Qu’est-ce qui vous a incité à faire ce livre ?
Désolé pour la formule un peu bateau mais les super-héros, surtout ceux de la Marvel, ont bercé mon enfance. J’ai lu mon premier Strange à l’âge de cinq ans, mon père me l’avait acheté sans la moindre idée de ce que c’était - pour lui, c’était juste un illustré à la Mickey pour distraire son gosse et avoir la paix une bonne demi-heure. Pour moi, ce fut un choc. Je ressens encore aujourd’hui les sensations - de l’excitation, de la peur, un émoi inédit... - qui m’ont assaillies à la lecture de ce Strange 84 où j’ai découvert successivement les existences de Captain Marvel, Daredevil, Iron Man et Spider-Man. Strange est devenu ma bible absolue et Spider-Man mon prophète !
A chaque fin de mois, pendant presque 15 ans, j’ai salivé à l’approche de chaque nouveau numéro, ainsi que ceux Special strange, Nova ou Titans et je claquais tout mon argent de poche dans ces parutions. J’ai laissé de côté cet univers après mes 20 ans, sans jamais l’oublier complètement et la sortie du film de Spider-Man, en 2002, m’a rappelé à mes vieux démons... A l’occasion d’un papier sur le film pour le magazine de cinéma Studio, j’ai été rencontrer Stan Lee, le co-créateur du personnage, dans ses bureaux à Los Angeles. Non mais vous imaginez ? Stan Lee, c’était un mythe vivant pour tous les mômes qui lisaient Strange ! Je pense que l’idée d’un livre en hommage à cet univers qui a tant compté pour moi a commencé à mûrir à ce moment-là ; un livre qui s’adresserait avant tout aux vieux lecteurs de BD de super-héros qui, comme moi, ne sont pas d’immenses spécialistes de la question mais garderont toujours une "connexion" avec les surhommes en collants. C’est un ouvrage avant tout subjectif et non pas encyclopédique.
Vous racontez l’histoire des comics par le biais des anecdotes. On en apprend de bonnes sur la naissance de Superman et sur la déprime de Stan Lee...
Ce sont des histoires que les puristes connaissent par coeur mais que le grand public ignore totalement. Superman, à l’époque où il fut créé par Siegel et Shuster, en 1933, a mis cinq ans à trouver un éditeur ! Le secteur de la bande dessinée était alors émergent aux Etats-Unis, les super- héros n’existaient pas - il y avait bien Flash Gordon, Tarzan, Dick Tracy, Buck Rogers, The Shadow, Popeye (qui sera aussi une source d’inspiration pour Superman), mais des surhommes en collants venus d’une autre planète, ça non, jamais vu, trop risqué ! Heureusement que certains curieux, dont l’éditeur Vin Sullivan, ont décidé de donner sa chance à ce Superman qui avait l’air justement différent, en le choisissant pour orner la couverture du nouveau magazine Action comics, daté de juin 1938. Quant à notre ami Stan Lee, il l’écrit lui-même dans son autobiographie : avant que son patron Martin Goodman ne lui demande de plancher sur une équipe de super-héros pour concurrencer la Justice League of America de DC, il était à deux doigts de donner sa démission à ses patrons. Lui qui avait toujours rêvé d’être un écrivain à succès se voyait bloqué depuis des années dans la BD, à superviser des histoires un peu idiotes de monstres ou de cowboys. Même dans ce "parent pauvre" de la littérature, il était un second couteau. Il était vraiment au bout du rouleau et, si sa femme Joanie n’avait pas insisté pour qu’il accepte cette ultime mission en forme de baroud d’honneur, nous n’aurions peut être jamais connu les Quatre Fantastiques.
Vous traitez Jean-Paul Sartre de "super-vilain"...
Ben oui mais c’est lui qui a commencé ! Rendons d’abord à César... : c’est à la lecture d’un article de Xavier Fournier dans le magazine spécialisé Comic Box que j’ai découvert cette hallucinante croisade anti-comics, qui était avant tout une croisade "anti-impérialiste", menée par Les Temps modernes, qu’éditait Sartre. L’auteur de La Nausée (qui pour le coup m’en a collé une bonne), a reproduit dans cette revue plusieurs traductions d’articles américains violemment anti-comics dont, en 1955, des extraits du fameux "Seduction of the Innocent" de Fredric Wertham , ce livre-symbole de la chasse aux sorcières qui a visé la bande dessinée aux Etats-Unis, notamment ce que que cet auteur appellait les "crime comics". [1]
Vous vous étendez longuement sur les rapports entre le comics et le cinéma. C’est une histoire qui commence très tôt...
Oui si l’on considère que le tout premier Superman au cinéma remonte à 1948 avec un "serial" (ces fameuses mini-séries produites à l’époque pour le cinéma) en 15 épisodes incarné par Kirk Alyn. Avant même ce Superman-là, il y avait, en 1941, le célèbre dessin animé des studios Fleischer, dont les 17 épisodes furent projetés en salle. Et n’oublions pas, toujours au cinéma, le serial Captain America en 1944. Il y a eu également, en 1966, le film Batman sorti entre les saisons 1 et 2 de la série kitsch, avec les mêmes acteurs. Mais le vrai premier long-métrage de cinéma adaptant dignement un super-héros, c’est bien évidemment le Superman de Richard Donner en 1978. Un chef-d’oeuvre qui a marqué toute une génération de gamins de l’époque dont Sam Raimi et Bryan Singer. L’adaptation au cinéma d’un super-héros a toujours été, pour l’éditeur qui en cédait les droits, une question hautement stratégique en terme de droits dérivés. Dés le tout début des années 40, DC avait créé une filiale chargée d’organiser le merchandising autour de Superman : le feuilleton radio, puis le dessin animé, les serials et la série télé avec Georges Reeves ont été initiés par cette société. Aujourd’hui plus que jamais, avec les progrès des effets spéciaux, les films et surtout les ventes de produits dérivés qu’ils génèrent sont une opportunité de cash sans précédent pour DC ou Marvel. Les revenus issus des deux premiers Spider-Man (salles, DVD, jouets...) ont sauvé les comptes de Marvel du rouge.
On découvre une longue amitié entre Stan Lee et Alain Resnais...
En ce qui me concerne, je l’ai apprise, à ma grande stupéfaction, par la bouche de Stan Lee, lorsque je l’avais interviewé à Los Angeles pour Spider-Man. Resnais, qui a le même âge que Lee, est un grand fan de bandes dessinées depuis longtemps ; certains de ses films en témoignent, comme I Want to Go Home en 1989. Il dit souvent qu’il a appris en partie l’anglais en lisant les comics américains et il a rendu visite à Stan Lee à New York dans les années 60, au moment où la Marvel, avec ses super-héros nouvelle génération tels Spider-Man, Les Quatre Fantastiques ou Daredevil, devenait une firme branchée, chouchoute des campus universitaires et passant pour l’équivalent en BD de la Nouvelle Vague. Stan Lee lui-même, grand cabot devant l’Eternel, commençait à voyager un peu partout dans le monde pour donner des conférences ou des interviews, devenant LE visage de Marvel alors qu’il n’en était pas le dirigeant (seulement le rédacteur en chef). Je ne sais plus très bien dans quelles circonstances précises Resnais a été amené à rencontrer Lee, mais, entre les deux, le courant est passé au point qu’ils deviennent amis, sortent avec leurs femmes respectives à Paris et nourrissent des projets de films ensemble, qui n’aboutirent jamais. On entend tout de même la voix de Stan Lee en tant que narrateur du sketch réalisé par Resnais dans le film L’An 01 [2]. Ils ne se sont pas revus depuis plus de 20 ans. Mon rêve absolu serait de pouvoir organiser des retrouvailles... mais bon, l’un habite Paris, l’autre Los Angeles, ils ont tout de même un certain âge...
Moebius, Gotlib, Coipel... Les Français ne sont pas absents de cette histoire...
Un peu, mon neveu ! Moebius est une star dans les milieux de la BD américaine, une icône à qui Marvel a déroulé le tapis rouge l’an dernier pour dessiner l’adaptation en comic-book d’un célèbre jeu vidéo. Même si monsieur Giraud n’est pas à proprement parler un super fan de super-héros, il a une totale intelligence de cette culture, la respecte et, en 1988, il a collaboré avec Stan Lee sur un magnifique double épisode du Surfer d’argent devenu culte - cité dans le USS Alabama de Tony Scott. Gotlib m’a scotché en me confiant sa passion pour la culture américaine en général et Superman en particulier, à qui Superdupont rendait hommage bien plus qu’il ne le parodiait. Il adore aussi les deux premiers films de Spider-Man. Quant à Olivier Coipel, il est l’une des dernières grandes coqueluches tricolores de la Marvel - qui lui a signé un contrat d’exclusivité en 2005 et confié le dessin de la prestigieuse saga House of M - mais il n’est pas le seul Français à recueillir ces honneurs.
Où va le comics, selon vous ?
Ouh là ! Difficile pour moi de répondre dans la mesure où je ne suis pas avidement toutes les tendances et tous les titres du moment chez les gros éditeurs américains. Je crois comprendre que depuis la nouvelle vague de films de super-héros, le marché du comic-book est relativement sorti de son marasme économique des années 90, les gros éditeurs type Marvel ou DC font à nouveau des bénéfices mais on reste tout de même très loin de l’âge d’or ou de l’âge d’argent [3]. Il est évident que si l’industrie survit aujourd’hui économiquement, c’est grâce aux films et aux retombées en droits dérivés, ainsi qu’à des phénomènes tels la série Heroes qui font de la culture "comics" un phénomène à nouveau très tendance. Combien de temps la mode durera ? Je n’en sais rien... Créativement, malgré des sagas "crossover" brillantes telles Civil War ou Infinite Crisis ou des "reboots" brillants comme le Spider-Man scénarisé entre 2001 et 2007 par Stranczynski, le business souffre toujours de l’absence de nouveaux super-héros iconiques depuis 30 ans, hormis un Spawn peut être. Les éditeurs vivent toujours sur le dos de personnages dont le modèle a été créé avant-guerre par DC (Batman, Superman, Wonder Woman, Green Lantern...), ou dans les années 60 et 70 chez Marvel... Serait il possible aujourd’hui, au 21e siècle, de créer un nouveau Spider-Man ou un nouveau Superman ? Telle est la question.
Propos recueillis pas Didier Pasamonik.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Acheter cet ouvrage en ligne.}
En médaillon : Philippe Guedj chez Stan Lee. Photo : DR
[1] Ce psychiatre américain défendait la thèse d’une corrélation entre la délinquance et la lecture des comics. Il fut convoqué par le Congrès américain en 1954 alors que cette instance s’interrogeait pour légiférer sur cette question. Cette campagne est à l’origine de la création du Comics Code Authority, un organe d’auto-censure organisé par les éditeurs de comic-books. Lire l’article d’Harry Morgan Dix ouvrages classiques sur la bande dessinée à ce sujet.NDLR
[2] Un film de Doillon et Resnais tiré d’une bande dessinée de Gébé publiée en 1970 dans Politique Hebdo puis dans Charlie Mensuel, une BD "interactive" puisqu’elle sollicitait la participation des lecteurs. Actuellement disponible à L’Association. NDLR
[3] Philippe Guedj fait allusion aux deux grandes périodes de l’aventure des comic-books aux Etats-Unis, le Golden Age désignant l’époque des fondateurs (Superman, Batman…) et le Silver Age la renaissance du genre, grâce à Marvel dans les années soixante. NDLR.
Participez à la discussion