« La Femme-accident » est un récit qui explore plus en profondeur les émotions et la personnalité du personnage principal que votre série Niklos Koda. Ce nouveau récit suit le mouvement. Était-ce un besoin d’aller dans cette voie ?
Le contexte social de la Femme-accident était important. Denis Lapière avait situé ce récit en Bretagne. Lorsque j’ai lu son scénario, j’ai immédiatement pensé à des décors industriels et j’ai voulu déplacer l’action dans un lieu que je connaissais. J’ai passé mon enfance dans la région de Charleroi. Je voulais avoir un lien plus intime avec ce personnage. En la dessinant dans ma région natale, je me la suis appropriée. La Femme-accident est un trait d’union entre ma série récurrente et « populaire », Niklos Koda et des histoires plus personnelles.
Un voyage en Corée a été le déclencheur de La Douceur de l’enfer. Si je voulais écrire, il fallait que le récit parle en partie de moi. Je n’aurais pas pu inventer une histoire sur la Guerre de la Corée basée uniquement sur des éléments historiques. Il fallait qu’une partie de ma personnalité ressorte dans l’écriture et dans les sujets abordés. Cette partie plus intime est venue naturellement au fur et à mesure où les personnages se développaient. Ils se sont imposés peu à peu à moi. Et finalement, pour mieux les cerner, les comprendre, développer leur psychologie, je devais creuser au fond de moi pour leur donner de la cohérence. Peut-être est-ce automatiquement au fond de soi que l’on trouve des solutions ? Bien sûr, j’ai brouillé les pistes car je n’avais pas envie de réaliser un récit autobiographique.
Était-ce un besoin d’écrire votre propre histoire ?
C’était ce qui m’a donné envie de faire ce métier, bien avant le goût pour le dessin. J’ai toujours voulu raconter des histoires, inventer des personnages. Lorsque j’étais jeune auteur, mes scénarios étaient systématiquement refusés et mes dessins acceptés par les éditeurs. De fil en aiguille, j’ai donc travaillé avec des scénaristes. C’est rassurant de travailler avec des gens comme Michel Oleffe, Jean Dufaux et Denis Lapière. Comme je ne suis ni un virtuose de l’écriture, ni du dessin, je pouvais consacrer toute mon énergie à progresser graphiquement.
L’envie d’écrire est restée, mais était plutôt latente. Je ne voulais pas forcer les choses. Cela devait se faire au bon moment. Et ce voyage en Corée a été un déclic. Il y a eu quelque chose de magique qui a déclenché cette histoire...
Quel élément ?
Je ne saurais vous le dire. J’ai commencé un carnet de voyage en Corée. Je dessinais ce que je voyais, ce que je ressentais. Puis rapidement, j’ai commencé à écrire des textes pour commenter mes dessins. Et des personnages sont apparus. Cela a été un enchaînement…
On imagine mal ce cheminement. Dans l’ouverture de ce diptyque, il y a peu de scènes qui se déroulent en Corée.
J’ai commencé l’écriture par le second album. Je sais, c’est particulier et je n’en ai pas l’explication. Je me suis laissé embarquer dans ces ambiances, avec des points de repères, des envies, des points à atteindre. Il y avait sans doute des embryons d’histoire en moi qui ne demandaient qu’à surgir à un moment. J’avais envie de traiter depuis longtemps de la thématique de la guerre ; des personnes perdues dans un conflit, confrontées à la violence et séparées de leurs proches.
Les informations que j’ai accumulées lors de ce voyage m’ont permis de construire des fondations. Puis, j’ai créé un squelette, une première écriture manuscrite autour de ces fondations. Peu à peu, ce squelette s’est couvert de chair. Et des éléments de cette chair sont issus de ma vie, de ma personnalité. Ce sont des choses dont on se rend compte après, en discutant par exemple avec des journalistes. Je n’ai jamais eu ce genre de réflexion en écrivant. Lorsque je travaillais sur l’histoire, j’essayais d’avancer en lui donnant de la cohérence, un bon rythme, une belle musique, un chouette tempo ! Quand les éléments ont commencé à prendre forme, j’ai travaillé les personnages plus en profondeur. L’écriture a quelque chose de très intuitif, même si elle est très construite.
Avez-vous bénéficié des conseils de Jean Dufaux ou Denis Lapière ?
Je n’ai pas souhaité qu’ils voient mon travail. Je voulais couper le cordon ombilical, et être le plus autonome possible dans l’écriture. J’ai traversé des moments où je sentais que le récit n’allait pas dans le bon sens et que je n’arriverais pas au bout. Je me forçais à retravailler l’histoire, sans les appeler. Si je leur avais demandé de co-scénariser cette histoire, j’aurais forcément dû faire des concessions. Je n’en avais pas envie. L’écriture de la Douceur de l’enfer a vraiment été un travail sur la longueur, d’autant que je ne voulais pas écrire un récit linéaire. J’aime les trames avec des méandres, des culs-de-sacs, des récits où plusieurs éléments s’entremêlent et se confondent. Le tout bien sûr en privilégiant la lisibilité. J’ai fait relire mes textes par ma compagne, Sylvie, et des amis afin d’être certain que le récit soit lisible. Cela m’a aidé, même si je ne suivais pas forcément leurs avis. Mais cela me confortait dans mes intentions, mes convictions.
Votre écriture est étonnamment très littéraire.
J’ai été le premier étonné lorsque mon éditeur au Lombard m’a fait le même commentaire. J’ai voulu que l’écriture soit la plus juste possible, que le bon mot soit à la bonne place. Ce fut un travail de réécriture au fils des mois. Et c’est devenu un plaisir de rechercher les bonnes tournures de phrase.
Le côté littéraire vient peut-être également du texte off. On m’a dit que cette histoire avait un côté épistolaire. Ce n’est pas faux. Le personnage principal raconte l’histoire au lecteur lorsqu’il est dans un avion. Mais il aurait pu l’écrire dans une lettre qu’il aurait donnée à sa fiancée. Ce texte off est une façon de livrer une partie de son passé, de lui, qu’il n’a plus envie de cacher à cause de cette rencontre dans l’avion.
Ce récit est à tiroirs, et vous abordez de nombreuses thématiques : la quête des origines, la recherche d’un grand-père disparu, les rapports homme/femme et aussi la part du rêve.
Oui. Toutes ces thématiques étaient presque des évidences. Je parle de la mort, de la vie, de l’amour. Si j’abordais la mort, il m’était naturel de dessiner l’enfance. Je représente un gamin qui dessine par terre. Je me suis dessiné dans cette scène. Enfant, j’ai toujours dessiné par terre sur des grands plans que me ramenait mon papa, qui était ingénieur. Ce récit est comme un puzzle que j’ai assemblé peu à peu, d’une manière que je n’aurais jamais imaginée au départ. C’est très gai.
Jean Dufaux dit souvent qu’il se laisse emporter par les personnages ! Je me disais que c’est une phrase de scénariste et qu’en réalité, il gère bien son récit. Maintenant que j’écris, je me rends compte qu’il a raison. À un moment, je me suis laissé embarquer dans l’écriture, et des situations ont amené des éléments imprévus.
On vous sent passionné par la construction de votre histoire.
Oui. J’ai voulu privilégier la cohérence. J’ai coupé de nombreuses scènes, réécrit des dizaines de pages pour avoir la bonne note au bon endroit. Si j’avais été musicien, je ne pourrais faire que de belles mélodies.
Avez-vous une idée de l’accueil de ce livre ?
Pas encore. C’est trop tôt. Mais il y a une angoisse de voir comment cet album va être reçu. Il y a cinq mille albums qui sortent chaque année. En une semaine, votre livre peut passer à la trappe ! C’est psychologiquement difficile. Je pense à ces réalisateurs qui travaillent parfois pendant plusieurs années sur un film, qu’ils tournent finalement, et qui sont lâchés en cours de montage par les distributeurs. Du coup, leur film ne sont pas projetés en salle.
Frédéric Bosser m’a demandé de réaliser le dessin de couverture pour dBD. Cela m’a réconforté. Mais je pense que c’est à la sortie du deuxième tome que l’accueil va mieux se faire sentir.
La pagination abondante de ce premier livre est importante…
Cela m’a permis d’avoir la liberté de donner de la place au dessin et de pouvoir rythmer les séquences d’une manière différente. Je n’ai parfois dessiné que deux ou trois cases par page. Lorsque l’on travaille avec un scénariste, on est obligé de lui faire confiance pour le rythme de l’histoire. Ici, j’étais plus libre. J’ai été au fond des choses pour explorer les sentiments avec des subtilités et des petites fragilités. Même si le récit est rythmé, il y a des éléments plus subtils qui s’installent peu à peu…
Certains personnages secondaires sont légèrement caricaturaux. Une veine que vous suivez depuis Carland Cross.
Oui. Je n’ai jamais renié ce côté semi-réaliste. Mais je faisais attention de ne pas tomber dans les stéréotypes. Je pouvais me le permettre dans Niklos Koda, où les histoires me demandaient une certaines stylisation des personnages. Dans la Douceur de l’enfer, je souhaitais que les personnages soient le plus humain possible. Et cela passait par le physique. Billy et Emily ne sont pas forcément des archétypes de la beauté. On pourrait les croiser dans la rue.
J’ai aussi opté pour un traitement graphique « clashé », pour me rapprocher de mes croquis. D’une certaine façon, je n’accordais pas d’importance à certaines ressemblances d’un passage à l’autre. Je recherchais avant tout l’authenticité.
Qu’avez-vous utilisé comme technique ?
Le marqueur ! Pour les corrections, j’utilisais des rustines, ou je retravaillais mes dessins à la table lumineuse. Je travaille sans « crayonné ». Pour certaines attitudes, je faisais des dizaines de croquis dans des carnets ; toujours au marqueur. Je ne voulais pas forcément avoir un beau dessin comme celui de La Femme-accident. Je souhaitais autre chose. Les premières planches que j’ai réalisée sont celles qui évoquaient la guerre. Les hachures et le côté brut dans le dessin étaient appropriés. Après, j’ai dû m’adapter pour garder une cohérence dans les scènes plus calmes.
Vous nous disiez lors d’une précédente interview qu’après ce récit vous reprendriez Niklos Koda avec Jean Dufaux…
Je confirme. Je ne l’ai pas abandonné. En terminant la Femme-accident, je me suis demandé s’il était judicieux de continuer Niklos Koda dans le contexte actuel après avoir réalisé dix albums. L’éditeur voulait continuer, et Jean aussi. Dufaux a encore beaucoup d’histoires à raconter. Pour ma part, j’avais encore envie de dessiner ce personnage. J’aime cette idée de travailler une série sur la longueur, tout en signant régulièrement d’autres projets. On peut prendre beaucoup plus de risque sur un one-shot. Les enjeux sont différents et ce n’est pas trop grave si on ne plaît pas à un grand nombre de lecteurs sur ce type de récit. Nous avons signé dix albums de Niklos Koda et après cette longue pause, il est préférable que les lecteurs puissent entrer dans le nouvel album sans pour autant lire les précédents. La prochaine aventure de Koda aura pour cadre la Chine, et plus particulièrement la ville de Shanghaï.
Vous étiez un ami de Tibet. Quels souvenirs gardez-vous de lui ?
C’était bien sûr quelqu’un que j’ai beaucoup lu quand j’étais enfant ! J’étais alors bluffé par son dessin. Il faisait partie des personnes mythiques dans la bande dessinée. Lorsque je l’ai rencontré, il s’est très vite révélé être un copain. Il n’a jamais vieilli. Il est resté l’adolescent qui a choisi ce métier par passion. Il avait toujours les mêmes envies, la même soif de dessiner, même s’il avait signé plus d’une centaine d’albums. Il parvenait à renouveler son enthousiasme d’album en album. Il dessinait par plaisir et pas pour aligner les albums. C’était très amusant de discuter avec lui, et de voir son côté passionné qui prenait le dessus ! Il a toujours fait son travail avec rigueur, mais sans jamais se prendre au sérieux. C’était également un bon vivant.
Vous avez été également l’élève d’Eddy Paape à Saint-Luc. Quel genre de professeur était-ce ?
C’était un rassembleur. Plusieurs générations d’auteurs se sont succédées à ses cours : Philippe Berthet, Antonio Cossu, Andreas, Philippe Foerster, Denis Bodart, Mauricet, Thierry Cayman, Philippe Wurm, Christian Durieux, etc. Eddy Paape avait la faculté extraordinaire de nous parler du métier. Il était assez bavard, et nous racontait régulièrement des anecdotes à propos de ses amis Franquin, Peyo, Morris. Il nous rapprochait du milieu de la BD, en évoquant avec nous les relations avec les éditeurs. C’est lui qui m’a dit d’aller présenter mes histoires courtes d’Aldose et Glucose chez Tintin.
J’ai acheté dernièrement le tirage de luxe de La Vie prestigieuse de Winston Churchill, éditée par sa fondation. Lorsque l’on regarde ses planches, on est frappé par l’élégance de son trait. C’est un grand de la bande dessinée, et c’est dommage qu’il n’ait pas eu la chance d’avoir la série qui l’a fait connaître à un public plus large.
Je me pose parfois la question que Lewis Trondheim s’est posé dans Désœuvré (L’Association). Comment vais-je vieillir dans mon travail ? On parlait de Tibet et d’Eddy Paape. Je me demande si j’arriverai à me renouveler, à me remettre en question, à mettre la même énergie dans mes planches. J’ai pris le risque de mettre en sommeil Niklos Koda qui se vendait à plus de 40.000 exemplaires à la nouveauté pour faire la Femme-accident. Un auteur doit savoir faire des choix et réfléchir en d’autres termes que les ventes. Je voulais me renouveler, comme aujourd’hui avec La Douceur de l’enfer.
Je suis toujours animé par une énergie, par un besoin de renouveau. Mais je sais que cette énergie peut disparaître un jour ou l’autre. C’est d’ailleurs pour cette raison que je continue à enseigner à l’ERG. Ces cours nourrissent mon travail et les problématiques que j’expose à mes étudiants sont celles auxquelles je me confronte quotidiennement.
(par Nicolas Anspach)
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Lire les interviews :
O. Grenson : "Julie a traversé de nombreux accidents de la vie, mais reste solaire !" (Janvier 2010, avec D. Lapière).
O. Grenson : "J’avais envie depuis longtemps de travailler la couleur" (Mai 2008)
O. Grenson : "Dufaux parvient à me garder dans une motivation constante, de la première planche à la dernière" (Janvier 2007)
Lire les chroniques de
La Femme Accident T2 et T1.
Niklos Koda T10, T9 et T7.
Lien vers le site et le blog de l’auteur.
Illustrations : (c) Grenson, le Lombard
Photos : (c) Nicolas Anspach
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