Patrick Weber, vous nous parliez déjà de votre adaptation en bande dessinée de la Tapisserie de Bayeux en 2007. Pourquoi est-ce que ce projet vous tenait particulièrement à cœur ?
PW : Lorsque j’ai travaillé sur l’adaptation de mon roman Vikings en BD, je suis retourné à Bayeux pour revoir cette tapisserie. Celle-ci intervenait dans mon roman. Depuis mon enfance, cette tapisserie m’interpelle. Lors de vacances passées en Normandie, mes parents m’avaient emmené voir ce témoignage sur Guillaume le Conquérant. C’était l’excursion culturelle du séjour (Rires). J’en ai gardé un souvenir marqué. Quelques années plus tard, je suis retourné là-bas pour me documenter pour l’écriture de Vikings. J’avais quitté mes yeux d’enfant, et la voyait avec mon regard d’adulte, d’écrivain et d’historien. Je me suis aperçu que tout était dans cette tapisserie. Elle avait des liens avec la BD : la narration, la construction d’une histoire, les liens entre l’image et le texte, une intrigue comportant des retournements de situation, etc. Sauf que l’on ne suit pas l’histoire de page en page comme dans une BD, mais de mètre en mètre. L’intérêt du lecteur et à chaque fois entretenu par des flashbacks, des ellipses, etc. Mon confrère scénariste de l’an 1080/1090 était doué et moderne ! Il en va de même pour le dessinateur, car les deux fonctionnent aujourd’hui encore. J’ai pu voir des gamins qui suivaient avec passion le fil de l’histoire en regardant cette tapisserie grâce à l’audio-guide.
Avant de m’y atteler, j’ai fait quelques recherches. Cette tapisserie avait été adaptée en BD ? Il y a eu quelques livres, mais c’était de la BD didactique dans le mauvais sens du terme. Les textes étaient fort verbeux, et les dessinateurs pas toujours à la hauteur. Cela ressemblait plus à une explication par vignette de certains éléments de la tapisserie. Je voulais pour ma part retourner au cœur de la tapisserie. C’est-à-dire l’histoire qu’elle raconte. Celle-ci a fait ses preuves, et fonctionne depuis mille ans !
Présenter un tel projet à un éditeur est-ce facile ?
PW : C’était à la fois facile et compliqué. L’idée les séduisait, mais certains avaient le souhait que je développe l’histoire sur plusieurs albums. Je préférais en faire un one-shot. L’intérêt commercial aurait été de développer le récit sur trois ou quatre tomes. Pour ma part, je reste nostalgique de l’époque où l’on était capable de raconter une histoire en bande dessinée en un album qui se suffisait. Les exigences commerciales font qu’aujourd’hui, on est souvent obligé de rallonger la sauce ! Je serais mal venu de critiquer ce procédé car je l’ai moi-même fait par le passé pour différentes histoires. J’aurais pu le faire pour 1066, mais je ne le souhaitais pas. Il fallait que cet album soit un tout !
L’album fait 66 pages ! Une par mètre, donc. La tapisserie fait +/- 68 mètres, non ?
PW : … Joli ! Je n’y avais pas pensé. Ce chiffre fait aussi référence à l’année 1066 durant laquelle se déroulent les faits. Et puis, je suis aussi né en 1966.(Rires)
Adapter un tel monument de l’histoire, était-ce facile ?
PW : Plus que ce que je ne le pensais. J’ai aimé l’impression de vertige que j’ai ressenti lorsque je me suis lancé dans cette entreprise un peu folle. Et puis, je me suis aperçu que l’adaptation était relativement simple. Mon confrère scénariste, qui a écrit cette histoire il y a mille ans, avait réalisé un véritable travail narratif. Cette tapisserie contenait des ellipses qu’il me fallait combler, remplir. J’ai parlé de mes choix avec la conservatrice du Musée. C’est sans doute la personne qui connaît le mieux cette tapisserie. J’ai une formation d’historien et d’archéologue, et je voulais surtout éviter les anachronismes. La conservatrice a trouvé mes positions légitimes et défendables. C’était pour moi fort important d’avoir son avis.
Il a fallu également lier les éléments, et surtout apporter une présence féminine à cette histoire… Sinon, Emanuele Tenderini se serait ennuyé de ne dessiner que des hommes (Rires). Blague à part, les femmes sont fort peu présentes dans la tapisserie…
Les femmes avaient un rôle moins important à l’époque.
PW : Oui. Mais pourtant, Guillaume était l’homme d’une femme ! C’est pour cette raison que l’on disait que c’était la Tapisserie de la Reine Mathilde. La femme n’est pas présente, mais elle l’est quand même en filigrane de la tapisserie. J’ai donc introduit des personnages féminins. Mais c’est certain : la guerre reste une affaire d’hommes, surtout en ce temps-là.
Emanuele Tenderini, comment avez-vous abordé cette adaptation ?
ET : Je ne connaissais ni l’histoire de Guillaume, ni la Tapisserie de Bayeux. Heureusement, car j’aurais pu avoir peur de m’y frotter. J’ai donc commencé par rassembler de la documentation sur le sujet. Il m’a fallu traiter ces documents de manière analytique et intelligente, tout en opérant des choix qui me paraissaient être honnêtes. Nous avons été à Bayeux ensemble. J’ai dessiné certains éléments de la tapisserie là-bas, pour m’en imprégner. J’y ai aussi acheté différents livres.
Vous avez opté pour un style graphique semi-réaliste, plus naïf.
PW : L’idée était de se rapprocher du style de la tapisserie, avec des contours fort présents. Cela évoque les contours des personnages représentés sur la tapisserie, ou ceux de vitraux dans les églises médiévales.
ET : Je voulais avant tout créer une atmosphère particulière pour entraîner le lecteur dans cette histoire. J’ai pris un risque car je me suis éloigné du classicisme propre à la bande dessinée historique franco-belge. En contemplant la tapisserie, je me suis aperçu que l’on pouvait deviner les endroits ou le fil est entré dans le tissu. Je voulais faire passer dans mon trait ce même flou, ce même manque de netteté.
Vous avez inséré des extraits de la tapisserie dans votre album…
PW : Oui. J’y ai pensé dès le début. Ma première idée était de publier la tapisserie dans une sorte de frise au-dessus et en-dessous des planches. Le lecteur aurait eu une double lecture, une vision parallèle… J’ai rapidement écarté cette idée car c’était trop compliqué à mettre en place. Je ne pouvais pas me résoudre à abandonner complètement la publication d’extraits dans la BD. On a donc négocié avec le Musée pour pouvoir utiliser quelques images. J’aime particulièrement celui de la quatrième de couverture où des personnages de la BD surgissent de la tapisserie.
1066 : Guillaume le Conquérant par LeLombard
Pourquoi avoir songé à Emanuele Tenderini pour illustrer ce récit ?
PW : Nous avions signé ensemble une série l’Œil de Jade aux Humanoïdes Associés. Cet éditeur a arrêté notre série, en même temps que les autres de la collection Dédales. Nous nous sommes revus à Angoulême et Emanuele m’a montré des planches et des croquis. Je découvrais qu’il était capable de dessiner dans d’autres styles, d’illustrer d’autres genres. On avait tous les deux envie de faire quelque chose de différent, tout en étant honnêtes et cohérent. Il préfère les histoires de super-héros ou de Fantasy, mais il n’avait pas peur de se mettre en danger.
Quels sont projets ?
PW : Le deuxième tome de Viking est paru chez Soleil dernièrement. Christophe Simon dessine actuellement le premier tome de Sparte pour les éditions du Lombard. Nous avions déjà travaillé ensemble sur Alix. Cette nouvelle série sera moins proprette, moins classique, et mettra en scène des personnages plus complexes, plus torturés. Le premier tome de Sparte devrait paraître en septembre. Christophe prend beaucoup de plaisir à dessiner ce péplum. Et puis, avec Nicoby, je prépare un one-shot qui sera consacré aux femmes de l’île d’Ouessant. Une thématique fort éloignée de celles que j’ai pu explorer jusqu’ici.
(par Nicolas Anspach)
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Commander 1066 : Guillaume le Conquérant chez Amazon ou à la FNAC
Photo : (c) Nicolas Anspach
Illustrations (c) Emanuele Tenderini, Patrick Weber & Le Lombard.