Nous reviendrons prochainement sur quelques-uns des titres de cette structure éditoriale, dont Les Remords d’un livreur de saucisses qui mérite le détour.
Pourquoi avez-vous souhaité créer votre propre label éditorial ?
Joël Legars : Depuis notre adolescence, nous avons toujours été actifs dans l’édition. Comme beaucoup d’auteurs, nous avons publiés des petites revues avec nos bandes dessinées. La création d’une maison d’édition était une démarche logique et naturelle compte tenu de notre parcours.
Marc Lizano : Nous avions monté, avec Joël et François Ravard, la « Fédération Française de Comix ». C’était une association de loi 1901, qui éditait des fanzines "élégants". On nous a dit que l’on publiait des fanzines bourgeois tellement le papier était beau, et que nos tirages étaient faibles (Rires). Nous avons notamment publié Thibault Poursin et Hyppolite. Ce dernier avait dessiné pour notre label une bande dessinée minimaliste : Traverses. Par après, j’ai réalisé un fanzine intitulé « Mazette », puis j’ai travaillé pour différents petits éditeurs, avec plus ou moins de bonheur. Je n’étais globalement pas toujours heureux de la manière dont mes livres étaient traités. Un comble, car je ne les faisais pas pour gagner ma vie ! Souvent, les livres étaient mal diffusés. Et je ne parle pas des éditeurs qui jouaient sur l’affectif pour ne pas respecter financièrement leurs contrats. Ça met d’autant plus en valeur la grande joie que j’ai eu de bosser avec Charrette ou Les Rêveurs.
Peu à peu, j’ai donc eu envie de gérer moi-même toutes les étapes de l’édition du livre, de son suivi artistique aux décisions commerciales. J’avais aussi envie d’éprouver le plaisir qu’à un éditeur à publier des livres d’autres auteurs. Un plaisir que nous avons ressenti en publiant Les Remords d’un livreur de saucisses de Thibault Poursin. Nous avons eu également la possibilité de publier un art-book sur Georges Beuville. On ne peut pas reculer devant une telle opportunité de publier un livre sur ce grand peintre. Cela ne se présente qu’une fois dans sa vie (Rires).
Nous avions avec ces deux livres, et notre propre travail, la possibilité et l’énergie de créer une vraie maison d’édition ! Nous nous sommes donc lancés.
Et donc, maintenant, c’est vous qui n’allez pas être sérieux avec vos auteurs ?
ML : Non ! Les éditeurs avec lesquels nous avons travaillé ne sont pas des adversaires ! Excepté l’un d’entre eux, que je ne nommerai pas. C’était un filou, et j’ai rencontré dans sa maison d’édition une accumulation de tous les problèmes que l’on peut rencontrer dans ce métier ! J’ai ressenti chez tous les autres cette envie de faire vivre des projets. Après, il y a la réalité du marché. Un livre est bien reçu par le public, ou pas. Mais au bout d’un moment, nous voulions publier les livres que nous avions envie de lire…
JL : Nous essaierons surtout de faire en sorte qu’ils continuent à vivre longtemps. Malheureusement, les livres ont une durée de vie de plus en plus réduite dans les librairies. Ils restent aujourd’hui une quinzaine de jours dans les présentoirs, ensuite, les libraires les enlèvent. Et les lecteurs doivent les commander. Nous sommes une petite structure. Nous pouvons nous permettre de passer cinq ans à écouler le stock d’un titre, pour ensuite le réimprimer. Nous n’avons pas une optique d’édition à court terme, axé sur les fameux quinze jours où le livre est en évidence chez le libraire.
La maquette de vos livres est simple, épurée, mais travaillée.
ML : Mais cela demande autant d’énergie de faire des livres réussis, que des ratés ! Et cela coûte le même prix chez l’imprimeur. Comme nous aimons les livres, autant qu’ils soient soignés (Rires).
JL : Il y a surtout des maquettes qui vieillissent mieux. Les maquettes simples traversent mieux les années. Regardez les livres Folio, ils sont toujours actuels. Souvent, en regardant la couverture d’un livre, on peut le dater à quelques années près, tellement la maquette est représentative d’une époque.
ML : On espère que les nôtres vont bien vieillir ! Ceci dit, nous ne disons pas que nous faisons ce métier mieux que les autres. Nous apprenons à être éditeurs. Des amis nous donnent des conseil, ou nous aident pour que l’on puisse cumuler dans une petite structure tous les métiers importants chez un éditeur. Nous avons déjà la chance d’être bien entouré, d’avoir un bon imprimeur et un beau réseau de diffusion/distribution (EDI/SODIS).
Votre catalogue contient peu de titre, mais est déjà varié !
ML : C’est très important ! Nous ne voulons pas être bloqués sur un seul type de livre. Nous aimons cette variété, du Art Book, au livre jeunesse, en passant par la bande dessine. Nous voulons publier avant tout des livres d’images ! Et c’est le point commun entre ces genres. Des éditeurs peuvent avoir une ligne éditoriale très précise, d’autres vont ouvrir leurs choix pour occuper des parts de marché. Ce n’est pas notre cas. Nous avons une vision du monde assez humaniste, et nous souhaitons la partager à travers les livres que nous éditons.
JL : L’image fait partie de nous ! Toutes les œuvres que nous publierons auront un rapport avec l’image, y compris lorsque nous publierons des nouvelles de grands écrivains. Elles seront illustrées. On veut associer le livre à l’esthétisme, afin d’inciter les lecteurs à découvrir le livre et à ouvrir leurs imaginaires !
Pourquoi avoir édité cet art-book sur Georges Beuville ?
ML : Depuis mon enfance, je suis tourné vers le livre. J’ai un véritable goût du livre : toucher le papier, sentir les encres, admirer les dessins. Cela me fascine également de voir mes amis dessiner ! Nous voulions éditer des Art-Book pour permettre aux gens de découvrir des univers graphiques ! C’est une très grande fierté de d’avoir réalisé ce livre sur le peintre Georges Beuville. François San Millan, dessinateur de Chéri-Bibi, est un grand fan du travail de Beuville. Il a même publié à son compte un petit livre reprenant l’ensemble de la bibliographie du peintre. Il nous a introduits chez la fille et la petite fille du peintre. Les archives sont gérées par Sophie Junguenet-Beuville, sa petite-fille, peintre également. Lorsque nous sommes allés dans son atelier, elle a étalé le travail de son grand-père devant nous. C’était tellement magique que ce fut l’un des éléments déclencheurs qui a stimulé la création de Gargantua !
Des amis nous ont dit que c’était risqué de devenir éditeur. Mais lorsque l’on a la possibilité d’éditer Beuville, on ne peut pas ne pas saisir cette opportunité. Nous sommes extrêmement fiers de ce livre. Il est visiblement bien accueilli par le public. C’est une immense fierté l’avoir fait !
Vous êtes tous les deux auteurs. Vous publiez certains de vos livres chez Gargantua. D’autres pas. Pourquoi ?
JL : Mais nous n’avons pas envie de nous enfermer dans notre label. Il est sain d’avoir le regard des autres sur son travail et d’avoir des contradicteurs. Bref, d’être accompagné.
ML : Oui. Avant d’être éditeur, nous sommes avant tout auteur. J’ai également un plaisir fou à travailler avec les autres, que cela soit Clotilde Vu chez Noctambule (Soleil) ou encore Pôl Scorteccia aux éditions du Lombard.
Vous publiez également des textes illustrés.
ML : Effectivement. C’est plutôt une tradition anglo-saxonne, et peu de nouvelles ou de romans illustrés paraissent sur le marché francophone ! On nous a prédit que ces livres ne se vendront pas ! Ce n’est pas un problème. Le tirage de nos livres n’est pas énorme, et donc le risque est limité ! Dans le passé, les plus grands illustrateurs ont mis en image des textes d’auteurs prestigieux. Je songe notamment à Gus Bofa, qui a beaucoup illustré Marc Orlan (U 713), ou encore au Roi Pausole de Pierre Louÿs, illustré par Beuville. Dans les années 1980, Futuropolis a publié de nombreux livres illustrés par des auteurs de BD.
JL : La fabrication des livres de Futuropolis coûtait cher. Nos livres sont beaucoup plus économiques. Le format de nos livres fait 16 cm sur 24 cm. Ils ont une couverture souple. Je garde un profond souvenir de mes lectures des textes de Céline illustrés par Jacques Tardi ou de ceux de Dostoïevski enluminés par Götting. Mon plaisir de lecture était renforcé par ces images. Mon imaginaire partait vers d’autres horizons, vers les propositions de ces illustrateurs. Nous avons envie, à travers le livre, de redonner l’envie de lire des classiques. Nous ne publierons que des nouvelles illustrées. Le temps de lecture sera donc réduit, mais nous espérons que certaines personnes redécouvriront des auteurs extraordinaires.
ML : Et puis, nous avons envie de publier dans cette collection des illustrateurs qui nous fascinent. Je rêverai d’éditer un livre illustré par Sempé, René Follet, David B ou encore Emmanuel Guibert. Avant de faire des livres, il faut les rêver !
Parlez-nous des Remords d’un livreur de saucisses, que signe Thibault Poursin.
ML : C’est l’histoire d’un imbroglio. Un livreur de saucisses qui a une aventure avec la femme de son patron. Celle-ci veut qu’il quitte sa famille pour vivre avec elle. Lui, apprécie le confort de sa vie : une femme et deux enfants d’un côté, et une maîtresse de l’autre. Sa maîtresse va lui faire croire qu’elle a envoyé une lettre à son épouse, et cela va le faire vaciller.
Parmi les premiers livres des éditions Gargantua, vous signez également des albums.
ML : Oui. Mon épouse et moi-même avions publié chez un autre éditeur, Louise. Nous y racontions les premières années de vie de notre fille. C’était une œuvre très personnelle. Malheureusement, Louise n’était plus disponible en librairie. Ce livre nous tenait tellement à cœur que nous l’avons réédité. J’avais reçu Que de bonheur, le texte d’Émilie Gasc-Milesi, il y a des années. Son propos m’a touché, et j’ai envie de l’illustrer. Malheureusement, les maisons d’édition étaient assez frileuses. Lorsque nous avons créé Gargantua, il m’a semblé naturel d’exhumer ce projet.
JL : Pour ma part, j’ai réalisé Crispations. Un album né suite à une remise en question de ma propre vie de créateur. C’est un album d’humour, qui se détache de la moquerie, du cynisme. J’aborde les petits travers de la vie, avec un regard particulier, qui n’est ni méchant, ni destructeur. Je trouve intéressant de parler du déni, de notre fragilité face à l’existence, de notre difficulté à accepter la réalité. Je me sens plus proche de Sempé et Gary Larson, que de Reiser. J’éprouve beaucoup de plaisir à développer ce type d’univers, j’ai un attachement particulier pour le dessin humoristique...
Quels sont vos projets chez Gargantua ?
JL : Nous allons éditer un livre jeunesse de Yannick Thomé. Il a un style minimaliste, entre Petit-Roulet et David de Thuin. Il nous brosse le portait d’une petite famille en vacances en Bretagne... Je suis en confiance car j’ai déjà travaillé avec lui en signant « Fantôme en fuite » pour la collection Carré jeunesse de Carabas et puis c’est un ami de longue date.
Delphine Priet-Malo est issue du monde de l’animation, du « Stop Motion », et nous a présenté Binette, un projet simple, percutant et mignon mettant en scène un petit chien qui a un museau, comment dire, en forme de trompe, le pauvre ! Les textes seront signés par sa maman. Delphine prépare également une BD avec Aurélien Ducoudray pour les éditions La Boîte à Bulles.
ML : Il y a aussi Pépin, une histoire de poussin qui s’ennuie à la ferme. Drôle à souhait. Jean-Christophe Mazurie a un style plus « haché » que du Sempé. Un graphisme assez brut, mais plein de délicatesse.
Joël et moi-même allons publier un livre qui s’intitulera Biz. On mettra en scène un petit bourdon.
On avait aperçu les histoires de Monsieur/Madame dans le magazine Spirou du dessinateur franco-finlandais Maaki Vaasa. Elles paraîtront chez Gargantua cette année.
JL : Enfin, nous allons publier des nouvelles illustrées. Je vais mettre en image une nouvelle de Maupassant, Partie de campagne. Et François Ravard va se charger d’un texte de Zola, la Mort d’Olivier Bécaille.
Vous avez également des projets en tant qu’auteurs, chez d’autres éditeurs.
ML : Je travaille depuis un bon moment sur une adaptation libre de L’île aux trente cercueils de Maurice Leblanc. L’album paraîtra chez Noctambule, le label d’adaptations littéraires dirigé par Clotilde Vu. Adapter cette histoire en BD est un rêve d’enfant. Je travaille sur des planches au format A2 avec une technique qui me demande énormément de travail. Je fais mes volumes et mes ombres, à la plume, par-dessus le dessin original. Même si c’est un travail laborieux, je prends un pied incroyable à illustrer cette histoire ! La sortie du livre est prévue pour la rentrée 2011.
Entre 2004 et 2006, j’avais signé La Petite Famille avec Loïc Dauvillier aux éditions Carabas. Nous allons publier ensemble un livre, L’Enfant cachée, aux éditions du Lombard, qui sera mis en couleur par Greg Selsedo. Nous souhaitons parler de la Seconde Guerre mondiale aux enfants en bas âge. Alors qu’elle était âgée de quatre ou cinq ans, ma fille m’a demandé ce qu’était une « chambre de gaz ». Elle me posait une colle ! Comment lui expliquer la République de Weimar, les nazis, les camps de concentrations, etc. À quatre ans, on ne sait pas encore ce qu’est un pays. C’étaient des notions abstraites pour elle. Peu à peu, je me suis aperçu qu’il n’était pas nécessaire de dessiner des camps de concentration pour expliquer cette guerre aux enfants. La séparation d’un enfant et de ses parents, ainsi que l’isolement, constituent déjà un traumatisme important. En abordant la cassure de la cellule familiale et l’éloignement, on pouvait faire comprendre que la guerre est un sujet grave. L’Enfant cachée racontera l’histoire de Dounia, une mamie qui raconte à sa petite-fille la période de la guerre où elle a été cachée à la campagne pour échapper à la déportation. C’est dans le même ton et pour la même tranche d’âge que les trois tomes de La petite famille.
Et vous, Joël ?
JL : Je prépare un nouveau recueil de dessins humoristiques cette fois-ci pour « Six Pieds sous Terre ». Le livre sera constitué de petites séquences, dans la continuité de Crispations. Je travaille également sur un projet de bande dessinée qui réunira trois nouvelles et qui s’intitulera Les Contes du lendemain. Les histoires seront assez noires, comme le reflètent leurs titres mais développées sous un angle amusant : « Demain, je meurs ! », « L’Ange exterminateur » et enfin « Un Monstre » ! Nous verrons plus tard pour l’éditeur...
(par Nicolas Anspach)
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