Pourriez-vous nous raconter votre parcours ?
J’ai commencé à dessiner au lycée ce qui m’a naturellement amené à faire l’école des Beaux-arts d’Alger, option design graphique. Attiré par la facilité et le confort d’un salaire fixe et conséquent, je me suis égaré dix ans dans la publicité, un monde dans lequel je n’étais pas moi. Mais je n’ai jamais cessé de dessiner, de créer des personnages ou d’écrire des scénarios, sauf que je rangeais ça soigneusement dans mes casiers.
En 2012, le déclic : je crée mon premier blog de caricatures, Yahia Boulahia, un personnage engagé et controversé pour contrer par l’humour la montée islamiste en Tunisie. En 2013 j’ai fait ma première mini-BD sur ce même blog. Puis en 2014, j’ai lancé un second blog d’humour universel plus doux mais subtil, « ta7richa », fait d’illustrations d’objets du quotidien qui mélangent à la fois l’humour et la poésie. À partir de cette date j’arrête la pub pour définitivement me consacrer à une carrière artistique. J’ai rejoint alors le collectif de bédéistes tunisiens « lab619 », puis j’ai enchainé plusieurs expos collectives et personnelles, avant de me plonger dans la réalisation de 100% Bled.
Quelles sont vos références en terme d’humour ?
Jeune, j’ai commencé avec mes compatriotes algériens le grand bédéiste Aïder Mahfoud et le talentueux caricaturiste Ali Dilem. Puis j’ai consommé beaucoup de BD franco-belges, avec les grands classiques comme Peyo, Roba, Franquin… et plus particulièrement Uderzo.
À la même période, mon père me ramenait d’Espagne le supplément BD du quotidien « El Pais », qui publiait les anciennes BD espagnoles. Bien que ne parlant pas l’espagnol, je comprenais par le dessin les gags visuels. Donc j’ai beaucoup dessiné du Alfonso Azpiri, d’ailleurs pour ma première esquisse de BD étant jeune je n’ai fait que copier les décors de El bosque de lump d’Azpiri. J’ai aussi été marqué par Mordillo qui reste pour moi l’un des meilleurs au monde, ça c’est pour la BD. Pour finir, je pense que ma période publicitaire m’a beaucoup appris dans la structure de l’image elle même.
Pour l’humour, il faut savoir qu’au Maghreb, l’auto-dérision est une sorte d’immunité que l’on acquiert dés la naissance. Celui qui m’a transmis cet humour, c’est mon père qui, à lui seul est un One Man Show ! Il y a aussi l’humoriste algérien Fellag, mais aussi et toujours Dilem, les Robins des Bois de Canal+, les dessins animés satiriques américains du genre Les Simpsons et South Park… Et pour finir, je citerai Brassens pour sa finesse dans l’humour…
D’où vous est venue l’idée de “100% Bled”
L’idée de cette BD que je préfère appeler « Comment rendre le monde meilleur en se débarrassant des Arabes » et non « 100% bled », je l’ai eue à Cannes en 2015 pendant le Festival de publicité. En arrivant à Cannes, boom ! : le choc des civilisations ! Je me retrouve d’un coup dans un monde nickel, propre, beau, organisé, esthétique, parfait même si je sais que Cannes n’est qu’une vitrine. J’étais vraiment triste de constater le fossé qui sépare nos deux civilisations (civilisation, c’est trop dire pour nous). C’est là que je me suis dis : « - Mais franchement, comme ils seraient bien sans nous, les Arabes. Nous on est juste bons pour foutre la merde... », et c’est comme ça qu’est né le titre !
Il est facile de se faire publier en Tunisie, dans le Maghreb, quand on est auteur de BD ?
Je commence par la Tunisie : pour être franc, pour ma première BD je n’ai eu aucun mal, j’ai contacté deux éditeurs. Le premier ne m’a pas encore répondu, soit il est mort, soit il a jugé que ce n’était pas très important de répondre à ses mails. Le deuxième m’a tout de suite dis oui.
Pour l’Algérie, il y a une maison d’édition qui est spécialisée dans la BD et qui publie pas mal de bédéistes algériens, donc je présume que ce n’est pas très compliqué. Pour le Maroc je n’ai aucune idée
Vous pratiquez l’humour au second degré. C’est une seconde nature pour vous ?
Non, c’est une première.
Y-a-t-il un humour arabe, comme on parle d’humour juif ?
Déjà pour bien clarifier les choses : JE NE SUIS PAS ARABE, je suis MAGHRÉBIN, et puis mettre arabe et juif dans la même phrase, tu veux me faire des problèmes ou quoi ? Je déconne !!! (rires).
Chaque société a son humour, ce qui est tout à fait naturel, sauf pour les Allemands (rires). Nous les Maghrébins, on a beaucoup d’auto-dérision et je pense que c’est dans nos gênes. Franchement quand t’as un président mourant qui se prépare pour son 5e mandat, si c’est pas de l’humour, ça ! En Tunisie, quand l’État crée une police de l’environnement, elle roule en 4x4... C’est pas de l’humour, ça ?
Vous n’éviter pas certains sujets grinçants comme l’arabité, la religion, la sexualité... Ce sont des sujets que l’on peut aborder avec humour chez vous ? Comment la société prend-elle ce genre d’humour ?
Justement, j’ai fait cette BD dans le but de parler des sujets qu’on évite. Je dirais que tout dépend de la personne avec qui on rigole, mais c’est vrai que la religion reste un sujet très sensible, sauf si c’est une autre religion que la nôtre (rires).
Il y a peu de politique cependant dans vos dessins. C’est dangereux ?
il n’y a pas de politique ou vraiment peu, tout simplement parce que ce n’est pas le but de cette BD. Je voulais traiter uniquement des sujets sociétaux ; pas plus. Mais ce peut être le sujet d’une prochaine BD, la matière ne manque pas au Maghreb !
Einstein disait : « Il est plus facile de briser un atome que de détruire un préjugé. » Vous vous attaquez aux clichés sur les Arabes. C’est important de s’en prendre aux clichés ?
Oui, mais quand Einstein a dit ça, il parlait des Occidentaux. Nous, les Arabes, il faut qu’on le découvre d’abord, cet atome, pour pouvoir le briser. Je n’appellerais pas cela des clichés, je dirais que ce sont des vérités. Ce serait trop prétentieux pour ma part de vouloir les changer avec une BD, mais au moins j’en parle, j’ouvre le débat, je fais prendre conscience et c’est déjà un bon début !
Pensez-vous que l’Occident a un problème avec les Arabes ?
Comme je l’explique dans le « mode d’emploi », je ne parle pas des Arabes, mais des Maghrébins.
Donc, est-ce que l’Occident a un problème avec les Maghrébins ? Je ne pense pas, pas spécialement avec les Maghrébins. L’Occident profite des faiblesses des autres sociétés ou cultures qui sont moins évoluées que lui, ce qui est logique dans un monde capitaliste.
Et les Arabes ?
Les Arabes !!! Ils vivent au Moyen Orient, je n’ai jamais mis les pieds là bas.
Vous avez l’espoir de changer les choses ?
Au moins de contribuer à les faire évoluer, oui.
Propos recueillis par Didier Pasamonik
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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