Vous êtes à l’origine de l’expression « Ligne Claire ».
Oui. Avec mes amis collectionneurs et historien Har Brok et Ernst Pommerel, j’ai organisé une exposition consacrée à Hergé à la « Rotterdamse Kunststichting » en 1976. C’était l’une des premières expositions aux Pays-Bas à propos d’un auteur de bande dessinée. Cet endroit présentait généralement des œuvres issues de l’art contemporain ou du design. Nous avons souhaité montrer les planches d’Hergé dans un univers ludique et familial où la scénographie avait toute son importance. Par exemple, nous avions reconstitué la scène de rue la plus connue du Lotus Bleu ou recréé un désert. Les visiteurs pouvaient se faire photographier dans les sarcophages égyptiens des Cigares du Pharaon ! Les originaux étaient mis en valeur dans ces environnements.
Nous avions décidé de réaliser un catalogue de cette exposition. Mais en y réfléchissant, nous avons opté pour une autre idée : Scinder ce catalogue en différents chapitres et leur donner une couverture propre afin que ceux-ci ressemblent à des bandes dessinées. Nous avons donné différents titres à ces livres. Et l’un d’eux était « De Klare Lijn » [1]. Dans celui-là, nous racontions les origines et les influences du style graphique d’Hergé. Les journalistes et les collectionneurs se sont, par après, réappropriés ce vocable pour désigner un style de dessin proche de celui d’Hergé.
Pourquoi êtes-vous si attaché à la Ligne Claire ?
Il n’y avait pas d’école pour apprendre à dessiner des bandes dessinées lorsque j’ai commencé ce métier. J’ai donc appris à dessiner en m’inspirant des grands auteurs américains, comme Robert Crumb par exemple. J’ai découvert grâce à eux que l’on pouvait atteindre une liberté dans le propos en bande dessinée égale à celle des écrivains. Aujourd’hui, cela peut paraître anodin de découvrir cela, mais à l’époque les gens pensaient que la BD était destinée aux enfants.
Je souhaitais atteindre une liberté d’expression totale dans la narration et dans le contenu de mes histoires. Mais je n’avais pas encore de style. J’ai donc copié de nombreux auteurs pour comprendre leur technique : George Herriman et Roy Crane notamment. Will Eisner m’inspirait beaucoup pour sa typographie pour les titres du Spirit. Et bien sûr, Hergé !
Après avoir recopié des dessins d’Hergé, je me suis aperçu que son style graphique n’était que la partie immergée de son travail. Hergé faisait preuve de beaucoup d’inventivité dans son découpage et dans son cadrage. Son travail allait beaucoup plus loin que le style, le trait, le contour. J’ai donc commencé à réaliser mes propres dessins dans cette voie. J’y ai trouvé une aisance, et cette ligne claire me permettait de donner de l’importance à n’importe quel détail. Si je vais dessiner le contour d’une vis dans un meuble, cela signifiera que j’ai pensé à la manière dont il a été assemblé. Les fenêtres d’un immeuble me permettent de retranscrire une scène de vie vécue par ses habitants. Ce style me permet d’avoir la possibilité de raconter une histoire, en accentuant des détails.
Quels souvenirs gardez-vous d’Hergé ?
Je l’ai rencontré de nombreuses fois pour l’exposition de Rotterdam. Il s’impliquait beaucoup dans cet événement. Il s’est montré disponible. On sentait qu’il s’était inspiré du professionnalisme de Walt Disney. Il savait que ce type d’événement pouvait apporter un regard différent sur son travail, et susciter l’intérêt de nouveaux lecteurs.
Le sentiez-vous intéressé par votre démarche théorique et votre intérêt pour l’underground américain ?
Oui. Il était très ouvert. Un jour, alors que j’étais dans ses bureaux, j’ai vu un journaliste hollandais lui offrir Snatch Comics de Robert Crumb. C’était un livre très osé pour l’époque. Le créateur de Tintin s’est montré intéressé et lui a donné un exemplaire rare de Tintin au Pays des Soviets pour le remercier. Hergé était très ouvert et son évolution personnelle s’est faite en parallèle à l’évolution de la société. Au début du 20e siècle, il était très lié au milieu catholique et au monde de la Droite. Il a travaillé pour des journaux catholiques. Il était curieux de tout, et s’est intéressé au bouddhisme et au mouvement zen. Il a commencé à collectionner l’Art Contemporain et s’est même essayé à la peinture. Il cherchait à évoluer en permanence. Je crois qu’il avait fait de sa quête d’évolution une philosophie.
Qu’est-ce qui différencie la ligne claire du style atome ? Vous êtes également l’initiateur de ce deuxième terme …
La Ligne Claire est un type de dessin au contour systématique conçu à l’aide d’un trait noir relativement régulier. C’est un graphisme qui semble simple, mais qui en réalité ne l’est pas du tout. C’est un langage, une sorte d’alphabet pour les dessinateurs !
Il y a quelques années, j’avais écrit un article où j’évoquais le Style Atome. C’est le dernier grand style décoratif du 20e siècle. On a eu l’Art Nouveau (inspiré par la nature), l’Art Déco (plus géométrique) et après guerre, enfin, le style Atome avec ses formes typiques des années 1950. Je terminais mon article en disant que l’on a construit l’Atomium, à Bruxelles, en 1958, pour rendre hommage au style atome.
Ce terme est resté dans la mémoire collective. André Franquin, notamment a dessiné beaucoup d’éléments architecturaux et de meubles typique des années 1950 et du Style Atome !
Vous êtes dans une recherche permanente. Vous avez dessiné des objets, le design d’un théâtre à Harlem, les vitraux du Couvent Sainte-Cécile à Grenoble, etc. Qu’est-ce qui vous pousse à vous renouveler ainsi ?
J’essaie d’appréhender chaque travail comme une nouvelle aventure. Vivre l’aventure m’est plus important que de la dessiner ! J’aime apprendre et me confronter à de nouvelles limites. Par exemple, il faut tenir compte de contraintes pour la création de vitraux. Je devais privilégier l’épure, et donc trouver des solutions graphiques pour aller dans ce sens.
On m’a dernièrement demandé de dessiner des lunettes et de réaliser les décors pour une pièce de théâtre qui sera jouée à Fribourg. Cela m’intéresse…
Je dessine également une page de bande dessinée pour chaque numéro d’une revue hollandaise. Comme beaucoup de mes œuvres, j’articule les pages autour d’une petite philosophie ou d’une observation. J’ai également recommencé à travailler pour le New Yorker. Il y aura donc du matériel pour un nouveau livre…
Parlons de l’exposition qui a lieu jusqu’au 9 octobre à la galerie Champaka. Vous avez réalisé un objet pour l’occasion.
Oui. « Le Vélo à Quatre vents » qui est une sculpture en bois. Cette sculpture est la traduction de la pensée. Si vous avez trop de chose à penser, vous êtes dans l’impossibilité de prendre une décision et donc d’aller dans un sens ou dans un autre. Ce « Vélo à quatre vents » est une traduction de la pensée sous la forme d’un objet. Chaque roue est orientée vers un point cardinal : Nord, Sud, Est, Ouest. Vous avez-là tous les choix pour partir, et pourtant vous restez immobile.
La thématique de l’exposition est le « Trafic ». Pourquoi ?
J’apprécie de dessiner les moyens de transports. J’ai tenu à rendre hommage à des personnes qui m’ont inspirées et à les associer avec un moyen de locomotion. Jacques Tati et le Solex, Raymond Queneau et le métro, Audrey Hebpurn conduisant une Vespa dans la fontaine de Trévi à Rome, etc.
Propos recueillis par Nicolas Anspach
(par Nicolas Anspach)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Joost Swarte sur Actuabd.com, c’est aussi :
Joost Swarte aux 3e Rencontres Chaland de Nérac (Octobre 2010)
Joost Swarte, le créateur de la « Ligne Claire » invité des 3e Rencontres Chaland de Nérac (Septembre 2010)
Joost Swarte atomise le Musée Hergé ! (Juin 2010)
Le Style Atome à l’Atomium (Juin 2009)
« Leporello » ou Joost Swarte chez Glénat (Février 2010)
Exposition "Joost Swarte"
Jusqu’au 9 octobre 2001
à la Galerie Champaka
27, Rue Ernest Allard
1000 Bruxelles
Tel + 00 32 2 514 91 52
Le site de la galerie
Photos : (c) Nicolas Anspach - sauf mention contraire.
Participez à la discussion