Avant de démarrer un scénario, avez-vous déjà en tête les décors, les architectures, les engins que vous souhaitez dessiner ?
Cela dépend. Je vais prendre un exemple. Quand j’ai fait « La Proie et l’ombre » avec le grand château en Allemagne, et bien ça m’est venu simplement à partir d’un document sur le château. Je l’ai fait tomber par terre puis je l’ai ramassé. Vous savez quand on se baisse très vite comme ça et qu’on se relève, on a la tête qui tourne. J’ai alors vu deux châteaux, l’un à côté de l’autre. Il était dédoublé ce qui m’a donné l’idée d’un château double. Le scénario de « L’Orgue du diable » a croupi dans mes tiroirs pendant longtemps avant que je ne le fasse. Il m’a fallu du temps avant de trouver un décor. Un jour, j’ai acheté un décor de tout un grand ensemble sidérurgique, immense ! Et puis je me suis dis, tiens, ce serait bien un complexe sidérurgique. La sidérurgie va justement très mal, c’est un secteur à l’abandon. Et c’est comme cela que j’ai conçu le décor de l’album « Le Septième Code ». Vous savez, j’ai quand même réalisé vingt-six albums de Yoko, bientôt vingt-sept ! Trouver des nouveaux sujets, ce n’est pas toujours évident…
En ce qui concerne les engins, les avions, les aéronefs que vous dessinez, préparez-vous à l’avance une sorte de catalogue de croquis dans lesquels vous puisez en fonction des histoires ?
Non, je ne fais pas de trucs à l’avance ! Je n’écris pas à l’avance. Ma femme me dit souvent « Il t’arriverait quelque chose, on ne saurait pas comment continuer ». Je travaille un à deux ans sur un sujet, je laisse travailler mon imagination. Dans le prochain album, Yoko doit partir dans l’espace pour rendre visite à Curiosity. Vous aurez compris : elle est donc sur la planète Mars. Elle ne va pas être très contente. Mars lui semble une planète rouillée qu’elle n’a plus envie de revoir. Il me fallait un engin vinéen et je l’avais déjà puisque j’en ai déjà utilisé un dans le troisième album « La Forge de Vulcain ». Je l’ai donc repris mais en réadaptant l’intérieur en fonction de ce que je voulais. Ici ils emmènent avec eux une arachnéenne, un genre de LEM (Lunar Excursion Module).
Je crée donc l’engin qui correspond à l’histoire au moment même où j’en ai besoin. Il m’arrive parfois de faire des croquis sur une idée de ce que je veux mais je ne fais pas des œuvres entières. Dans le dernier album de Yoko, le cottage de Yoko (là où elle range son avion le « Tsar »), eh bien j’ai la maquette devant les yeux… ici ! C’est une maquette qui est au cinquantième avec les toits qui s’enlèvent, comme dans une maison de poupée. J’ai toutes les chambres, j’ai même les lits des filles... Je me suis amusé à redessiner complètement la maquette. On la retrouve d’ailleurs en photo dans l’édition grand format de l’album. J’ai eu besoin de faire ça pour m’aider dans les prises de vues. Je vois comment je peux placer mon objectif pour prendre mes photos.
Il y aurait-il aujourd’hui un album où vous vous dites « J’aurais peut-être dû faire autrement » ?
Oui, il y en a un ! Il y en a un où j’ai fait une grosse erreur : c’est « La Porte des âmes », l’album où on n’y comprend rien. C’est de ma faute :j’ai parlé d’âme alors que je voulais parler de mémoire. On a cru évidemment que, comme je parlais d’âme, j’étais dans un genre de mysticisme. Et puis j’y ai mis un personnage de trop : le personnage d’Ethéra qui est une sorte de robot. Il aurait suffi de mettre simplement la gamine qui vient à la recherche de ses origines sur la planète et qui trouve un prédateur à la recherche d’un être vivant pour s’y réintégrer. Aujourd’hui, il suffirait juste que je change les textes sans redessiner l’histoire ! Mais je ne le ferai pas. Les couleurs sont superbes, c’était le premier album numérisé, les personnages sont très beaux, je les ai bien soignés. Au niveau du dessin, je ne regrette rien du tout, c’est un bel album. Mais mon dieu, que cet album est compliqué ! Attention, il y en a qui aiment bien…, il y en a !
C’est l’album « Le Septième Code » qui a permis de faire la connaissance de ce nouveau personnage qu’est Emilia et que l’on retrouve dans les trois derniers tomes.
Emilia apporte un véritable renouveau à la série. Elle était destinée à faire une histoire qui se passait dans les années 1930. C’est une petite héroïne de quatorze ans. Quatorze ans, parce que c’est l’âge ou j’ai tenu pour la première fois le manche à balai d’un avion. C’est un rêve ça, quand on est encore un enfant. Je n’ai jamais continué parce que j’aurais dû, à ce moment là, apprendre toutes sortes de trucs mathématiques. J’étais pas très fort, ça m’embêtait. Je me suis donc limité à la petite aviation. Quand j’ai voulu créer cette petite héroïne, j’ai pensé à ma jeunesse. J’ai pensé à ça pour créer Emilia. J’avais beaucoup dessiné Yoko et j’avais un petit un coup de blues. J’avais l’impression qu’avec Yoko, j’avais tout dit. Je n’avais pas de scénario sous la main, ce n’était pas évident. Je me suis dit « Et si je changeais ! Si je faisais un autre personnage … ». Je me suis dit que si je faisais Emilia, elle pourrait piloter des avions. Mais si je ne fais plus Yoko, mes lecteurs vont me le reprocher. Alors j’ai eu l’idée de les réunir toutes les deux.
Je savais que dans Yoko, il y avait un petit côté monotone. Comme vous dites, elle était trop parfaite, il fallait la secouer. Je l’ai confrontée à Emilia, une petite emmerdeuse. Elle est grossière avec Yoko, mais Yoko comprend qu’elle a à faire à quelqu’un au moment où Emilia lui dit « Ma mère était violoniste virtuose, un soir de concert c’est une corde de son cœur qui a cassé ! ». Et surtout quand Yoko lui demande : « Qu’est-ce que tu fais ? Tu parles en Russe ? ». Et Emilia de lui répondre « Et bien, oui. Je raconte ma journée à ma mère parce que, tu comprends, quand elle est partie, elle a dit : je laisse mon cœur dans le tien et je n’irai jamais plus le rechercher. Mais si je n’endors pas son cœur avant le mien, elle joue du violon dans ma tête toute la nuit, je ne sais pas dormir ».
Voilà Emilia est un personnage d’une autre dimension. Elle est en partie russe mais on ne peux pas dire qu’elle soit trop russe. ( Rires ) Elle est écossaise avant tout ! Elle est rousse et elle a son chien Raspoutine. Dans « La Servante de Lucifer », j’ai donné à Emilia une copine vinéenne. Pourquoi ? Parce qu’Emilia découvrant les Vinéens, il ne fallait pas que Yoko (ou Khâny) lui explique tout. Il lui fallait quelqu’un sur le côté qui lui explique en background pour éviter de casser tous les dialogues d’action entre Yoko et Khâny. Emilia reste facile à dessiner. Mon crayon court tout seul, elle a une frimousse qui est facile à faire. Elle n’est pas la plus jolie, je ne l’ai pas trop sophistiqué. Dans le prochain album, vous la verrez, elle sera moins présente mais toujours avec des répliques que jamais Yoko n’oserait dire. Ce n’est pas un personnage qui remplace Yoko, elle n’a pas la puissance de Yoko. J’ai eu des idées de petits romans pour Emilia avec des petites histoires où elle fait les quatre cents coups avec ses amis. Là, elle prend réellement de la valeur. Quand elle est avec Yoko, elle est dominée. J’ai donc dû faire attention à créer un certain équilibre entre les deux personnages. Voilà ! Disons qu’Emilia, c’est un petit dessert que je me suis offert ! ( Rires)
On sent justement que ce personnage d’Emilia vous inspire.
Oui, elle est très présente. Si je regarde maintenant, ici autour de moi, je vois qu’elle a oublié son kilt sur une chaise, là bas. Elle a ses couvertures écossaises. Même son chien Raspoutine, je l’ai, puisque j’ai un yorkshire chez moi. J’ai donc tout sous la main. Je l’aime bien, Emilia, mais disons que j’ai eu peur (je ne vous le cache pas) d’être trop pris par elle ! Dans l’histoire du deuxième album avec Emilia, je dessinais d’abord Emilia puis Yoko… parce qu’Emilia allait vite. Je me suis ensuite efforcé de faire d’abord Yoko puis Emilia en supplément. Mais vous ne devez pas avoir peur, Emilia ne remplacera pas Yoko !
Pensez-vous faire un spin-off sur Emilia, voire même créer sa propre série ?
Non. Mais j’ai une très bonne histoire avec Emilia toute seule. Je vais vous expliquer une chose : j’ai quatre-vingt piges. Je suis à un âge où tout peut arriver. Un album, c’est deux ans de travail. Le problème c’est qu’à un moment donné ça va s’arrêter. Vous savez, ça va vite ! Pour une histoire, je fais d’abord tout mon crayonné. J’ai un crayonné qui est fini, la couverture aussi. Donc s’il m’arrive quelque chose, il peut paraître au crayon ou on peut demander à quelqu’un de le repasser à l’encre (j’ai un dessin assez précis). Pourquoi ne pas faire alors des histoires plus courtes, comme je l’ai fait dans le quatrième album de Yoko « Aventures électroniques » ? Le lecteur n’aime pas trop ça, les histoires courtes. Alors, je me suis dit « Si je faisais des histoires plus courtes mais qui s’enchaînent les unes aux autres ». Ça devient plus simple. En utilisant la machine à remonter le temps, Emilia peut vivre des aventures seules de son côté à une autre époque sans Yoko. Dans un premier épisode, Emilia comprend que son grand-père veut venir la retrouver mais c’est elle qui va partir. Quand Yoko l’apprend, elle va vouloir évidemment récupérer Emilia. Elle va se fâcher avec elle et dans un deuxième épisode, Yoko va faire quelque chose toute seule pour Emilia. Et finalement, dans un troisième épisode, elles font quelque chose ensemble. Ça c’est faisable aussi.
Qu’en est-t-il des aventures sentimentales de Yoko ?
Les lecteurs de Yoko vieillissent en gardant Yoko dans leur cœur. Et ils voudraient bien que Yoko vieillisse avec eux. Lorsqu’ils sont la nuit au lit plutôt que d’avoir l’oreiller ou bien leur femme qu’ils ont depuis trop longtemps à côté d’eux, ils voudraient bien avoir les cheveux de Yoko pour y mettre le nez dedans ! Et bien non, ils ne l’ont pas ! Il y en a qui sont amoureux de Yoko et j’essaie toujours de leur laisser une chance. Elle a son petit ami Vic, mais je ne leur donne jamais des côtés trop sentimentaux. Sinon c’est l’escalade… François Walthéry peut se permettre certaines audaces graphiques avec Natacha, car elle est plus comic style que Yoko. Cela passe avec Natacha mais je doute qu’avec Yoko…
Vous parlez de François Walthéry, c’est vrai que vous avez commencé quasiment ensemble avec un personnage féminin.
Dupuis a toujours essayé de nous mettre en concurrence. Ceci pour augmenter la production, si vous voulez. Rêve infantile d’éditeur, car on ne s’est jamais fait concurrence : Yoko et Natacha s’entendent bien et restent chacune dans leurs domaines.
Certains jeunes lecteurs qui découvrent Yoko aujourd’hui peuvent s’étonner que le personnage change d’aspect au fil des albums. Surtout dans les premiers !
Oui ! Pour le premier album, j’ai travaillé une Yoko plus caricaturale. Il y a un lecteur qui m’a écrit un jour pour le premier album « J’aime bien vos histoires mais c’est dommage que l’héroïne soit moche ». C’est vrai, je ne savais pas très bien comment la faire en caricature. J’en ai fait un petit singe jaune (comme on dit vulgairement). J’ai arrêté la transformation de Yoko dans « La Proie et l’ombre »… à peu près. Maintenant, quand je dessine Yoko, toutes les quatre ou cinq pages j’essaie de m’arranger pour avoir une image de Yoko (une tête de Yoko) qui est vraiment réussie ! Dans « La Proie et l’ombre », je l’ai reprise avec un agrandisseur et je l’ai recalquée pour garder le gabarit afin d’éviter (selon mon humeur) de trop modifier mon personnage.
Elle n’est plus la même maintenant : je change les yeux, je change le regard, les cheveux bougent un peu ! Mais j’ai gardé les mêmes proportions, le même gabarit. On évolue, on suit son humeur. Vous vous levez le matin de bonne humeur, vous allez faire un type de dessin mais si vous n’êtes pas de bonne humeur, ça n’ira pas. Moi, je ne sais pas pourquoi, entre quatre et cinq heures de l’après-midi, le crayon court tout seul, comme ça. Le matin aussi, je sais faire. Mais il y a des moments juste après le dîner, où il me faut le temps avant que ça se remette en marche. Dans la façon de faire les plis des vêtements aussi. Je me suis rendu compte que Yoko était un personnage qu’on voudrait rencontrer dans la rue. Je ne pouvais pas alors garder la caricature. Et puis, je me sens plus à l’aise dans le style que j’emploie maintenant.
Je ne suis qu’une main qui trace. Mais pour durer dans la bande dessinée, il vous faut trouver le personnage ! Il y en a qui ont du talent (beaucoup plus de talent que moi) et puis subitement, ça ne marche pas, parce qu’ils n’ont pas un personnage. Ce qu’il y a avec Yoko, la force de Yoko, c’est que, si on copie ce personnage, on le voit tout de suite, comme Tintin !, elle est typée, quoi ! Elle a son univers bien à elle ! Je me suis toujours efforcé avec Yoko, qu’elle soit universelle ! C’est à dire que je puisse la mettre dans toutes les situations. Que ce soit un récit policier, fantastique, romantique, ça marche !
Je prends le cas de François avec Natacha : il reste malgré tout toujours dans l’aviation. Buck Danny c’est pareil : il sera toujours dans les avions, il ne va pas aller faire de la voile. Ce n’est pas facile pour eux de changer chaque fois de scénario. D’autant plus que Buck Danny, il a des problèmes s’il n’y a pas une guerre quelque part ou des avions de chasses partout. Vous remarquerez quelque chose dans Yoko : vous ne verrez jamais d’avions de guerre ! Ce que j’aime bien, c’est créer des avions qui n’existent pas et de faire croire qu’ils existent ! Un petit peu comme le « Tsar » ou le « Colibri ». Et je préfère l’aviation civile, j’en ai vu assez dans ma vie des machines à tuer !
Propos recueillis par Anthony JEGOU
Interview réalisée par Anthony JEGOU / J-Sébastien CHABANNES
(par Jean-Sébastien CHABANNES)
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