Quelle est votre album préféré des Tuniques Bleues ?
Je crois que c’est la jeunesse de Blutch, l’album qui s’appelle « Vertes années ». C’est celui que je préfère et que j’ai préféré dessiner. Il y a un peu de nostalgie et pas trop de bagarres, pas trop de guerres. Je ne déteste pas dessiner les batailles, mais c’est un album assez gentil... Enfin, gentil dans un certain sens car la jeunesse de Blutch n’a pas été très facile, il était quand même orphelin.
Quelles couvertures des Tuniques Bleues êtes-vous le plus fier ?
Dans mon cas, il y a les nostalgiques qui préfèrent les couvertures comme « El padre » par exemple. Mais ce n’est pas forcément celle qui m’a le plus marqué. Je ne pourrais pas vous dire, c’est très fugitif ces couvertures, ce n’est pas comme l’histoire complète. Sur le plan commercial, cela n’a aucune importance. L’album sort, on achète ou on n’achète pas mais ce n’est pas pour la couverture.
D’ailleurs c’est un peu un avantage dans mon cas. Il y a beaucoup de collectionneurs, beaucoup de personnes qui vont acheter parce que c’est un nouvel album des Tuniques Bleues. La couverture n’a guère d’importance...
Vous n’avez jamais envisagé de réaliser les couvertures autrement, à la peinture ou à l’aquarelle ?
Non, absolument pas ! J’en ai parlé avec Cauvin. Je suis opposé à tout changement de présentation. Pour moi, la présentation des albums des Tuniques Bleues est très bien faite. Quand on manipule les livres, le titre apparaît nettement, tout est clair. Je ne veux absolument pas proposer autre chose. Je passerais cinq jours à faire une couverture tout en couleur, cela n’avancerait pas d’un poil la vente. Mes propos sont très terre-à-terre mais c’est vrai que je n’y vois aucun intérêt. Au contraire, cela pourrait même décontenancer les collectionneurs des Tuniques Bleues.
On a dépassé les 50 albums, ça commence à faire une sacrée carrière militaire pour les deux héros… avec une Guerre de sécession qui ne se termine jamais !
Tout ça n’a aucune importance ! C’est comme Tintin qui aurait maintenant 90 ans. Le temps n’intervient pas dans la réalisation d’une bande dessinée. On peut faire 300, 500 albums sur la Guerre de sécession alors que celle-ci n’aura duré que quatre ans. Enfin, c’est mon avis personnel…
Lequel des deux héros vous apporte le plus de plaisir ?
Aucun des deux… Enfin, je veux dire tous les deux plutôt ! ( Rires ) Je n’ai pas de préférences, je ne suis pas attaché à l’un plus qu’à l’autre. Même si on peut dire que Blutch est plus marrant que l’autre mais en fait pour moi, c’est exactement pareil. C’est comme Laurel & Hardy, il n’y pas de différences, l’un ne va pas sans l’autre. Un peu comme s’ils étaient un seul et même personnage…
Y a-t-il des personnages secondaires que vous préférez ? Cancrelat, Stark, le général Alexander, le colonel Appeltown…
Vous savez, c’est le scénariste qui remet en scène tous ces personnages. En ce qui me concerne, je ne choisis pas. Honnêtement, je n’ai aucun intérêt particulier pour un personnage secondaire plus qu’un autre. Mais puisque vous parlez du Général Alexander, il faut savoir que c’est celui que je dessine le plus, Cauvin le fait intervenir très souvent. Une petite anecdote en passant : depuis 40 ans, dans ses scénarios, Cauvin lui donne toujours un autre nom. Il n’est jamais parvenu à retenir le nom d’Alexander. Alors je corrige moi-même. Je me souviens, au bout d’un certain moment, je me suis un peu énervé « Mais pourquoi l’appelles-tu comme ça ? ». Il me dit « Rhâaa, je fais tellement de scénarios que je finis par mélanger ! ». De mon côté, c’est un personnage récurrent, je le connais très bien et je le dessine un peu par habitude. Mais maintenant que vous me le dites, c’est vrai que le Général Alexander est un personnage agréable à mettre en scène.
Initialement les Tuniques Bleues, c’est une bande de copains à quatre. Sans être totalement abandonnés, Bryan et Tripps ont vite été écartés…
J’ai donné le conseil à Cauvin de rester sur deux personnages plutôt que sur quatre. À deux, ils se complètent. Sur le principe, ce sont deux antagonistes. À quatre, il est difficile de donner à chacun une personnalité qui le caractérise parfaitement. De toute façon, au fil des histoires, Bryan et Tripps seraient forcément restés sur la touche. Alors il a suivi mon conseil et jusqu’à présent ça à l’air de bien fonctionner. Mais Tripps et Bryan reviennent quand même parfois dans certaines histoires.
Pour une série militaire, on rencontre finalement pas mal de personnages féminins : Amélie Appeltown, Johan l’espionne, Jenny l’infirmière, Miss Bertha...
Oui, enfin, elles sont quand même pas nombreuses… Il y a des albums entiers où il n’y a pas de femmes du tout. Mais là aussi, c’est Cauvin qui est à la base de ça. Moi je fais ce qu’on me dit, je ne suis qu’un exécutant. ( Rires ) Mais c’est vrai que j’aime bien quand ça se passe dans le civil. Vous savez, je n’aime pas particulièrement dessiner des uniformes.
Selon vous ou selon vos lecteurs, quel est l’album le plus drôle ?
Les lecteurs ne me communiquent rien ! Je n’ai pratiquement pas de rapports avec les lecteurs. Je n’ai pas de lettres, je n’ai pas de retombées et Internet est un instrument que je ne manipule pas. On parlait de « El Padre », voilà c’est un album que j’aime bien. Et puis ça se passe au Mexique aussi, ça change les atmosphères. Aujourd’hui, ça ne change plus assez. Mais bon, ça c’est Cauvin, j’exécute ses idées. Une fois, je lui avais demandé une histoire qui se passe en Irlande. Tout ce que j’ai reçu c’est une histoire avec un bateau qui va vers l’Irlande. Et on ne voit jamais l’Irlande ! J’étais un peu déçu… ( Rires )
Et l’album le plus abouti en termes de scénario ou de dessin ?
Je suis un peu ennuyé parce qu’il y a un album que j’ai beaucoup aimé, qui m’a bien fait rire, mais apparemment, ça n’a pas plu au public. Ça s’est vendu de la même façon que les autres mais ça n’a pas marqué les lecteurs. Ça parle de théâtre avec un personnage ambigu : « Les Bleus de la balle » ! Je l’ai relu, le scénario m’a vraiment fait rigoler…
Vous avez repris la série avec le tome 5 et la série est alors montée d’un cran. Ce n’était pas seulement un changement de dessinateur…
Si ma mémoire est bonne, j’ai repris la série pour les six dernières planches d’ « Outlaw ». Mais c’est bizarre ce que vous me dites-là… Vous n’avez pas l’impression que c’est un peu psychologique ? C’est la première fois qu’on me dit ça. En tous cas, à mon niveau, je ne l’ai pas ressenti. Ou alors ça a été psychologique pour le scénariste ? Ce que Cauvin a toujours répété, c’est qu’il avait choisi un épisode facile pour me permettre de me familiariser avec les personnages. C’est tout ce que je peux vous dire…
L’album « Bull run » avec sa planche à billets qui accompagnait le livre semblait vouloir inscrire la série dans un contexte un peu plus historique ?
Ha oui, c’est vrai, il y avait eu des reproductions de dollars pour « Bull run » ! Tout dépend en réalité de ce que Cauvin cherche à exprimer et de la documentation à disposition. À certains moments, il a trouvé des sujets historiques, à d’autres moments il n’en a pas trouvé et a carrément inventé des choses. Mais huit albums sur dix ont bien un contexte historique. L’album que je suis en train d’exécuter par exemple parle du scorbut dans l’armée. La nourriture n’étant pas terrible, ils partent à la recherche de légumes frais. Ça c’est véridique, j’ai des textes qui viennent d’une revue éditée par un club de sudistes en Belgique. Mais c’est vrai qu’il n’y a pas toujours eu un fond de vérité historique. Parfois, il trouve une idée marrante et puis voilà… Enfin, marrante pour lui, il faut voir après si le lecteur va se marrer aussi… ( Rires )
L’album « Blue retro » réécrit comment les deux héros sont passés de la vie civile à une vie sous les drapeaux. Presque en contradiction avec le second tome…
Écoutez, le tome deux, je ne sais plus très bien ce que c’est parce qu’il n’est pas de moi. Je n’ai pas vraiment lu ce qu’il s’était passé dans les premiers tomes. Alors oui, c’est possible, mais là comme ça, je ne vois plus très bien. Avant ça, on avait même fait un épisode qui était passé dans Spirou et où c’était vraiment tout à fait différent. Car ensuite, Cauvin avait eu l’idée de donner des familles aux personnages. Mais je ne sais pas s’il faut y donner beaucoup d’importance. Tout ça n’est pas très logique. Sur cinquante et quelques albums, il y a forcément des couacs. Dans toutes les séries de BD, vous trouverez des choses qui clochent parce que les idées des auteurs changent. Pourquoi faudrait-il être rigoureux au point de refuser les nouvelles idées qui viennent, les changements ? En plus, depuis le temps que je m’occupe des Tuniques Bleues, je finis par ne plus avoir une vue d’ensemble…
Justement, si on essaye de regarder la série dans son ensemble, est-ce qu’il y a pour vous une période en or ou un cycle d’albums qui auraient plus marqué les lecteurs ?
Pour moi non. Pour les lecteurs, il faudrait regarder les ventes. ( Rires ) Certainement qu’il y a eu des périodes plus fastes sur les premiers albums mais les générations se sont succédées. Il y a aussi certainement un peu de nostalgie pour les premiers lecteurs. Ceux qui ont aimé les premiers albums aiment moins les albums actuels. Et les plus jeunes qui viennent d’accrocher la série, eux, s’y font plus vite. Mais il m’est difficile de juger de l’intérieur.
Comment travaillez-vous sur chaque planche et avec quel matériel ?
J’ai un papier allemand, le Schoellershammer. Je coupe la planche en deux et je rassemble ensuite les deux morceaux. C’est plus facile pour dessiner sur ma table avec des demi-planches. Je fais très peu de croquis, je crayonne beaucoup. Je charbonne comme on dit. Et puis je gomme, je retouche, je passe à l’encre. Et puis voilà, ça part à Marcinelle. Les couleurs, c’est Léonardo qui les fait, je les laisse libres. Beaucoup !
Est-ce que votre journée de travail s’organise comme un travail de bureau ?
Non, non, non ! Je commence vers 9-10h mais ce n’est pas comme un travail de bureau qui va se terminer à six heures du soir. Et puis certains jours je fais autre chose. Je suis absolument libre, je n’ai pas de chef de bureau. Ma seule règle c’est d’essayer de faire un épisode par an. Mais bon, cette année je ne suis même pas sûr d’y arriver…
Rien à voir avec ce que l’on peut lire dans « Pauvre Lampil » ?
Si quand même, ça y ressemble pas mal. C’est un peu ça ! J’avais reproduit le monde dans lequel je vivais.
« Pauvre Lampil » est une série abandonnée ? On ne vous réclame pas d’autres albums ?
On réclame toujours ce qu’on n’a pas acheté au départ. C’était même vrai pour ce que je faisais avant. Ça s’appelait « Sandy ». On me les réclamait quand je faisais autre chose mais à l’époque on ne les achetait pas. Et « Pauvre Lampil » c’est pareil. Maintenant on me le réclame mais ça ne reviendra jamais car, à l’époque, c’était une catastrophe sur le plan économique. Ça ne se vendait pas ! Les lecteurs me disent « Oui mais je le lisais dans Spirou ! » mais ça, ça n’est pas rentable. Je ne parle pas de moi, mais de Dupuis. Ce sont les albums qui font la rentabilité. Le Directeur de l’époque m’avait dit : “Ça ne marche pas « Pauvre Lampil »” donc, avec Cauvin, on a décidé de tout arrêter. Fini, on n’en parle plus ! Il y a quand même eu une réédition des sept albums mais je ne sais pas ce que ça a donné…
Vous n’avez jamais été tenté par la réalisation d’un album seul, une sorte de « one-shot » plus personnel ?
Ça, c’est la méthode actuelle. Ma femme m’en a encore parlé ce matin en lisant des articles. Non, moi je ne ferai jamais rien d’autre ! Je continue ça et si un jour j’arrête les Tuniques Bleues et bien je ne ferai plus rien. ( Rires )
Une des astuces de la série consiste en une alternance des histoires entre le fort et les champs de bataille…
Des États-Unis je ne connais que l’Ouest, je ne connais pas l’Est. Et pour l’avoir visité, j’aurais tendance à préférer l’Ouest. Le dernier album d’ailleurs s’est déroulé dans le Colorado. Ça me permet de faire des paysages, de dessiner de petits animaux dans les décors. Je préfère la nature évidemment. La prochaine histoire est basée en même temps sur l’Ouest et sur la Guerre de sécession. Les Guerres indiennes, très peu, ça n’était pas encore la grande époque, ça restait anecdotique. Mais là je suis un peu en train de parler en lieu et place du scénariste parce que c’est lui qui choisit les épisodes, en fonction de son imagination ou de ce qu’il a récolté comme documents.
Auprès des lecteurs, votre série est devenue un classique de la BD western
Ça c’est vous qui le dites parce que pour la presse en générale, je ne suis rien, strictement rien. On m’oublie, je n’ai aucun contact avec qui que ce soit. Pour le moindre événement, on appelle les autres mais moi, on ne m’appelle jamais. Mais je me suis fait une raison, je m’en fous. Ça ne m’inquiète pas trop, je me suis retiré du milieu de la BD. Je n’ai absolument aucune communication…, sauf avec vous aujourd’hui ! ( Rires )
Que personne ne s’intéresse à vous, c’est surprenant.
Attention, je fais la distinction avec les lecteurs ! Tout en ayant peu de communication avec les lecteurs, je parlais surtout de la presse et des gens qui, intellectuellement, se soucient de la BD. Moi, je ne suis rien du tout pour eux, Les Tuniques Bleues c’est une série de dixième zone. Bon, ça se vend, d’accord… mais ça n’apporte rien, ça ne bouleverse pas la BD, les techniques en général. C’est le sentiment qui ressort à chaque fois. On ne parle d’ailleurs pratiquement jamais, jamais des Tuniques Bleues. Quand on énumère, on cite évidemment Tintin en premier, puis Gaston, etc. mais jamais les Tuniques Bleues. Ça ne vient pas à l’esprit, on n’en parle jamais. Je me suis fait un raison. Quand je casserai ma pipe comme on dit, il n’y aura pas une fleur sur ma tombe… à part ma femme. Je n’aurai fait que passer…
Vous êtes délaissé par votre éditeur ?
Chez Dupuis, je suis complètement oublié. On me paye mes factures, ça c’est une chose, mais pour le restant, il n’y a plus aucun contact. Il y a eu des périodes plus fastes, mais maintenant, c’est terminé, je n’existe plus. Alors si ! Je rends des planches… mais on ne me les réclame pas, loin de là. ( Rires ) Et pourtant on tire quand même à 150 000 exemplaires. On a vendu 21 millions et demi d’albums, c’est énorme ! Mais pour eux, ça ne compte pas, on préfère parler d’un one-shot à 1500 ou 2000 exemplaires. Ça, je le sais de source sûre. Mais je ne sais pas pourquoi, je n’essaye plus de comprendre. En ce qui me concerne, c’est l’oubli complet !
Pourquoi vous voit-on si rarement dans les festivals BD ?
J’en ai refusé beaucoup. Les dédicaces me fatiguent, j’ai 78 ans vous savez. Et puis il y a toujours un moment où je m’accroche avec quelqu’un, parce qu’il me demande des choses que je n’ai pas le temps de faire. La chose positive c’est que j’ai toujours assez bien de monde qui vient aux séances de dédicaces. D’ailleurs, je vais plus souvent en France qu’en Belgique. En Belgique, il n’y a plus trop de festivals et personnellement je préfère aller en France. Mais à une époque j’ai beaucoup voyagé. Et avec les plus grands : Jijé, Franquin, Morris, Tillieux, etc. J’ai vu beaucoup de pays. Maintenant tous ces gens ne sont plus là. J’ai bien encore quelques copains, ceux qui travaillent avec Cauvin par exemple (Laudec, Bédu, Hardy)..., mais je ne les vois pas si souvent que ça. Le dernier festival que j’ai fait, c’était à Arras. Là, j’ai été reçu magnifiquement. Ce sont des gens très bien, dans le Nord ils sont terribles. Attention, je n’ai pas dit qu’ils n’étaient pas terribles dans le midi de la France ! ( Rires ) Mais je vais plus souvent dans le Nord, ce n’est pas très loin de chez moi.
Vous pouvez nous parler des gravures sur les pages de garde de chaque album ?
Ce sont des reproductions de vieilles gravures. Je ne sais d’ailleurs pas ce que je vais trouver pour la prochaine histoire. Ce n’est pas moi qui ai eu l’idée de ça. Salverius l’avait fait et je crois qu’il s’était inspiré des albums de Lucky Luke. Je les prends dans des bouquins. Ce n’est pas toujours facile à repérer, mais quand on a une grosse documentation comme la mienne on arrive toujours à en trouver de nouvelles. En général, ce sont toutes des gravures qui datent du 19e siècle.
Propos recueillis par Jean-Sébastien Chabannes
http://pabd.free.fr/ACTUABD.HTM
(par Jean-Sébastien CHABANNES)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Photos de Philippe Cauvin
Illustrations : (c) Éditions Dupuis
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