Parmi les pilotes automobiles que vous mettez en scène dans « Grand Prix », lequel était votre préféré ?
Bernd Rosemeyer, incontestablement ! Ce garçon venait de nulle part, et s’est imposé dans le monde automobile. Il était charmant, intelligent et surtout casse-cou. Il fallait l’être à ce moment là pour devenir pilote de course. Rosemeyer avait le sens de l’amitié et de la bravoure. Il n’avait aucune crainte de montrer au régime nazi qu’il n’était pas dupe…
Les coureurs ne soutenaient pas Hitler ?
Non. Je ne crois pas que dans la génération des pilotes d’avant-guerre, il y ait eu beaucoup d’adhérents volontaires au régime nazi. Certains couraient avec les sigles nazis sur leurs voitures ou leurs tuniques, mais ils le faisaient plus par opportunisme sportif que par affinité avec leurs idées. C’étaient des sportifs, et ils voulaient être les meilleurs. Le gouvernement d’Hitler leur donnait la possibilité de gagner. On leur mettait à leur disposition les moyens de leurs ambitions.
Les coureurs allemands intégraient d’office les S.S. Quand Rosemeyer s’est marié avec l’aviatrice Elly Beinhorn, Joseph Goebbels lui-même lui a demandé qu’il porte l’uniforme. Rosemeyer a refusé, prouvant clairement qu’il n’aimait pas du tout le régime. Il vivait en Allemagne à l’époque et il fallait faire avec le régime. Il n’avait pas le choix !
Quelles sont vos sources documentaires ?
Des livres et des vidéos d’archive. Je possède un bon nombre de modèles réduits représentant les voitures de cette époque. Je peux les tourner dans tous les sens pour mieux dessiner ces bolides. Ce n’est d’ailleurs pas toujours évident de discerner les faits historiques et avérés des éléments qui ont été réinventés. De nombreuses personnes ont réécrit l’histoire après la Seconde Guerre mondiale. Il fallait diminuer l’importance des liens avec le régime nazi et accroître l’héroïsme moral de ces pilotes.
Il y a quelques années est parue une biographie de Mme Rosemeyer. Elle était aviatrice, et à cette époque les avions portaient la croix gammée sur leurs ailes. Assez étrangement ce sigle a été gommé des photos d’époque présentée dans le livre. Il est rare de voir des images des voitures Mercédès et Auto-Union [1] portant la croix gammée. Or, les voitures les arboraient à cette époque. Mercédès et Audi/Volskwagen préfèrent communiquer sur d’autres photos lorsqu’ils évoquent cette période. Ils refusent cet héritage du passé. Pourtant, ils ont été sponsorisés par le nazisme !
Les Allemands n’étaient-ils pas, pour la plupart, obligés de montrer des preuves d’adhésion aux idées du régime ?
Obligés, non ! C’est ce que l’on veut nous faire croire aujourd’hui. Il y avait peut-être une certaine pression sociale, mais il n’y avait pas d’obligation. C’était un choix. Et c’est d’autant plus effrayant de penser cela que s’il y avait eu une obligation, on pourrait pardonner aux personnes qui ont soutenu les thèses nazies.
Ces hommes pilotaient de vrais bolides dépassant les 400 km/h. Mais, en réalité, les coques étaient dépourvues de protection et de renfort, et ces voitures étaient aussi dangereuses que des caisses à savon.
Effectivement ! Ils n’avaient aucune protection. Leurs voitures n’offraient aucune stabilité. Les pneus étaient à l’époque plus proche d’une roue de vélo que des pneus de nos voitures contemporaines. La suspension était rudimentaire, les freins, tout autant ! Ils roulaient par temps de pluie, de neige, de verglas et de brouillard sur des routes généralement en mauvais état ! Les courses duraient quatre heures, voire parfois plus. Il n’était pas rare qu’un pilote prenne le relais d’un autre, tellement son prédécesseur était épuisé ! Il y avait des accidents et des morts chaque semaine ! C’était horrible. J’ai lu une interview d’un pilote qui disait : « J’ai combattu durant la Première Guerre mondiale ! La course automobile est une grande amélioration par rapport à la guerre : on ne nous tire pas dessus ! »
C’étaient de vrais pionniers !
Oui. J’ai toujours eu horreur d’employer le terme « héros » pour désigner des gens. Mais ici, ce n’est pas galvaudé ! C’étaient des hommes courageux ! Dans le deuxième tome de Grand Prix, j’ai dessiné une anecdote historique. Un journaliste a demandé à Tazio Nuvolari s’il n’a jamais eu peur de mourir dans un accident de voiture. Le pilote lui répond que c’est une probabilité importante, et que cela pourrait lui arriver. Le reporter, assez choqué, lui demande où il trouve le courage de monter dans ces machines infernales. Tazio Nuvolari lui rétorque : « Et vous, où aimerez-vous mourir ? ». Le journaliste confie qu’il veut mourir dans son lit, dans son sommeil. À cela, le pilote dit : « Vous n’avez pas peur de vous glisser dans vos draps chaque soir ? ».
Ces hommes avaient décidé d’avoir ce style de vie. Ils profitaient de la vie, mais savaient qu’ils risquaient d’être tués rapidement !
Vous évoquez la volonté du régime nazi de faire passer des juifs clandestinement en Palestine avant la guerre et l’horrible solution d’extermination que l’on connaît.
Oui. On le sait, les Allemands voulaient se débarrasser de leurs juifs. Avant de les exterminer, ils ont essayé de les forcer à immigrer dans d’autres pays. Mais aucun pays au monde ne voulait accepter un nombre si important de juifs. Sauf en Palestine ! [2] Ce pays était en partie sous mandat britannique. Les Allemands ont organisé une immigration clandestine de juifs en Palestine en 1937 et 1938 pour embêter les Anglais. Une organisation juive avait même des bureaux officiels à Berlin pour faciliter leur immigration. Ce sont des faits historiques.
Le prochain tome marquera la fin de la trilogie. Aborderez-vous les années de guerre de ces pilotes ?
Non. L’histoire s’arrête le 3 septembre 1939, soit deux jours après l’invasion de la Pologne par les Allemands. Le dernier Grand Prix d’avant-guerre a eu lieu à cette date. La plupart des pilotes ont ensuite été incorporés dans les troupes combattantes. Ils ont pour la plupart survécu. Sauf Rudolf Hesse, qui a péri sur le front Russe. Certains ont repris le volant après la Libération, mais ils n’étaient plus au sommet de leur pouvoir. Hermann Lang fut une exception, car il a gagné les 24 heures du Mans en 1952.
Quels sont les auteurs qui vous ont influencé ?
Il y en a sûrement des dizaines qui m’ont influencé de manière inconsciente ! Mais il y en a un dont je suis certain. J’ai copié ses planches en utilisant le même style, les mêmes matériaux que lui pour comprendre sa technique. Il s’agit d’Hermann. Je me souviens des planches que j’ai dessinées au Rotring pour arriver au plus près de son savoir-faire…
Vous étiez déjà pressenti pour reprendre « Comanche » à une époque. Bien avant la reprise de Michel Rouge …
Oui ! J’ai même encore le contrat signé par Guy Leblanc dans un classeur ! Il était alors le directeur du Lombard. Je lui ai demandé d’annuler le contrat pour différentes raisons : Je ne m’entendais pas très bien avec Greg. Après avoir terminé les planches d’essai, je me suis aperçu que Greg incorporait beaucoup de chevaux à son histoire. Je n’aimais pas cela. En fait, le western n’était pas mon genre de prédilection. En plus, j’avais d’autres projets. Guy Leblanc a été charmant et a compris mes raisons.
Quels sont vos projets ?
Je travaille sur deux histoires et je ne sais pas encore pour laquelle j’opterai. Mais j’aimerais rester dans le vingtième siècle, et plus particulièrement dans les années qui ont précédé et suivi la Seconde Guerre mondiale. Ce sont des décennies charnières qui ont formé le monde dans lequel nous évoluons. Si nous voulons trouver des solutions aux problèmes d’aujourd’hui, nous avons intérêt à comprendre leurs origines. Et la plupart d’entre eux proviennent de cette période.
(par Nicolas Anspach)
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Illustrations : (c) Marvano & Dargaud.
[1] Ndlr : Auto-Union est devenue par après la marque Audi.
[2] Les Livres blancs successifs restreignent considérablement ces flux migratoires à partir de 1922. NDLR.
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