Depuis quand existe la librairie Filigranes et quelle est son importance sur le marché belge ?
Filigranes existe sous cette appellation depuis 1988. C’est une librairie située au centre de Bruxelles qui compte près de 3000 m2 de plain-pied, 180 000 références et qui est ouverte 365 jours sur 365. Nous organisons plus de 250 rencontres et présentations d’auteurs. Nous nous plaçons à ce titre dans Top 5 des librairies françaises. Nous sommes à l’origine de la plupart des manifestations culturelles autour du livre ces trente dernières années à Bruxelles. Nous avons notamment été membre du Conseil d’Administration de la Foire du Livre de Bxl pendant une quinzaine d’années. Comme vous l’aurez compris, nous sommes très actifs dans le monde du livre.
Vous avez plusieurs points de vente, quelle est l’impact de la crise sur votre activité ?
Nos boutiques Filigranes Corner à Ixelles, rue Louis Lepoutre, et Filigranes Corman, Zeedijk à Knokke-le-Zoute sont actuellement fermées. Filigranes, avenue des Arts à Bruxelles s’est instaurée « Librairie de garde » pour tout le groupe.
Le gouvernement belge a-t-il mis en place un système d’aide comme en France ?
C’est encore assez flou, si ce n’est qu’au niveau régional [le Gouvernement bruxellois], nous toucherons seulement 4000€ par mois d’inactivité, ce qui est parfaitement insuffisant. A cela s’ajoute le report à 60 jours des sommes dues à la TVA et aux organismes sociaux. Aucune suppression n’est envisagée pour l’instant !
Quelle est la situation de votre personnel ?
85% des salariés sont en chômage temporaire ainsi que 100% du personnel étudiant !
Vous avez tenté de faire une livraison en "Take Away". Quelle était l’idée ?
Le livre est un médicament, une nécessité en cas de confinement. Quand le gouvernement a annoncé que les librairies pouvaient rester ouvertes, il s’agissait encore une fois d’une blague belge. Dans la publication officielle, « Krantenwinkel » signifie littéralement « kiosque à journaux » en flamand ; cela a été traduit par « librairies » en français de Belgique. Or, nous vendions des journaux et nous pouvions donc rester ouvert, ce que j’ai décidé de ne pas faire, en tant que tel ! Je me suis donc instauré LIBRAIRIE DE GARDE. La solution la plus viable pour une entreprise comme la mienne était de fermer et mettre l’intégralité de l’équipe en chômage temporaire. Cela aussi, nous ne pouvions consentir à le faire.
Le livre, la lecture a toujours été pour moi une source de partage, de plaisir, de passion. Je ne pouvais abandonner cet esprit, le plaisir de faire plaisir. Avec le stock dont nous disposons, je me suis lancé dans un acte -je souligne- solidaire : occuper les familles confinées, apporter un soutien, une lecture, un jeu de société, un puzzle à ceux qui se retrouveront seuls. Le but n’était pas de faire du chiffre mais d’accompagner, d’aider, d’anticiper… J’ai rentré huit palettes de livres didactiques, scolaires, de premières lectures…
L’idée, au départ, était de travailler « à l’ancienne » avec moins d’une dizaine de collaborateurs. Alors que nous devions développer et lancer notre nouveau Progiciel de Gestion Intégré et notre E-Shop au 1er août, la société Modullo, qui développe pour moi ce nouveau projet, a pris sur elle le défi de lancer un avant-projet en quelques jours.
Filigranes.be a donc fait peau neuve et avec toutes les erreurs inhérentes à un nouveau projet, nous avons proposé à notre clientèle de faire ses commandes via le site, par mail ou par téléphone (une permanence ayant été mise en place du lundi au vendredi entre 12h et 17h, avec la possibilité de se faire livrer dans les 19 communes bruxelloises, à raison de 4€ la commande pour les frais de livraison et gratuitement à partir de 80€ de commandes. Le Syndicat des libraires francophones de Belgique (SLFB) m’a interdit d’appliquer la gratuité pour… concurrence déloyale ! Nous pratiquons les envois postaux aux tarifs Bpost pour le reste de la Belgique. Depuis l’interdiction de pratiquer le Take-Away, nous livrons dans les 19 communes pour les commandes au-dessus de 25€, sinon par envoi postal.
La police a néanmoins dû intervenir…
Nous avions confiné l’entrée de notre seul point de vente, au 39 avenue des Arts, par l’accès d’un long couloir qui aboutit sur une vitre en plexiglas : pas de contact, la porte ouverte en permanence. Il y avait zéro contact entre le client venant chercher son colis et LE seul et unique caissier protégé par son plexiglas. Le lieu était plus sécurisé que n’importe quelle pharmacie ! Le client faisait la queue à l’extérieur avec les mesures de rigueur et des gants et du produit désinfectant à disposition.
La police est venue nous visiter en début de semaine et nous a interdit de continuer le Take-Away en dépit du rapport plus que positif de l’inspectrice de la Sécurité sociale qui était venue inspecter les lieux.
Cela vous a choqué ?
Il y a l’art et la manière mais il s’agit là d’un autre débat. Cela dit, je ne peux que DONNER RAISON aux autorités de nous avoir ordonné d’arrêter le Take-Away pour ne pas inciter les clients à sortir de chez eux… Depuis quelques jours, nous travaillons volets baissés et faisons quelques centaines d’heureux par jour. Pour rappel, les éditeurs ayant cessé leur activité, nous ne travaillons que sur le stock existant. La force de notre établissement a toujours été de pouvoir répondre à la demande. Nous avons donc encore assez de stock pour contenter de nombreux clients. En revanche, nous n’avons plus La Peste de Camus depuis le début et les mangas partent à une vitesse incroyable.
Pensez-vous que les mesures prises "infantilisent" les consommateurs ?
On nage dans le flou intégral. Ne jugeons pas.
Que préconisez-vous pour relancer votre activité ?
À la différence de nombreux collègues, je ne redoute pas la reprise et suis plus que confiant. Fournisseurs, grossistes et éditeurs sont dans le même bain que nous et ne nous mettent pas le couteau sous la gorge, bien au contraire. Le livre a encore des dizaines d’années devant lui. Nous allons souffrir mais allons traverser cette crise avec beaucoup plus de facilité que d’autres commerces. Après la crise, ce sera à nous d’aider les autres !
Une idée que j’ai déjà proposée aux distributeurs Dilibel, Interforum et quelques éditeurs français : faire une mise en place des blockbusters (Dicker, Lévy, Musso, Delecourt, un Spirou ou un Blake & Mortimer…) au moins huit jours en librairie avant les grandes surfaces.
Votre personnel sera-t-il protégé ? Comment voyez-vous le déconfinement à venir ?
Comment savoir ? Vu la superficie de notre magasin (3000 m²), nous devrons certainement respecter une densité réglementaire et d’autres mesures du même type. La carte maîtresse de Filigranes est : accueil, convivialité, espace, bien-être… et bien sûr savoir-faire, connaissance, stock,… Notre grande surface ne va certainement pas nous avantager !
Cette mésaventure changera-t-elle fondamentalement votre métier ?
Je pense que oui. On en reparle dans quelques jours…. Une chose est déjà certaine, le SLFB (Syndicat des libraires francophones de Belgique) a vécu !
Propos recueillis par Didier Pasamonik
Voir en ligne : LE SITE DE LA LIBRAIRIE FILIGRANES
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Photos DR / Filigranes.
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