Pourquoi était-il important pour vous d’être ici, en France, au Pop Women Festival, toute jeune manifestation qui valorise avant tout la création féminine ?
LS : Je suis vraiment ravie d’avoir été invitée à ce festival qui a invité autant de femmes-artistes. C’est une réalité, il y a encore beaucoup de travail pour avoir plus d’artistes-femmes sur le devant de la scène. Ce festival est vraiment bien pour se rencontrer, se donner de l’énergie et stimuler la créativité de chacune.
Vous avez fait des études de sciences politiques. Quand on vous lit, on a l’impression de lire une sociologue, une anthropologue. Pourquoi avez-vous fait le choix de la bande dessinée, plutôt qu’un strict recours à l’écrit ? Pourquoi le medium bande dessinée est-il si important ?
LS : C’est beaucoup plus marrant pour moi de faire de la bande dessinée (rires). C’est un média où je peux ajouter de l’humour, des blagues, expliquer des choses dont seule l’image peut rendre compte, faire que ce soit plus accessible aux lecteurs. J’aime vraiment faire de la bande dessinée.
Quand vous faites une bande dessinée, en plus d’être une artiste, avez-vous le sentiment de porter le fait d’être une femme ? Qu’un combat féministe est indissociable de votre démarche artistique ?
LS : Quand j’écris mes livres, forcément, il y a avant tous mes émotions et l’actualité du monde dans lequel je vis. Il y a tout ce que j’ai envie d’exprimer, ce que je ressens d’important dans le moment présent. Bien sûr, mes livres sont le reflet de ma pensée ou de mon expérience. Donc je ne pense pas que l’on puisse réellement séparer les deux.
Quelle est la place des femmes dans la bande dessinée suédoise ?
LS : Depuis environ dix ans, il y a eu un fort développement de la présence des femmes artistes de bande dessinée en Suède. Quand j’ai commencé, cela n’était pas comme ça. Quand j’ai grandi, il n’y avait qu’une ou deux femmes qui pouvaient servir de modèle. Ces dernières années, elles sont beaucoup plus nombreuses. Je le ressens. Aujourd’hui, elles représentent autour de 50 % des artistes de bande dessinée.
En France, la grande autrice, Claire Brétécher, avait été décrite en son temps comme la plus grande sociologue par un intellectuel français de renommée, Roland Barthes, pour ses bandes dessinées mettant en scène tant la classe moyenne que la classe bourgeoise. Ne pensez-vous pas que l’on puisse dire la même chose de vous, que vous êtes aujourd’hui une grande sociologue ?
LS : Merci ! (rires)... J’essaye, oui. Je suis très intéressée par la sociologie. J’utilise les théories sociologiques et leurs questionnements pour mettre en perspective la société. Mais ce n’est pas une sociologie de l’individu et des problèmes spécifiques, cela tourne davantage autour de la structuration de la société. Comment est-elle construite ? Quels sont les comportements et modes d’actions collectifs à décortiquer ?
Lisez-vous de la bande dessinée ?
LS : Non...enfin, j’en lis un peu. Quand j’étais une enfant, j’en lisais énormément. J’ai notamment grandi avec les classiques de la bande dessinée franco-belge comme Lucky Luke, Astérix et Tintin. Tout cela, j’adorais quand j’étais une enfant. Mais j’aimerais tellement avoir l’opportunité d’en lire plus. Je ne suis pas quelqu’un qui a une connaissance importante de la bande dessinée contemporaine. Malheureusement.
Savez-vous comment la bande dessinée franco-belge est perçue en Suède ? En achète t-on ?
LS : Les classiques sont très populaires en Suède. Mais la Suède n’a pas la même culture de la bande dessinée qu’en France. Pour moi, venir ici, c’est comme un paradis. Cette énorme culture de la bande dessinée, toutes ces petites librairies spécialisées où vous pouvez trouver, de manière extraordinaire, tous les types de bandes dessinées, de sujets, de styles qui existent. Tout cela n’existe absolument pas en Suède….
C’est une longue histoire mais, par exemple, en Suède, nous n’avons pas de librairies indépendantes. Parce que le prix du livre n’est pas fixe. Donc, nous avons de grandes chaînes commerciales qui vendent avant tous quelques succès commerciaux. Il n’y a pas une multitude de propositions car celle-ci est liée à une culture de la librairie. Et vous ne commandez pas davantage sur internet parce que vous ne pouvez pas ouvrir, feuilleter, voir si le dessin vous plaît, au contraire d’une librairie. Donc les gens ne vont pas vers la découverte d’une bande dessinée plus diverse. Heureusement, il y a quand même quelques artistes engagés, avec une patte artistique très forte, qui arrivent à émerger comme la Française Marjane Satrapi qui est très connue eu Suède.
Vous avez reçu de nombreuses récompenses dont le Prix Adamson de la meilleure autrice suédoise pour l’ensemble de son œuvre, le prix du dessin de presse EWK et vous êtes doctor honoris causa de l’université Catholique de Louvain et Malmö. Vous avez donc une reconnaissance de la part d’institutions. Pensez-vous toujours être une autrice subversive, comme lorsqu’en 2017 vos dessins exposés dans le métro de Stockholm ont provoqué de très vives réactions ?
LS : Bien sûr, je suis beaucoup moins Underground que quand j’ai commencé. J’ai un lectorat beaucoup plus large qu’auparavant, ce qui m’a peut-être amené à m’exprimer différemment. Quand on commence, qu’on est dans l’Underground, on peut taper fort, avoir des punchlines très fortes. Peut-être qu’on fait attention à être moins blessant et plus à l’écoute quand on a une audience plus large. Cela n’empêche cependant pas que le cœur de mon travail demeure d’être extrêmement critique. D’interroger la société, d’interroger les rapports de pouvoir. Ça, cela ne change pas et cela ne changera pas.
Souhaiteriez-vous recevoir un prix au festival d’Angoulême ? Cela serait important pour vous ou cela ne changerait rien ?
LS : J’avoue n’y avoir jamais pensé. (rires) Je ne sais pas. Je suis reconnaissante pour toute expression de l’appréciation de mon travail. Je ne sais pas quoi dire de plus...(rires) En fait, c’est déjà une énorme surprise, qui me rend très heureuse, d’avoir tout ce public français qui suit mon travail, qui me permet de venir en France. Avoir une telle audience en France, c’est déjà une belle reconnaissance.
Quand vous préparez une bande dessinée, comment construisez-vous votre narration visuelle ? Le découpage de vos planches ? Comment pensez-vous et préparez-vous cela ?
LS : J’ai toujours écrit mon script en premier. Le texte, l’écriture. C’est souvent la plus grosse partie du travail. Après cela, quand mon script est écrit, j’ai un système de numérotation. D’abord, sur le scénario je numérote et je reporte les numéros sur mon découpage par case. Ce qui me permet de choisir où mettre les éléments. Ensuite, dans les cases, je précise ce qui doit se passer, parfois des dialogues, parfois des actions. Puis, je commence à dessiner. Je dessine très vite. Il y a des dessins que j’encre directement, à main levée, et d’autres que je prépare d’abord avec des croquis.
Mais je n’ai pas une formation préalable en dessin, spécifiquement. Je sais donc qu’il existe des choses que je ne sais pas dessiner. Par ailleurs, je travaille en atelier avec une artiste extrêmement douée en dessin, donc cela m’arrive souvent de lui demander son avis et ses conseils pour des questions de perspective ou d’autres éléments à dessiner. En particulier, je demande souvent des conseils pour la 3D, la perspective, comme par exemple les escaliers. Ce qui est important pour moi, c’est que quand les lecteurs ouvrent le livre, il faut que tout soit immédiatement compréhensible, que personne ne butte, et qu’en même temps il existe une véritable variété de plans pour la dynamique.
Auriez-vous trois bandes dessinées à conseiller qu’il serait absolument nécessaire de lire ?
LS : Excellente question ! J’aime beaucoup la bande dessinée Pinocchio du français Winshluss. Je l’ai lue il y a quelques années et je l’ai chez moi. Je pense que c’est vraiment une très bonne bande dessinée. C’est très dark ! (rires)
Quoi d’autre ?... Plutôt des bandes dessinées suédoises, mais pas forcément très connues. Je suis très inspirée par une autrice traduite en français, Anneli Furmark. Elle a été nommée à Angoulême sélection officielle, 2022 avec son livre Walk to the corner. Je recommande vraiment son travail.
Une autre artiste, également traduite, est Moa Romanova [Toujours tout foutre en l’air aux éditions Revival].
Enfin, je recommande une autre artiste suédoise, qui doit être traduite, se nommant Daria Bogdanska. Elle a écrit une bande dessinée intitulée Dans le noir [traduite aux Éditions Rackham, autobiographie]. Elle est née en Pologne et est venue vivre en Suède. Cela raconte son parcours, notamment lorsqu’elle travaillait dans un restaurant, avec d’autres personnes, dans de très très mauvaises conditions. C’est vraiment une très bonne bande dessinée, très drôle. Elle travaille maintenant dans mon studio ! (rires)
Nous avons lu votre dernière bande dessinée, Astrologie. Êtes-vous une pseudo-rationnelle ?
LS : Non ! (rires).
Après le capitalisme, le féminisme, l’histoire de la sexualité, l’astrologie, le couple hétérosexuel, la famille nucléaire, quel est votre prochain projet ?
LS : Je ne parle jamais de mes projets ! (rires) Mais je travaille sur un nouveau livre à venir. Il sortira en 2024 en Suède. Je suis seulement en train de travailler sur le script qui n’est pas fini !
(par Romain GARNIER)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Merci à Flore Piacentino, éditrice jeunesse chez Albin Michel, pour la traduction simultanée réalisée lors de l’interview.
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