le rendu de l’album classique pour mieux entrevoir sa conception : 90% de nos albums sont en noir et blanc pour s’approcher de leur réalisation, quitte à utiliser les scans avec les coups de crayon ou certains traits de construction. Par exemple, sur Le Grand Siècle, le rendu est vraiment différent de l’album standard, avec son intérêt propre.
Si chaque album apporte alors la dimension spécifique de sa construction, cela ne permet pas nécessairement de comprendre ce qui a traversé l’esprit de l’auteur à ce moment précis ?
Pour presque chaque tirage de tête, nous organisons une soirée spéciale de lancement où l’auteur et les lecteurs peuvent se rencontrer dans un cadre plus propice qu’au cœur d’un festival. Dans un aspect volontairement limité, nous demandons à l’auteur de réaliser des dédicaces en prenant son temps, pour orner de la plus belle des façons ce bel objet qu’il a contribué à fabriquer. Bien entendu, nous limitons ainsi nos ventes, mais cela demeure dans l’échange et la qualité du dessin réalisé. Et les auteurs apprécient cet aspect qualitatif et convivial. Nous organisons cela dans une salle, ce qui permet de pouvoir exposer les planches et les originaux de certains dessins, dont ceux réalisés pour nous. Ce cadre est propice aux échanges entre lecteurs et auteurs, et c’est aussi parfois l’occasion d’acheter une pièce unique pour l’amateur qui le désire.
On comprend que vous êtes rodés à cet exercice, mais comme on a pu récemment le voir, une autre branche a poussé sur le tronc de BD Must : le fait de publier des albums du domaine étranger…
Le credo de BD Must est de publier ce que nous aimons, tout simplement. C’est-à-dire la bande dessinée qui fait plaisir, sans négliger la qualité. Comme celle qu’on pouvait lire dans les journaux de Tintin et de Spirou pendant les années 1980.
C’est étrange comme évocation, car la fin des années 1980 est perçue comme une période de crise dans le milieu, avec une surproduction et une perte de qualité !
Cette période charnière comportait un vrai apport créatif (et je me concentre plus sur le début des années 1980 que la fin de cette décennie). Mais c’était également le cas pour des séries plus anciennes qui, selon nous n’ont pas eu la reconnaissance qu’elles méritaient, et c’est pour cela que nous avons voulu faire découvrir ou redécouvrir des grands pans de la BD franco-belge, comme Barelli, Cori et Le Chevalier Blanc. Nous avons voulu les remettre au goût du jour, tout en maintenant notre qualité de réalisation.
D’où l’idée de republier l’intégralité de ces séries (voir notre article à ce propos)… Cela ne permet pas toujours à l’amateur d’acquérir juste le tome qui lui manque !
Nous voulons effectivement proposer la globalité de la série, mais nous retravaillons aussi les couleurs, parfois en les recolorisant complètement lorsque les originaux étaient seulement en noir et blanc. Nous voulons apporter un plus à ces séries. En recherchant par exemple les mini-récits et autres éléments rares, et en réalisant parfois ce travail de restauration pour la totalité de l’œuvre. Nous voulons donner l’assurance au lecteur qu’il aura alors l’intégralité de la série, avec tout ce qu’il pourrait rechercher, y compris des dossiers spéciaux réalisés par des grands spécialistes de la bande dessinée, comme Gilles Ratier.
En somme, vous vous engouffrez dans le trou laissé par Le Lombard et sa collection faussement nommée Vedette.
Tout-à-fait, la prochaine série sera Jari, que nous publions en novembre 2014 et que nous voulons, non pas vulgariser, mais remettre au goût du jour. Dans le même temps, nous avons travaillé avec des auteurs plus modernes, mais provenant d’autres contrées, afin de proposer leurs œuvres au lectorat francophone.
Vous ne trouvez pas qu’il y a déjà suffisamment d’albums qui sortent chaque année pour que le lecteur francophone puisse y trouver son compte ?
Curieusement non. Lors de nombreux festivals auxquels nous participons pour présenter nos tirages de tête, nous avons pu rencontrer des auteurs tout aussi méritants, dont le style graphique s’apparente souvent à la ligne claire, dotés de bons scénarios, mais qui ne trouvaient pas de relais francophones. Comme vous, nous nous sommes tout d’abord demandés l’intérêt de proposer de nouveaux albums dans un marché déjà bien chargé, mais nous avons finalement jaugé le risque, en admettant que la qualité en valait la peine. C’est ainsi que nous avons (re-)lancé Franka et bien d’autres, mais uniquement des titres qui nous plaisent.
En tirant à mille exemplaires, vous limitez votre portée par rapport aux plus grosses maisons ?
Oui, mais nous restons fidèles à notre histoire. Nous ne publions pas uniquement mille exemplaires d’un simple album, nous veillons à la qualité d’impression, et nous incluons également un cahier complémentaire reprenant suppléments, carnets de croquis, courts récits et autres, dans la ligne des tirages de tête. D’ailleurs, pas mal de nos albums sont ainsi numérotés, signés et accompagnés d’un ex-libris. Cette valeur ajoutée correspond tout-à-fait à notre ligne éditoriale : une histoire qui plaira à tout le monde, tout en proposant au lecteur des compléments qu’il ne trouvera pas ailleurs.
Pourquoi marquer ce tournant, c’est un sursaut ?
Nous étions et sommes très contents du travail réalisé sur les tirages de têtes, mais cette nouvelle branche est avant tout issue de notre envie de retrouver ce plaisir de lecture avec ses suppléments. Et nous sommes soutenus par le retour du public, en répondant finalement à une demande latente pour les séries historiques, et les rencontres avec les auteurs étrangers pour les séries plus modernes, même s’il s’agit souvent déjà de succès avérés dans leur propre pays.
Reste le problème de la diffusion : on n’atteint pas le lecteur amateur des tirages de tête comme celui qui pourrait être intéressé par ces œuvres étrangères ?
Nous sommes heureux de profiter avant tout de la confiance de nos clients réguliers de nos tirages de têtes, qui connaissent notre savoir-faire et ce qui nous plaît. En plus de cette clientèle installée qui regarde avec intérêt toutes nos publications, nous collaborons avec un réseau de libraires sur la Belgique et la France. Bien entendu, nous ne sommes pas encore représentés partout, et nous travaillons donc à cette extension en acceptant d’entamer un nouveau partenariat dès le premier album. Parallèlement à ces deux premiers vecteurs, nous misons beaucoup sur notre site Internet ouvert depuis le mois de juillet, qui permet de présenter nos albums et de recevoir les commandes en direct.
Comment voyez-vous le futur ?
Des tirages de tête qui continuent, des intégrales de renom comme Jari qui décollent, et les séries étrangères qui ont déjà trouvé leur public comme Franka ou Betty & Dodge. Nous misons aussi beaucoup sur Apostat dont certains ont déjà pu découvrir la formidable évocation historique.
Mais vous visez aussi les marchés étrangers ?
Oui, car nous publions aussi en néerlandais et en allemand, où certaines séries-phares (Cori, Barelli) sont très demandées. Nous envisageons aussi de publier prochainement en anglais. Ces ventes à l’étranger ne passent que par correspondance actuellement ; on verra ensuite comment tout cela va prendre. Nous voulons avant tout publier ce qui nous plaît, afin de proposer un agréable moment de délassement au lecteur. Et donc, nous croyons dans chacun de nos albums !
(par Charles-Louis Detournay)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Nos autres articles concernant BD Must :
la présentation de la série Rhonda et l’interview de son auteur VanO
la rentrée BD Must (sept 2014)
Enfin une intégrale respectueuse du Chevalier Blanc de L. & F. Funcken
Visiter le site de BD Must
Photo en médaillon : CL Detournay
[1] Il s’agit des TT des tomes 3 et 4, O.P.A. et Business Blues
Participez à la discussion