Mauvaises herbes ? Qu’est-ce à dire ? Ce sont celles qui repoussent toujours, quelles que soient les circonstances. Et celles-ci ont été tragiques pour Lee Oksun, rescapée de l’esclavagisme sexuel japonais, qui avoue ne s’être « jamais sentie heureuse » (p.436) !
Jeune fille coréenne née dans les années 1920, c’est-à-dire dans une Corée occupée par le Japon depuis 1910, Oksun a toujours aspiré à aller à l’école. Seulement voilà, sa famille est pauvre. Le père ne peut pas travailler à cause d’un accident ; résultat, la mère ne peut pas subvenir aux besoins de ses quatre enfants. Pour qu’Oksun ait une vie meilleure, elle est « confiée » (vendue en réalité) à un couple de restaurateurs en mal d’enfants... et de main d’œuvre. Très vite, le rêve d’aller à l’école s’évapore pour Oksun, qui est ensuite revendue à un tenancier d’un bistrot/bordel, avant d’être enlevée par des Coréens, direction la Chine, dorénavant occupée par le Japon.
Oksun y devient l’esclave sexuelle des soldats japonais, qui ont érigé cette pratique en un système à grande échelle, celui des « maisons de réconfort », tragique euphémisme, dont 200 000 femmes, coréennes pour la plupart, auraient été victimes. La guerre terminée, Oksun, faute d’argent, ne peut retourner dans son pays de naissance, se marie à deux reprises, son premier mari l’abandonnant au bout de trois jours, le second, alcoolique, lui faisant subir 50 ans de mauvais traitement ! Ce n’est qu’en 1996 qu’Oksun revient en Corée (grâce au soutien d’une émission de TV coréenne), intégrant une maison de partage, sorte de maison de retraite coréenne pour les femmes qui ont été victimes de cet esclavage sexuel. C’est là où Keum Suk Gendry Kim, en quête de témoin pour raconter cette tragédie, l’a rencontrée.
Le tour de force de Keum Suk Gendry-Kim est d’avoir rendu compte avec une grande pudeur de la vie de Lee Oksun. Son récit, fruit d’un dialogue, entrelace habilement passé et présent, permettant ainsi une mise à distance. D’autant qu’Oksun ne manque pas d’humour et ne s’apitoie jamais, appliquant ainsi le conseil de son père : « Garde toujours un espoir au fond de ton cœur ».
Le dessin est très sobre, l’autrice ayant fait le (bon) choix de ne pas tout montrer, notamment les scènes d’agression sexuelle, dont la première est rendue par quatre pages de cases noires, dont une autre est suivie par une magnifique double-page à l’encre de Chine sur un paysage bucolique...
Si le thème des « Femmes de réconfort » a déjà été traité en BD, notamment par l’ouvrage de 2007 de Jung-Kuyng A portant précisément ce titre, Keum Suk Gendry-Kim en propose, elle, une analyse sociale plus large. Car si l’occupation puis la guerre menée par la dictature japonaise ont plongé beaucoup de femmes dans l’horreur totale, la paix revenue ne leur fut guère favorable, notamment pour toutes ces femmes ex-esclaves sexuelles, le plus souvent issues de milieux pauvres. La vie dans des sociétés patriarcales ne fut pas un long fleuve tranquille, particulièrement pour Oksun. C’est le moins que l’on puisse dire !
Depuis ce coup de maître de 2018 , Keum Suk Gendry-Kim a continué à creuser le sillon de l’histoire et du présent de la Corée, ou plutôt des Corées, notamment dans les très réussis L’arbre nu (2020) et L’attente (2021). Si ses deux derniers ouvrages, La Saison des pluies (2022)et Demain est un autre jour (2023) nous ont paru moins convaincants (sortis coup sur coup, ceci expliquant peut-être cela), on est néanmoins très curieux de lire le prochain consacré à Kim Jong Un.
(par Philippe LEBAS)
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