Qu’est-ce qui fait la « fortune critique » d’un auteur ? Le plus souvent, il faut bien en convenir, la facilité. Longtemps, la fortune critique de Tintin et de l’œuvre d’Hergé était due au fait que c’était la seule BD connue de tous. Si l’on voulait soutenir une thèse sur la bande dessinée dans les domaines, par exemple, de la sémiologie ou de la sociologie (deux champs qui ont longtemps tenu le haut du pavé), il valait mieux -surtout dans les milieux universitaires- ne s’intéresser qu’à Tintin car c’était le seul héros connu des examinateurs.
Même effet en librairie : un ouvrage sur Tintin recueille jusqu’à aujourd’hui (on vous en reparlera dans quelques jours) le minimum requis de fidèles collectionneurs qui permet que la publication d’un livre atteigne son seuil de rentabilité. Une étude sur Macherot, sur Vaughn Bodé, sur JC Menu ou sur Mandryka, au hasard, aurait moins de chances d’atteindre rapidement ce que les éditeurs appellent « le point mort ». D’où un corpus pour Hergé de plusieurs centaines de publications de référence, bien loin devant les Uderzo, Goscinny, Franquin, Peyo, Morris, Jacobs ou Moebius dont les noms ont durablement marqué l’histoire du 9e art.
L’intérêt ravivé pour Goscinny a été initié depuis les années 2000 par des passionnés comme l’éditeur de La Déviation, Michel Lebailly. Aujourd’hui, il doit beaucoup à l’activisme d’Anne Goscinny, la fille du scénariste, et de l’Institut René Goscinny, fondé en 2015, qui en détient les archives.
Car tout travail d’histoire s’appuie d’abord sur des documents, puis sur une analyse du contexte, enfin sur la thèse du chercheur. Le reproche que j’ai longtemps fait aux premiers « historiens » de la bande dessinée était -réflexe de collectionneur- de ne s’intéresser à l’objet bande dessinée qu’avec une nostalgie par trop exagérée, ce qui a fait que les premières études sur la bande dessinée des années 1960 ne s’intéressaient qu’aux publications d’avant-guerre, soit au travers du prisme d’une discipline étriquée et quelquefois mal digérée, comme la sémiologie par exemple.
Heureusement, quelques personnalités, comme l’historien (et désormais académicien) Pascal Ory, ont fait un travail d’ « histoire culturelle », ont permis de replacer la bande dessinée dans son contexte historique global et de rechercher des archives plus élargies que le simple corpus de l’auteur.
Désormais, on ne peut plus évoquer Caran d’Ache sans son antisémitisme militant, ni Hugo Pratt sans ses passés éthiopien et argentin. Il n’est donc pas un hasard que Pascal Ory soit l’auteur de la meilleure biographie de référence sur le scénariste, et de la préface qui introduit Goscinny à New York. Avec toujours la même intelligence : il souligne ainsi l’ironie de l’apport de Goscinny à la bande dessinée française, celle d’administrer une « leçon américaine » à la jeune génération issue de l’hebdomadaire Pilote, non sans remarquer que c’est par un certain anti-américanisme que cette nouvelle vague s’émancipera de la « tutelle du père »…
Goscinny l’Américain
Clément Lemoine a retenu la leçon de Pascal Ory et ce sont sur les documents que s’appuie son ouvrage. Quoi donc qui soit inédit ? Eh bien, jusqu’à présent on s’était penché sur le judaïsme de René Goscinny, mais que savait-on exactement des sept années qu’il avait passées à New-York, où il rencontra Jijé et Morris dont il devint le scénariste, mais aussi la bande à Harvey Kurtzman, les créateurs de Mad Magazine qui influencèrent directement l’équipe du Journal de Pilote dans les années 1970 ? À part les petites anecdotes rebattues d’interview en interview, pas grand-chose.
Clément Lemoine s’est intéressé sur son activité à New York, semaine après semaine, à partir du moment où le 17 octobre 1945, à la suite du décès de son père à la Noël de 1943, sa famille est jetée dans le chaos de l’existence sans savoir ce que l’avenir leur réserverait. Il s’appuie sur les nombreux allers-retours que Goscinny fait entre la France et l’Amérique et qui laissent de très précieux renseignements dans les fichiers -jusqu’ici inexplorés- de l’immigration américaine. Il suffisait d’y penser : ces documents sont désormais en ligne.
On y suit pas à pas sa tentative de publier des dessins dans le New Yorker, son intégration dans le studio de Charles William Harvey où il rencontre Harvey Kurtzman, sa rencontre avec Jijé et Morris en 1949, ses premières publications pour enfants aux USA, enfin son arrivée à Paris en 1951 à la World’s Press où il rencontre Jean-Michel Charlier et Albert Uderzo et ses allers-retours en mission pour la World’s dans la Grosse Pomme, où il réside 18 mois sur les 50 qu’il passera à travailler pour l’agence de Georges Troisfontaines.
« …d’Amérique, écrit Clément Lemoine, il ramène l’ironie de Benchley, les héros dérisoires de Thurber, le goût de la chute d’O. Henry, l’absurdité de Tex Avery, la parodie rythmée de Kurtzman… » ouvrant la voie à un humour nouveau. Ajoutons à cela que si l’arrivée de Goscinny au métier de la bande dessinée en Europe passe par la Belgique, c’est parce que ce pays est ouvert, davantage que la France, à la culture américaine dans l’immédiat après-guerre.
« Traduttore, traditore »
Cette célèbre paronomase s’applique au deuxième ouvrage de Clément Lemoine paru ce mois-ci chez le même éditeur. Il part d’un constat : Goscinny jouait avec les langues : « D’un bout à l’autre de sa carrière, fait-il remarquer, il n’a cessé de mettre en scène des différences de langue, de langage, des traductions impossibles, ce que Thierry Bazillon a appelé l’esthétique de l’incompréhension… »
Lemoine a repéré dans l’œuvre de Goscinny 83 de ces « traducteurs, interprètes en titre, interprètes espérés, intermédiaires linguistiques. » On se souvient des nationalités dans la scène du recrutement d’Astérix légionnaire, d’Hubert de la Pâte feuilletée dans Oumpah-Pah, de l’interprète du Grand Duc dans Lucky Luke, de Proscuitto dans Spaghetti à Paris ou de Lazlo Zoltz dans les Dingodossiers…
Et effectivement, chez Goscinny l’humour est toujours teinté d’autodérision. Lui qui avait une grande affection pour les imbéciles heureux, savait très bien que lorsque l’on se trouve en terre étrangère, a fortiori quand on est un immigré, on a la sensation de tomber immanquablement dans cette catégorie. N’écrivait-il pas lui-même en évoquant les nombreuses années où il a vécu hors de France : « J’aime beaucoup les étrangers : j’ai longtemps été étranger moi-même ! » ? Autodérision, toujours.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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